La quête d’Anastasia Khoroshilova

Debout, la posture droite, une jeune femme nommée Kapitan N. prend la pose sur son lieu de travail - une base aérienne réduite, ainsi que ses occupants, à l’anonymat d’un arrière-plan. Une tenue militaire -une chemise et ses galons, une jupe courte et un béret vert- souligne sa silhouette disgracieuse. Le regard vers l’objectif est réservé, à la fois songeur et inquiet, conscient de son état, d’une vie et d’une réalité bercées par les désenchantements et les désillusions. Une existence qui n’est pas sans nous rappeler le ciel du fond. Un visage qu’essaie de capter la jeune artiste russe Anastasia Khoroshilova.


Série Islanders (2003), «In the corridor #4 (state academy of choreography Moscow)», Color Print 80 x 100 cm. @ Anastasia Khoroshilova

Série 9,5% plus (2005), «Captain N.», color Print, 120 x 99 cm. @Anastasia Khoroshilova

Un regard décalé sur la nouvelle Russie

Elève du grand photographe allemand Jörg Sasse, artiste de la «Post Diaspora» russe (V.Misiano[1]), Anastasia Khoroshilova (née à Moscou en 1978) dépeint, dans son travail, le visage social et identitaire russe des années 1990-2000 comme dans Bejin Loug (2004-2005), Islanders (2002-2004) ou Russkie (2006). Cette dernière série met en exergue les visages des populations russes de la périphérie, de Kaliningrad à Vladivostok. Des visages de diverses «nationalités», de différentes confessions, qui ont été amenés à migrer au cours du 20e siècle en Russie, trace d’un multiculturalisme mis en danger par l’aggravation des inégalités sociales et par le développement inquiétant de mouvements nationalistes.
L’artiste saisit, dans ses œuvres, chaque visage, chaque expression, chaque expérience, chaque vécu (si jeune soit-il). Son travail tente de voir au-delà des apparences, des masques; il tâche de saisir l’état d'esprit de la personne portraiturée; il s’efforce d’en saisir l’âme, comme «l’âme de la Russie contemporaine».

Le travail d’A.Khoroshilova ne consiste pas en une seule étude sociale de la société russe, il s’engage dans une quête sociale, identitaire, une quête du réel qui n’est pas sans rappeler la littérature russe au caractère subversif décrivant le passage de la Russie tsariste à la Russie soviétique (Boris Pasternak) puis à la nouvelle Russie (Viktor Pelevine).
Dans 9,5% en plus (2005), l’artiste s’intéresse, elle, à la femme en uniforme – en quête d’un sexe dans la société moderne et masculine. L’uniforme peut être compris, selon l’artiste, comme un symbole de masculinisation mais aussi comme la marque d’un espace symbolique conquis: elle met ici en avant l’idée d’une «globalisation sexuelle», faite de pressions sociales et imposant à la femme l’idée d’un «monde émancipé» rêvé et prédéterminé par l’homme.

Une (con)quête revêtant, avec le «recul spatiotemporel» de l’artiste (qui réside, depuis quelques années, en Allemagne), un sens particulier et atypique, un regard lucide et reposé sur la nouvelle Russie, celle des périphéries, celle dont on parle peu voire jamais, celle des oubliés comme ceux de la série Baltiisk (2005). Dans ce travail, A.Khoroshilova a tenté de capter l’atmosphère unique de cette cité-forteresse de l’enclave de Kaliningrad, isolée du monde durant plusieurs décennie, ce monde à part et suffisant, une escale de la vie, une identité en suspens entre un quotidien, une histoire et des devoirs et que l’artiste évoque comme un «intermède» de l’historique du sol.

Un «œil» au service de «l’Autre»

Sans grande mise en scène ni artifice, les modèles regardent l’objectif frontalement. L’artiste les photographie en légère contre-plongée, à la lumière du jour. La composition est symétrique et centrale. De face, avec une extrême précision, les visages sans ombres ni aspérités apparaissent sans profondeur ni relief. Le sujet est cadré, parfois de la tête aux pieds. Les personnes se présentent devant un monde ou dans un environnement aux contours précis. L’aplat photographique n’y fait aucun doute, au même titre que le rendu mat des clichés – une technique que l’on retrouve dans la plupart des œuvres de l’artiste.


