La littérature lettone, un long chemin vers la reconnaissance internationale

Le 9 novembre 2014, les habitants de la Catalogne devaient s’exprimer, dans un référendum consultatif, sur la possibilité d’une transformation de leur région en un nouvel État indépendant. Quel rapport avec la Lettonie, peut-on se demander ? Cette question invite pourtant à réfléchir à la place des lettres lettones au sein de la littérature mondiale.


Statue du poète Rainis à Riga.Le 11 septembre, les Catalans célèbrent leur «Diada» et rappellent la résistance de Barcelone aux troupes bourbonnes de la France et de Castille. La guerre de succession d’Espagne se solda par un échec pour la Catalogne austrophile et, en 1714, la couronne espagnole supprima les prérogatives de Barcelone, qui ne retrouvera une certaine autonomie qu’au 20e siècle.

Voie catalane – Voie baltique ?

C’est sans doute le succès de la Révolution chantante des peuples baltiques, dans les années précédant le rétablissement de leur indépendance en 1991, qui inspira les nationalistes et indépendantistes catalans à organiser une nouvelle «Voie baltique», en 2013: plus d’1,5 million de personnes se donnèrent la main de la frontière française aux limites de la province valencienne en passant par Barcelone.

La chaîne humaine qui lia Tallinn, Riga et Vilnius en traversant les trois républiques, elle, avait réuni près de 2 millions de personnes, le 23 août 1989. Cinquante ans après la signature du Pacte germano-soviétique, cette action pacifique ouvrit les yeux du monde sur l’occupation de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie par les forces soviétiques.

On pouvait donc s’attendre à un effort particulier en Catalogne pour célébrer les 300 ans de sa défaite, le 11 septembre 2014. À 17h14 précises (on reconnaît la date de 1714), des milliers de voix catalanes entonnèrent la mélodie de «Saule, Pērkons, Daugava», composée par Mārtiņš Brauns en 1988. Après l’hymne national, c’est probablement le chant le plus solennel pour les dizaines de milliers de choristes qui participent aux immenses fêtes chorales qui ont lieu à Riga tous les 4 ans.

C’est en 1988 que le metteur en scène Valentīns Maculēvičs a commandé au compositeur M.Brauns la musique pour la représentation de la pièce Daugava, célèbre texte du poète national Rainis (1865-1929). Cette œuvre écrite entre 1916 et 1919 pendant son exil en Suisse appelle les Lettons à secouer le joug de l’oppression de plusieurs siècles. Elle allait être jouée au théâtre de Valmiera en mai 1988 et, pour la première fois depuis l’occupation soviétique, l’idée d’une Lettonie indépendante allait être évoquée ouvertement(1). M.Brauns se souvient que V.Maculēvičs fit un infarctus peu avant la première et que les instances chargées d’interdire la pièce ne le firent pas de crainte de passer pour assassines si le metteur en scène ne devait pas se relever entretemps(2). Ce drame mytho-poétique composé de huit tableaux succincts fut donc joué, et le chant du Jongleur de la première partie entra dans le canon culturel de la Lettonie, sous le titre de «Saule, Pērkons, Daugava» («Soleil, Tonnerre, Daugava»).

Ce 11 septembre 2014, les Catalans reprirent donc la mélodie de Brauns, avec les paroles de leur poète national, Miquel Martí i Pol, dont le poème «Meditació última» a été adapté par Jaume Ayats, sous le nouveau titre de «Ara és l'hora» («Voici l’heure venue!»)

Une littérature lettone enfin mondiale ou en marge?

Ce détour par l’actualité catalane amène à s’interroger: l’exportation réussie d’un morceau d’anthologie de la culture lettone prouve-t-elle que la littérature de cet État balte a enfin effectué son entrée dans la littérature «avec un grand L»?

Lorsqu’un Schiller se saisit du mythe helvétique de Guillaume Tell et que ce matériau inspire, sous sa plume, le romantisme du 19e siècle jusqu’à entrer à l’opéra avec Rossini, on ne doute plus de l’importance mondiale de la pièce et de l’universalité de ses enjeux. Rainis a eu beau traduire le Tell de Schiller, la place de ses propres œuvres au canon ne lui est pas pour autant mieux assurée, et ce de manière très injuste. Le monde n’a pas encore pris conscience qu’il existe une littérature lettone, et c’est le problème capital de la politique culturelle lettone.

La littérature a besoin d’un espace approprié pour déployer sa signifiance. Il y a la reconnaissance sur le plan des programmes scolaires, de la critique universitaire, des prix littéraires, du marché de la traduction et de l’édition, etc. Cette reconnaissance a des conditions de possibilité, comme par exemple d’entrer dans des catégories: la littérature catalane fait ainsi partie des littératures romanes et il existe une philologie romane universitaire, tout comme il existe des études scandinaves et nordiques. On parle du concept de nordicité ou de celui, très occidental, d’orientalisme. Il y a la littérature française et la francophonie, et le concept de négritude. Il y a les littératures créoles, juives, coloniales et postcoloniales...

