La redistribution avortée des richesses et du pouvoir

L'immense projet de privatisations lancé en 1992 a failli. Faute de réformes contrôlées, l'ancienne nomenklatura s'est partagée le gâteau. Elle n'a pas su créer les conditions favorables à l'émergence d'une sphère concurrentielle indépendante du pouvoir. Au contraire, la construction de grands empires financiers tisse une véritable toile d'araignée où se mêlent entreprises et Etat.


femmes russes des années 19901992. La désétatisation de l'économie aurait pu signifier l'application concrète du slogan bolchevique: "l'usine aux ouvriers!". La distribution des vouchers [1] aux anciens travailleurs soviétiques aurait pu, de prime abord, s'interpréter comme la répartition de la richesse nationale entre les citoyens, nouveaux propriétaires de leur usine devenue "société anonyme". Mais avec le recul des années, ce tour de passe-passe n'a d'égal que la magie noire du Maître de Boulgakov, car il était bien entendu que toute source de profit ne pouvait échapper des mains de la nomenklatura, elle-même en charge de la mise en œuvre des réformes...

Il ne s'agit pas de désétatisation, comme le regrettèrent certains conservateurs[2], mais plutôt de "privatisation", soit du passage de la propriété des mains de l'Etat à celles des personnes physiques, seules autorisées à acheter des actions via la distribution de vouchers. Le scepticisme joua-t-il? Probablement, mais la majorité de la population, ignorante des lois du marché conspuées pendant tant d'années, s'avéra surtout incapable de placer les 10 000 roubles donnés par l'Etat et confia son argent à des entreprises non rentables, vestiges d'une économie fantôme et vouées pour la plupart à la faillite. Nombreux furent ceux qui achetèrent des actions de la société dans laquelle eux-mêmes ou leur proches travaillaient: Oleg a opté pour "Bolchevik", la célèbre fabrique moscovite aux briques rouges qui fournissait autrefois en confiseries 12 % de l'ex-URSS! Mais comme les autres, il ignorait qu'il ne restait qu'un mois de stock d'emballages et qu'il n'y avait pas assez d'argent pour en racheter. Bolchevik sombra donc.Le manque de transparence et d'information, une publicité mensongère et les innombrables fraudes des personnes chargées de mener les réformes induisirent un peu plus les néophytes dans l'erreur et achevèrent l'édifice d'une privatisation bâclée et lacunaire, pourtant acclamée par la communauté internationale. Quel triomphe! La crise d'août 1998 a ramené à la réalité les optimistes les plus convaincus. Le passage à l'économie de marché n'était qu'un leurre, en tous les cas dans le domaine des anciennes activités économiques soviétiques.

La loi, loin de constituer une barrière aux abus de la nomenklatura, a permis grâce à sa souplesse aux "camarades-directeurs" de prendre possession des actifs de "leur société". Pour exemple, l'article 1 paragraphe 2 du décret du 14 août 1992 Sur le Statut des chèques de privatisation énonce que "les vouchers s'achètent et se vendent librement". Cette phrase, d'apparence anodine, ouvrait une brèche à une immense dérive: le rachat des vouchers des salariés par les plus riches, qui ont pu en toute légalité prendre le contrôle des entreprises. Ainsi, lorsque le cours des vouchers a commencé à baisser, on se les échangeait contre une poignée de roubles, une bouteille de vodka ou une place pour le concert de Pougatcheva.Quand bien même la loi a imposé certaines règles, aucune autorité n'a su ni voulu les faire respecter. La ville de Moscou a excellé dans cette pratique. Malgré les exhortations d'Anatoly Tchoubaïs dans la presse, le maire de la ville, M. Loujkov, s'est refusé à appliquer le programme de privatisations, dénonçant ouvertement le système de voucher comme insuffisamment rentable à son goût. Mais Moscou, loin de faire figure d'exception, apparaît comme l'exemple le plus largement suivi.

Selon la nature des candidats au rachat du capital, l'entreprise figurait ou non sur la liste des entreprises privatisables. Les moins rentables étaient laissées à l'actionnariat populaire et les plus rentables bradées à certains fonctionnaires influents ou à des entreprises susceptibles d'offrir privilèges et aides financières aux autorités locales. Sous les yeux désabusés des salariés, les biens publics ont ainsi été répartis entre anciens apparatchiks et nouveaux riches, tous désormais élevés au rang honorable de "businessmen".La liste des irrégularités dans la procédure des privatisations est très longue. Les directeurs d'entreprises ont rusé pour parvenir à leurs fins. Ils n'ont pas hésité, lorsque la société concernée n'entrait pas dans le domaine de la privatisation, à pratiquer ce que le jargon économique appelle une "privatisation spontanée" : le président de l'entreprise publique crée une société privée ou coopérative qui devient partenaire de la firme. Elle lui rachète la totalité de sa production au prix du marché d'Etat pour la revendre au prix du marché libre, plaçant ainsi la société publique dans une relation de dépendance totale et permettant sa gestion indirecte. Les bénéfices sont détournés.Quelques années plus tard. 1997.