Série Toys (2006), Untitled (toy #4), color print 120 x 94 cm. @Anastasia Khoroshilova

Une clarté qui met en exergue une impression d’amateurisme, voire de vulnérabilité, se dégage des modèles. Conscients pour la plupart des codes du portrait photographique, les protagonistes des clichés cherchent l’expression qui leur correspond le mieux – une pose personnelle dans laquelle ils aimeraient se présenter aux regards de l’artiste et du futur spectateur. Les portraits de Khoroshilova témoignent d’une vision qui saisit méthodiquement chaque instant marquant une interaction entre le spectateur et l’œuvre. Une vision dans laquelle les clichés rompent avec l’esthétique documentaire et qui ne livre rien de plus que la propre réalité des modèles, posant à la photographie la question suivante: «Qu’y a-t-il au-delà de l’image?».

Identité en formation

Entre insouciance et cliché, individualité et communauté, le travail d’Anastasia Khoroshilova révèle une identité en formation, en quête de vérité. Un travail où la rigueur du point de vue et la maîtrise technique concourent à une seule exigence: celle de capter, d’atteindre et de restituer l’âme et la grâce du sujet photographié. Une exigence mettant à nu «la fragilité de la présence humaine», proposant une alternative à cette célèbre remarque de Bertold Brecht à propos de l’impuissance de l’image (photographique), trop accrochée aux choses et aux faits immédiats, face à la réalité qui, elle, est essentiellement constitué de rapports, de processus et d’événements[2].

Une photographie qui a pour sujet l’acte de voir, la façon de percevoir. Une œuvre qui fait appel à toute la force rhétorique de l’image photographique pour éveiller la curiosité du spectateur et le captiver, avant de l’amener sur le terrain de la construction de l’image et du soi. Une œuvre qui n’est pas «la peau des choses», qui ne réduit pas l’être à cet «homme-apparence» chanté par les voix impénétrables du «Nouveau Monde».

Un art au cœur du sensible

Pouvant être interprétée comme une photographie documentaire, l’œuvre d’A.Khoroshilova dépasse ce cadre en interrogeant, à travers une esthétique qui n’est pas sans nous rappeler les réflexions plastiques et esthétiques de Rineke Dijkstra, de l’Ecole des Becher[3] ou de la «Nouvelle Vision» (fondée par le photographe hongrois Laszlo Moholy-Nagy), les rapports de l’individu avec lui-même et le monde qui l’entoure. Des rapports présentant au spectateur, à travers des mélanges d’émotions contradictoires comme l’impassibilité, le désespoir ou la foi..., le visage de «l’éternel humain», celui que l’on peut voir dans les travaux de Boris Mikhailov ou d’Olga Tchernycheva...

Exposée jusqu’en mars 2008 à Augsburg et à Düsseldorf, on pourra retrouver le travail d’Anastasia Khoroshilova aux mois de juin et de juillet 2008 pour la présentation de son nouveau projet The narrow circle. Un travail consacré au communautarisme religieux et sa place dans la société, prenant le parti pris de l’installation. Une installation composée d’écrans formant un cercle dans lequel on retrouvera (face intérieure) seize portraits photo en grand format, noir et blanc, présentant des enfants, des femmes et des hommes jeunes d’une école hébraïque de Moscou. Un projet qui revisite l’image, l’idée de miroir, interrogeant l’identité et les réalités d’une communauté religieuse russe.

 

PHOTO Vignette * Série Islanders (2003), «In the corridor #4 (state academy of choreography Moscow)», Color Print 80 x 100 cm. @ Anastasia Khoroshilova

 

[1] Le critique d’art russe Viktor Misiano évoque, dans ses écrits, l’émergence récente d’une «Post diaspora» formée de jeunes artistes et intellectuels russes partis à l’étranger à la fin des années 1990 et au début des années 2000.
[2] André Rouille, La photographie, Gallimard, Folio essais, 2005, p. 231.
[3] Fondée par le couple d’artistes Bernd Becher et Hilla Woseber, l’Ecole des Becher (dans laquelle on peut retrouver Andreas Gursky, Thomas Ruff, Thomas Struth, ou Candida Höfer…) propose une nouvelle esthétique de la photographie contemporaine. Un grand nombre de leurs photos invite le spectateur à prendre part au processus de l’œuvre, en l’attirant, le captivant. Cette école renoue, en mettant en exergue le goût du risque et de l’exploration, avec l’autorité de la photographie allemande des années 1920, à l’époque de la «Nouvelle Vision».

* Olivier VARGIN est docteur en Sciences de l’Art
Spécialiste en Art contemporain est-européen