La radio, un vecteur du soft power russe en Asie centrale ?

La radiodiffusion en langue russe occupe une place singulière dans le cadre des relations entre la Russie et les États d’Asie centrale. De fait, l’utilisation de ce vecteur de communication par Moscou suscite des interrogations quant à l’étendue du soft power de la Russie dans cette région.


Logo Evropa Plus KirghizstanDepuis la chute de l’Union soviétique, la Fédération de Russie entretient des relations privilégiées avec les cinq pays d’Asie centrale. Outre par la proximité liée à l’héritage soviétique commun, l’intensité de ces relations s’explique aussi par la volonté de la Russie de maintenir son influence dans la région. Mais, alors que Moscou n’a pas hésité à faire usage d’un hard power presque assumé vis-à-vis de la Géorgie en 2008 et de l’Ukraine depuis 2014, il priorise largement l’utilisation du soft power dans le cadre de ses relations avec les pays centrasiatiques. Au-delà des accords relatifs au commerce et à la sécurité, c’est aussi le rappel constant par Moscou de l’attachement linguistique qui contribue à entretenir une certaine intimité entre la Russie et ces États. Dans cette perspective, les médias russophones, et en particulier la radiodiffusion, s’inscrivent parmi les vecteurs que les autorités russes mobilisent pour essayer d’y maintenir l’influence de l’ancienne puissance tutélaire. C’est tout particulièrement le cas au Kazakhstan et au Kirghizstan.

Le russe, toujours lingua franca des pays d’Asie centrale ?

Bien qu’il ait aujourd’hui perdu sa prévalence au profit des langues nationales, le russe conserve un statut particulier dans ces deux pays. Ce constat s’explique par plusieurs caractéristiques. D’abord, le Kazakhstan et le Kirghizstan comptent aujourd’hui encore une importante communauté de « Russes ethniques », c’est-à-dire d’individus appartenant au groupe ethnique russe, porteurs ou non de la citoyenneté russe. Les estimations chiffrent leur nombre à 3,5 millions au Kazakhstan en 2018 (soit 19 % de la population) et à 380 000 au Kirghizstan en 2014 (6,5 % de la population)(1). Certes, ces Russes ethniques étaient 6,2 millions installés en République socialiste soviétique du Kazakhstan en 1989 et 916 000 dans la République voisine(2), mais leur proportions reste notable.

Tous ne sont donc pas citoyens de la Fédération de Russie, loin s’en faut, mais la grande majorité d’entre eux sont russophones. Des enquêtes menées en 2003 auprès de ces « Russes ethniques » montraient alors en outre qu’une infime minorité d’entre eux maîtrisait la langue locale(3). Des études plus récentes corroborent ces résultats et attestent que, passé le stade de l’école secondaire, l’apprentissage et l’utilisation de la langue locale sont considérablement réduits dans l’enseignement supérieur(4).

Par ailleurs, au-delà des « Russes ethniques », une proportion importante des individus résidant au Kazakhstan et au Kirghizstan interagit dans la langue russe au quotidien. On peut y voir un héritage de la période soviétique, durant laquelle la maîtrise du russe par les populations d’Asie centrale était indispensable, notamment, dans le milieu des affaires, de l’administration et de la communication politique. Cette langue était par ailleurs associée à des considérations de prestige et de réussite sociale, si bien qu’elle avait un statut privilégié auprès de l’aristocratie centrasiatique.

Aujourd’hui, le russe a perdu sa primauté au Kazakhstan et au Kirghizstan, en partie du fait de l’intensification des politiques nationales de promotion des langues kazakhe et kirghize, mais également parce que la proportion de « Russes ethniques » au sein de la population totale de ces deux États diminue graduellement depuis 1991. Néanmoins, la langue de Pouchkine y conserve une place singulière, comme en témoigne, dans chacun des deux pays, son statut de langue officielle aux côtés du kazakh et du kirghize.

Plus globalement, force est de constater que les relations bilatérales de ces deux pays avec la Russie restent intenses. On ne s’étonnera pas, dès lors, de constater que les médias russes ou russophones y soient relativement populaires, notamment en ce qui concerne les stations et les programmes de radio.