Elle est décidément révolue, l’époque où l’on parlait de littératures baltiques et où il était de bon ton de connaître un peu de letton et de lituanien pour les comparer avec leur proche parente, le sanskrit. Si la Catalogne est bien ancrée dans un contexte culturel roman du point de vue linguistique, mais aussi culturel et religieux, la Lettonie est traversée par toutes les frontières: il y a du nordique bien sûr (adstrats et substrats fenniques, héritages danois et suédois), de l’occidental (Riga, ville allemande, est une des premières à introduire la réforme de Luther), de l’oriental (par la tradition orthodoxe), du méridional (région catholique de Latgale).

Aussi partagée que soit la Lettonie à la croisée des espaces culturels et points cardinaux, on ne peut pour autant parler de mélange. Le letton est la langue d’un seul pays, de taille relativement réduite. Et la langue a toujours été, pour les Lettons, un refuge intérieur qui a perduré sans avoir pu s’étendre au dehors. Entourés par quelques ennemis, quelques amis et beaucoup d’ignorance, les Lettons ne peuvent pas rentrer dans le canon littéraire sans reconnaissance de l’extérieur!

«Saule, Pērkons, Daugava»

De manière significative, la variante catalane de ce joyau de la littérature lettone a évincé le texte de l’original. Il faut reprocher à M.Brauns d’avoir cédé ses droits à titre gratuit aux indépendantistes catalans sans avoir insisté pour que soit maintenu au moins le dieu du Tonnerre, Pērkons, pourtant inséparable du fortissimo de la partition. Même dans la mélodie qui se veut catalane, éclatent les paroles muettes de Rainis.

Quel est le contexte qui amène le chant du Jongleur? C’est la tombée de la nuit, à la veille du 18 novembre (nous sommes dans le prologue que Rainis ajoute à l’édition de 1923 de Daugava. Son œuvre ayant accompli sa mission prophétique, la Lettonie est désormais indépendante et le 18 est devenu le jour d’Indépendance nationale). Un père mène ses enfants au bord de la Daugava. Pourquoi veiller à l’abord de la fête, demandent-ils? Le père désire rappeler le grand combat mené plus tôt, par lequel la patrie a été délivrée. Mais la victoire n’est pas finale, des loups rôdent, conspirent et tentent d’attirer le peuple sous le joug des anciens oppresseurs. Au bord du fleuve, la famille assiste à un spectacle d’ombres mythologiques, accompagnées par les âmes errantes des orphelins posées sur le rivage telles des hirondelles en quête d’une terre natale. Les orphelins, au lieu de pleurer de crainte que les larmes ne deviennent trop dures à porter au fleuve Daugava, décident d’éventer leurs chagrins par le chant. Mais comment trouver un soupir qui n’ait déjà été poussé? Les voix orphelines implorent la Mère Daugava de les exaucer. Une Vieille propose de donner le ton mais son chant s’étouffe dans les pleurs. Vient alors le Jongleur à la lyre rompue, qui entonne le destin du peuple letton:

Soleil, Tonnerre, Daugava

«Le Soleil mit la Lettonie
À la frontière des extrêmes:
Vois les flots blancs, la terre verte –
La Lettonie en tient la clé.

La Lettonie en tient la clé,
Gardienne de la Daugava.
L’étranger en força la porte,
Et la clé tomba à la mer.

Le Tonnerre en les foudroyant
Arracha la clé aux démons:
Rendant aux Lettons mort et vie,
Les flots blancs et la terre verte.

Rendant aux Lettons mort et vie,
Les flots blancs et la terre verte.

Le Soleil mit la Lettonie
Au rivage de la mer blanche:
Le sable entassé par les vents,
Que boiront les enfants lettons?

Le Soleil chargea le bon dieu
De leur creuser la Daugava –
Les bêtes creusèrent, des nues
Bon dieu versa l’eau de la vie.

L’eau de la vie, l’eau de la mort
Dans la Daugava confluèrent –
J’y plonge le bout d’un doigt, et
Je sens tous les deux dans mon âme.

L’eau de la vie, l’eau de la mort,
Je sens tous les deux dans mon âme.

Car le Soleil, c’est notre mère –
Daugava berce nos chagrins.
Et le Tonnerre foudroyeur
De démons, c’est notre père.»(3)

Ce texte est brodé sur le patron des dainas lettones, ces chants mythologiques très anciens, composés de quatrains à la structure et au rythme rigoureux, existant en centaines de milliers de variantes recueillies au 19e siècle par Krišjānis Barons.

