La maison rouge de Periprava

C’est un endroit sinistre, désolé, violent dans son dénuement et son abandon, caché dans les sables du delta en aval de Periprava.


Il faut, pour s’y rendre, marcher quatre ou cinq kilomètres sur une digue qui longe le Danube. Sur l’autre rive, on aperçoit le village ukrainien de Vilkovo dont le clocher dépasse de la cime des arbres. De loin en loin, des miradors plus ou moins abandonnés se font face en encadrant les eaux du fleuve, qui coule entre Ukraine et Roumanie.

Alors que nous approchons, accompagnés de Tudor et Aurélia, les cloches de Vilkovo se font entendre, comme un angélus en mémoire de tous les prisonniers politiques morts là, dans la neige ou la canicule, pendant la construction de la digue sur laquelle nous marchons. Et qu’il faut quitter pour s’enfoncer dans les terres en contournant d’interminables canaux derrière lesquels s’étale, sur plusieurs dizaines d’hectares, le “camp de la maison rouge”.

Construit dans les années 1950 par Gheorghui Dej, le premier dictateur de la Roumanie communiste, le camp de la maison rouge tient son nom de la première bâtisse qui y fut construite et dont les murs étaient peints en rouge. Au plus fort de son activité, cette prison du goulag roumain a compté jusqu’à 14 000 prisonniers politiques, principalement des intellectuels, professeurs, ingénieurs ou artistes, opposés, ou supposés tels, à la politique du nouveau pouvoir.

Un soir, alors qu’il avait beaucoup trop bu, un vieux pêcheur de Periprava, ancien gardien au camp de la maison rouge, a raconté à Tudor comment l’été, pour mater les prisonniers récalcitrants, lui et ses collègues les exposaient dehors, nus et mains attachées, à la voracité des moustiques, véritable plaie du delta.

Sans la vodka qui délie parfois les langues, le souvenir du camp de la maison rouge s’estompe vite dans la région. Tudor a tout de même appris que plus de 400 gardiens, intendants et leurs familles habitaient à même le camp et qu’ils n’avaient pas le droit d’en sortir pendant une année entière. À en juger par l’étendue et le nombre de bâtiments administratifs, il y avait en effet là de quoi loger convenablement plusieurs centaines de personnes et leur permettre de passer le temps : magasins, bibliothèques, salle des fêtes avec théâtre et cinéma venaient égayer leur quotidien.

C’est au fond du camp que s’alignent les dizaines de baraquements de brique où devaient s’entasser les prisonniers après leur interminable journée de travail. Digues, bassins d’irrigation, sans oublier la double rangée de canaux qui ceinture le camp, comme autant de douves rendant toute évasion impossible, surtout l’hiver. Une précaution bien superflue, tant le delta lui-même, ses marécages, ses forêts et ses gigantesques étendues de sable formaient déjà une barrière naturelle infranchissable.

En 1975, le camp de la maison rouge a fermé. Les prisonniers politiques y ont alors laissé place à des détenus de droit commun, moins nombreux et relogés, et les activités de la prison furent réorientées vers l’agriculture. Reconvertis en étables, les baraquements n’abritèrent plus que des vaches jusqu’à la fermeture définitive de la prison, en 1990, au lendemain de la révolution.

Aujourd’hui, tout n’est que ruine. Toits écroulés, murs éventrés, pylônes mis à terre et brisés. Pillées, saccagées par les gens des environs, les installations du camp n’ont pas résisté aux années qui ont suivi la chute du régime. Tuiles, briques, tuyauteries, tout ce qui pouvait être récupéré l’a été, tout ce qui ne pouvait pas l’être a été détruit. Des carcasses de machines agricoles gisent çà et là, difformes, démantelées, rongées, monstres de fer dévorés par la végétation et hantés par des chiens errants. Le grand bâtiment de la salle des fêtes du personnel n’y a pas échappé.

On y trouve encore la scène du théâtre, couverte de gravas et de poutres sculptées en colonnes doriques, réminiscences d’un ancien décor dont subsiste, au fond de l’estrade, une sorte de jardin d’Eden peint en couleurs vives, fresque dérisoire au beau milieu de cet enfer. Autour, le toit s’est effondré, les murs s’écroulent et les sièges ont disparu. Paysage d’après bombardement. Sous son linceul de silence, le camp de la maison rouge s’efface lentement de la mémoire des hommes.

Seul le quartier d’habitation du personnel du camp a été relativement épargné. Une bonne affaire, ces bâtiments encore debouts. Trois frères, originaires de Bucarest, l’ont flairé. Ils ont obtenu de l’Etat une concession de trente ans sur le terrain du camp de la maison rouge. Leur projet ? Un centre de vacances pour éco-touristes. Après la misère, le froid, la faim et les tortures aux moustiques, place aux loisirs. Pêche, chasse, et barbecue au clair de lune.

Vignette : entrée du village de Periprava (photo libre de droits : attribution non requise).

Par Guy-Pierre CHOMETTE de Lisières d'Europe

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