La radio, un puissant vecteur linguistique

Depuis 1991, le développement de la radiodiffusion diffère singulièrement d’un pays centrasiatique à l’autre, si bien qu’aujourd’hui, aucun des cinq États de la région ne présente le même paysage en la matière. On y trouve toutefois un point commun : ils proposent tous de nombreux programmes radiodiffusés en langue russe.

D’après les chiffres compilés par l’Institut norvégien des relations internationales (NUPI), sur les 35 stations de radio que comptait en 2013 le Kirghizstan, 22 diffusaient tout ou partie de leur programme en langue russe, 23 en langue kirghize, et 4 dans d’autres langues(5). Si la majorité de ces stations sont des entreprises privées kirghizes, plusieurs d’entre elles, notamment parmi les plus populaires, sont basées en Russie. C’est le cas des stations Evropa Plus et Retro FM, respectivement deuxième et troisième au Kirghizstan en termes d’audience. Plus encore, certaines de ces entreprises de radiodiffusion sont des chaînes d’État qui appartiennent directement au gouvernement de la Fédération de Russie, comme Radio Spoutnik, Vesti FM et Radio Rossii.

En ce qui concerne le Kazakhstan, l’étude réalisée par le NUPI ne présente pas de chiffres précis quant aux langues de radiodiffusion ou à l’audience, faute de données disponibles. Des trois radios russes d’État citées ci-dessus, il semblerait que seule Radio Spoutnik ait accès aux ondes kazakhstanaises. En vertu de la Loi sur la radiodiffusion télévisuelle et radiophonique, ainsi que de la Loi sur les langues de la République du Kazakhstan, tous les radiodiffuseurs y sont dans l’obligation d’offrir 50 % de leur contenu en langue kazakhe et 50 % en langue russe(6). Ces impératifs sont à recontextualiser avec la répartition particulière de la population au Kazakhstan, les provinces situées au Nord étant majoritairement peuplées de « Russes ethniques ». À tel point que des appels au rattachement avec la Russie s’y sont fait entendre à plusieurs reprises(7). Dans cette perspective, l’obligation qu’ont les radiodiffuseurs d’émettre autant de contenu en russe qu’en kazakh s’inscrit dans une logique d’accès égal à l’information entre russophones et kazakhophones, mais laisse aussi à penser que le gouvernement cherche également à limiter le nombre de radios russes en mesure d’émettre au Kazakhstan.

Ces différences dans les paysages radiophoniques kazakhstanais et kirghize posent la question de la construction de l’opinion publique, dans un contexte où le discours véhiculé sur les ondes peut, bien évidemment, revêtir une teneur politique.

Construire l’opinion publique

Il convient de relativiser la liberté de la presse en Asie centrale. Néanmoins, les chaînes de radio diffusant au Kazakhstan et au Kirghizstan, qu’elles soient russophones ou non, sont comme ailleurs un vecteur d’information qui contribue à la formation de l’opinion publique locale. Ce potentiel peut également servir les intérêts des États dans la mesure où les chaînes d’information jouent un rôle important dans la diffusion de l’image positive d’une nation et de la mise en valeur de son pouvoir(8).

À ce titre, le discours que véhicule une radio russophone d’État diffère selon qu’elle est financée par le gouvernement russe, par le gouvernement kazakhstanais ou par le gouvernement kirghize. De ce point de vue, on constate que le paysage radiophonique kirghize se distingue de celui du Kazakhstan, avec ce qui semble être une plus grande pénétration des chaînes russophones financées par le gouvernement russe. On peut dès lors se demander dans quelle mesure le discours véhiculé par ces médias s’inscrit dans la dynamique plus large du pouvoir d’attraction de la Russie auprès des populations centrasiatiques. Autrement dit, dans quelle mesure ce discours peut-il être considéré comme un vecteur du soft power de la Russie en Asie centrale ? Si le gouvernement kazakhstanais semble vouloir s’en prémunir en obligeant les entreprises de radiodiffusion à proposer autant de contenu en russe qu’en kazakh sur son territoire, le cas kirghize suggère au contraire que les chaînes de radio publiques russes y ont un plus grand pouvoir d’attraction.