L’intrigue mythologique illustre à merveille la catégorisation multiple et chancelante de la Lettonie, et manifeste donc tout son problème géopolitique. Nous embrassons d’un regard la plaine verdoyante de la République, la baie de Riga ouverte sur le couchant et la limite nette tracée par les plages sablonneuses, où en effet la Daugava risque de s’enliser. Cette limite mythologique démarque aussi les forces de l’Est et de l’Ouest entre lesquelles le pays est balloté (le fleuve lui-même coule d’est en ouest). Le peuple autochtone, la Lettonie personnifiée, habite ce passage, ce seuil, dont il risque de perdre la clé.

Ces paramètres topographiques sont difficiles à saisir pour qui ne connaît pas la côte lettone. Le concentré narratif très laconique, qui contraint à la parataxe et à l’ellipse, n’est pas fait pour celui peu au fait de l’imagination des Lettons, qui est aiguisée par la logique des dainas(4).

Après Rainis

Les écrivains qui suivirent Rainis ont vaillamment lutté contre le modèle du «surpère». Ils ont essayé de se référer négativement ou obliquement à son œuvre, de faire entrer les dainas dans la modernité en cherchant des accroches possibles avec des modèles ou des modes littéraires internationaux au-delà du symbolisme mytho-poétique.

Un écho oblique nous parvient de l’œuvre du poète Jānis Rokpelnis (1945-), qui se frotte aux avant-gardes littéraires lors de ses années d’études à Leningrad, se jette dans la lecture des acméistes et dans le Nouveau Roman (A.Robbe-Grillet, traduit en russe dès 1959, donne une conférence dans cette ville en 1963). Lui-même avant-gardiste, J.Rokpelnis écrit des poèmes antipoétiquement «cubistes» en russe, avant de passer à l’usage exclusif du letton dans les années 1970, période de désillusions politiques et culturelles mais d’une grande ressource pour la subversion par le langage codé!

Fait significatif, Jānis Rokpelnis, ouvre deux de ses recueils par des pièces aux motifs clairement inspirés de Rainis. Dans L’Aborigène de Riga (1981), le premier poème s’intitule «Au bord de la mer» et son incipit cite le titre du recueil lyrique de Rainis publié en 1912, «Fin et commencement».

En 1975 déjà, le premier recueil de J.Rokpelnis, intitulé L’Étoile, l’ombre de l’oiseau et autres…, s’ouvrait sur une pièce en vers libres, certes, mais fort imprégnée par Daugava et le chant du Jongleur de Rainis en particulier:

«Étoile, clef resplendissante,
avec toi, la lune affranchie,
l’on franchit le seuil d’argent,
mais non, nul besoin,
je veux
ici sur les marches m’asseoir,
sur les marches de la lune
dans les dunes de la Baltique.

Toi, étoile, toi, clef, tu brilles
un clin d’œil dans l’éternité.
Sablier: bord de la Baltique,
par delà la baie
gué blanc de la lune.»(5)

Toute la topographie de la baie de Riga s’y retrouve, et l’univers figuratif du mythopoème de Rainis: la côte qui est un seuil, la clé qui en permet le passage, le sable qui figure le temps dans son plus grand cycle. Il faut savoir que, dans les mythes lettons, la lune est souvent l’accompagnatrice de l’étoile du matin, porteuse de lumière et d’espoir. Mais le poète moderne n’est plus un passeur à la manière du dieu du Tonnerre, ni un chasseur de démons. Au contraire, peut-être un peu résigné, il fait de la limite sa demeure, choisissant la marge comme condition essentielle et existentielle. En outre, le principe diurne du Soleil chez Rainis cède sa place au double oblique, la lune. Par sa condition lunatique, le poète rejoint la figure des grands maudits, des meilleurs poètes saturniens que nous connaissions dans nos grandes littératures occidentales et canoniques.

Notes :
(1) Valda Cakare, «The Ecology of Theater in Post-Soviet Latvia», in Kalina Stefanova (éd.), Eastern European Theater after the Iron Curtain, Harwood Academic Publishers, 2000, p.85.
(2) Inese Lūsiņa, «Lai triumfē daba», Entrevue avec Mārtiņš Brauns, Kultūras Diena, 10 novembre 2011.
(3) Cette traduction est libre de droits à condition d'en citer la source et l'auteur, Alain Schorderet, et de ne pas en modifier le contenu.
(4) Voir à ce propos Vaira Vike-Freiberga, Logique de la poésie: Structure et poétique des dainas lettones, William Blake et Co., Bordeaux, 2007.
(5) Jānis Rokpelnis, L’Aborigène de Riga, traduction, choix et commentaires par Alain Schorderet, Grèges, Montpellier, 2013, p.9.

Vignette : Statue du poète Rainis à Riga (photo: Cosinux/Flickr).

Une lecture publique avec le poète Jānis Rokpelnis et son traducteur aura lieu le 16 octobre 2014 à l’Ambassade de Lettonie, 6 villa Saïd, 75116 Paris, dès 18h30. Renseignements: embassy.france@mfa.gov.lv

* Enseignant de littérature française à l’Université de Berne et traducteur de littérature lettone.