On applaudit la stabilisation de l'économie russe, la maîtrise de l'inflation et l'émergence de petites entreprises individuelles viables. Mais cette économie florissante n'est que façade. Si les commerçants et les petits entrepreneurs se multiplient, les problèmes de financement font obstacle à leur développement. Des taux d'imposition décourageants, l'insolvabilité des clients sont des facteurs défavorables à la pérennisation de leurs activités et les acculent à la fraude[3].

Parallèlement, les bénéficiaires des privatisations continuent d'accroître leurs empires. Nul mieux que le groupe financier et industriel Unexim symbolise ce "libéralisme à la russe"[4]. Né de la création de la banque du même nom en 1993 et dirigé par M. Potanine, son ascension provient d'une spéculation sur les investissements à courts termes et de l'utilisation de son influence pour développer un vaste portefeuille d'actifs diversifié. En 1997, la banque agrandit un réseau déjà impressionnant: elle prend le contrôle de la compagnie pétrolière Sidanco, de la compagnie minière Norilsk Nickel et d'une partie de Svyazinvest. Elle acquiert aussi des journaux, des radios et des chaînes de télévision.

Les accusations portées à son encontre de favoritisme lors de privatisations opaques pourraient avoir contribué à la démission de Tchoubais de son poste de Premier Ministre.La dimension de ces groupements donne le vertige et rend un peu plus confuse la frontière entre intérêt privé et intérêt d'Etat. Comment parler de lois du marché dans de telles conditions? Les anciens apparatchiks sont les hommes d'affaires d'aujourd'hui et contrôlent toujours l'économie nationale. Récemment, le Président Eltsine lui même a été mis en cause dans l'Affaire Mabetex et un mandat d'arrêt contre Berezovsky, "le Raspoutine du Kremlin", a été lancé par le parquet général puis abandonné à la suite des pressions de l'exécutif[5].

Malgré tout, les privatisations se poursuivent, marquées notamment par le report successif de l'appel d'offre de la deuxième tranche de Rosneft faute d'avoir obtenu des offres intéressantes. En septembre 1998, sa plus juteuse filiale avait été saisie pour non remboursement d'un prêt, puis vendue aux enchères pour la modique somme de 10 millions de dollars. Selon la presse, l'opération aurait été préparée durant deux ans par Rosneft elle-même: liquider la société, s'arranger pour que des amis récupèrent la mise quand le paquet sera finalement bradé. Selon Le Commerçant, ces amis seraient le pétrolier Lukoil et Berezovsky, qui auraient tous deux utilisé les holdings du patriarcat de Moscou...C'est à croire que l'histoire est sans fin.

De 1992 à 1998, on est passé de l'Etat omniprésent au libéralisme à "l'état pur". Mais concrètement, l'économie n'a pas été mise au service du citoyen, plus que jamais coupé de la classe dirigeante. L'heure est sans doute venue de se poser la question des responsabilités de chacun dans ce cercle vicieux. L'inexistence d'un modèle de transition d'une économie planifiée à une économie capitaliste et l'arrogance de l'Ouest d'une part, le mode d'organisation de l'administration sous le régime soviétique, l'absence de toute expérience de la propriété privée et de tout sentiment de responsabilité individuelle d'autre part ne laissaient-ils pas poindre les failles de ce système trop occidental ? Aujourd'hui, les "réformes" opérées sont-elles devenues irréversibles, comme se plaisent à le dire leurs acteurs ?

Il convient de rappeler deux exemples révélateurs que les Russes, dans leur cynisme à toute épreuve, citent comme la parfaite illustration de cette période de privatisations. Le 27 août 1992, la Gosbank[6] a annoncé le gel des comptes des organisations liées au PCUS car les sommes recueillies avec les cotisations des membres faisaient l'objet de recel de fonds et étaient transférées à des sociétés mixtes (comme Soiouz Vozrojdenié) pour effectuer des opérations commerciales. Plus aventuriers encore ont été cette quinzaine de hauts fonctionnaires du Comité Central du PCUS, impliqués dans la privatisation illégale d'un complexe militaire. L'entité concernée était évaluée à un milliard de roubles !

 

Photo : © Aurore CHAIGNEAU

[1] Voucher est le terme anglo-saxon désignant les chèques de privatisation distribués à partir de 1992 aux particuliers pour acheter des actions dans les entreprises nationales privatisées. Chaque citoyen russe, majeur, s'était vu remettre un chèque d'une valeur nominale de 10 000 roubles, soit environ 40 dollars.
[2] Ligatchev s'était exprimé en ce sens.
[3] Courrier des pays de l'Est, janvier 1999, N°436.
[4] Le Monde 18 mars 1996 "Unexim ou le libéralisme à la russe."
[5] La presse russe affirme que Primakov serait à l'origine de déclenchement des ces affaires. Il est issu d'une autre culture politique et tente de stopper ces dérives politico-mafieuses.
[6] Banque d'Etat (Gossourdarstvennyi Bank en russe).