De manière plus générale, l’influence de la Russie au Kirghizstan est loin de se limiter à la sphère médiatique. En effet, si le Kazakhstan s’est autonomisé de la Russie depuis 1991 au point d’atteindre le statut de puissance régionale, l’économie kirghize reste, elle, largement tributaire des transferts de fonds des migrants essentiellement situés en Russie d’une part, et des aides au développement octroyées par le gouvernement russe d’autre part(9). Ce qui revient à dire que la santé de l’économie kirghize est fortement dépendante de celle de l’économie russe. La situation est différente au Kazakhstan puisque l’exploitation et l’exportation de ses hydrocarbures comptent pour une part importante de son produit intérieur brut. Cette asymétrie explique en partie pourquoi le gouvernement kirghize se montre plus mesuré que son voisin dans l’élaboration et la mise en place de ses politiques linguistiques. De fait, alors que le président Kassym-Jomart Tokaïev se prononce en faveur de la généralisation de la langue kazakhe au détriment du russe, son homologue kirghize assume plus facilement un bilinguisme dont il ne semble pas désireux de remettre le statut en cause(10).

 

Notes :

(1) Marlene Laruelle, Dylan Royce & Serik Beyssembayev, « Untangling the puzzle of “Russia’s influence” in Kazakhstan », Eurasian Geography and Economics, 60, n° 2, 2019, pp. 211-243. Bakyt Baimatov, « The Ethnic Russians – Scattered in Geo-cultural and Semantic Space of Kyrgyzstan – Minorities, Diasporas or Depleting Historical Resource? Back to the History of the Issue », International Journal on Minority and Group Rights, 21, n° 2, 2014, pp. 226-255.

(2) Sébastien Peyrouse, « Les Russes d’Asie centrale : une minorité en déclin face à de multiples défis », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 39, n° 1, 2008, pp. 149-177.

(3) Ainsi, sur 750 Russes ethniques interrogés lors d’une enquête de terrain réalisée en 2003 au Kazakhstan, seulement 1 % affirmait parler couramment la langue kazakhe. Edwin Poppe & Louk Hagendoorn, « Titular Identification of Russians in Former Soviet Republics », Europe-Asia Studies, 55, n° 5, 2003, pp. 771-787.

(4) À titre d’exemple, en 2006, plus de 56 % des étudiants universitaires au Kazakhstan étudiaient en langue russe, alors que ceux qui étudiaient en kazakh s’appuyaient généralement sur des ouvrages de littérature russe. William Fierman, « Russian in Post-Soviet Central Asia: A Comparison with the States of the Baltic and South Caucasus ». Europe-Asia Studies, 64, n° 6, 2012, pp. 1077-1100.

(5) « Radio in Central Asia », CADGAT: Central Asia Data Gathering and Analysis Team, Norwegian Institute of International Affairs & OSCE Academy in Bishkek, 2016.

(6) NUPI, Op. Cit. Note 5, et Loi de la République du Kazakhstan sur les langues.

(7) Sébastien Peyrouse, « Nationhood and the Minority Question in Central Asia: The Russians in Kazakhstan », Europe-Asia Studies, 59, n° 3, 2007, pp. 481-501.

(8) Naren Chitty, Li Ji, Gary D. Rawnsley, Craig Hayden, « The Routledge Handbook of Soft Power », Taylor & Francis Group, Londres, 2017.

(9) Direction Générale du Trésor, « La situation économique et financière du Kirghizstan », Ministère de l’Économie et des Finances, 2018.

(10) K. Aminov, V. Jensen, S.  Juraev, I. Overland, D. Tyan, Y.  Uulu, « Language Use and Language Policy in Central Asia », Central Asia Regional Data Review, 2, n° 1, 2010 & Georgi Gotev, « Kazakhstan’s new president vows to pursue controlled democratization », Euractiv, Central Asia, 2019.

Vignette : Logo de la radio Evropa Plus Kirghizstan.

* Maxime Duchâteau est étudiant (russisant et arabisant) en master de Relations internationales à l’Inalco, aspirant au doctorat (questions de soft power).

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