La résistible ascension de Boris Berezovski

Parrain du Kremlin, Boris Berezovski et le pillage de la Russie. De Paul Klebnikov[1], édition Robert Laffont. Traduit de l'anglais par Pierre Lorrain.


1991 : l'URSS implose. Tandis que les " réformateurs " Tchoubais et Gaidar initient une difficile transition vers l'économie de marché, ce mirage des années eltsiniennes, une nouvelle classe dirigeante, les oligarques, émerge.

Issus de l'ancienne élite soviétique, ils vont s'emparer de la nouvelle forme du pouvoir: l'argent. Parmi eux, un brillant docteur en mathématiques, du nom de Boris Abramovitch Berezovski. Sa réussite est foudroyante. Simple directeur général d'un joint-venture russo-suisse, LogoVaz, spécialisé dans la vente de Lada, au début des années quatre-vingt-dix, il deviendra l'homme le plus riche de Russie. Entre-temps, il aura mis la main sur des secteurs-clefs de l'économie russe, tels que les matières premières, les médias (il contrôle la chaîne d'Etat ORT et plusieurs titres de la presse écrite) ,les transports (la compagnie aérienne nationale Aeroflot).

Berezovski n'achète pas les entreprises d'Etat, il organise le pillage de leurs bénéfices grâce à un réseau de sociétés écrans basées dans des paradis fiscaux. Et le tout avec la complicité du pouvoir. Dans un pays ou "la structure du pouvoir était une pyramide à trois côtés composée de gangsters, d'hommes d'affaires et de fonctionnaires du gouvernement", l'ex-"marchand de voitures" devient vite un intime d'Eltsine, dont il publie les mémoires, et de sa fille préférée Tatiana Diatchenko. On le croise au milieu de la pègre russe, à Moscou, en pleine guerre des gangs. On assiste à sa guerre d'influence menée contre Vladimir Goussinski, son rival en affaires.

On le retrouve en Tchétchénie, devenu secrétaire adjoint du conseil de sécurité négociant les rançons d'otages occidentaux auprès des chefs de guerre wahhabites, dont on le dit singulièrement proche. Artisan, à coup de millions et au terme d'une campagne électorale laborieuse, de la réélection de Eltsine en 1996, Berezovski fait et défait les premiers ministres: Kirienko, Primakov, Stepatchine… [2] Tandis que la Russie s'enfonce dans une crise politico-économique sans précédent en temps de paix, le magnat énonce sa définition de l'Etat: "Je crois que, laissant de côté la conception abstraite des intérêts du peuple, le gouvernement doit représenter les intérêts des milieux d'affaires ". Il finira député.

Le livre de Klebnikov n’est pas seulement le procès d’un homme, mais aussi celui de l’époque dont il fut le triste symbole. La collusion du crime, de l'argent et du pouvoir politique a créé en Russie un système unique. Une telle dérive vers un "capitalisme de rapine" aurait-elle pu être évitée ? Pour Paul Klebnikov, l'histoire de la Russie eltsinienne a prouvé que le pays, dont les valeurs ont été détruites par soixante-dix ans de communisme, n'était pas immédiatement soluble dans le modèle du capitalisme occidental. L'ancien ministre du Commerce Oleg Davydov l’affirme: "Nous avons fait une faute en privatisant des secteurs qui pouvaient permettre à l'Etat de survivre. Les banques se sont emparées des revenus de l'Etat. [...] Et l'argent fuit vers l'étranger..."

"La démocratie et l'économie de marché ont été proclamées, écrit encore Klebnikov. Des fortunes énormes se sont faites. Mais qu'est-il resté de tout cela ? La Russie a été ravagée et détruite.”

Klebnikov, journaliste au magazine Forbes, n'a pas voulu écrire une biographie, ni une analyse de la crise russe, mais une enquête d'une précision impitoyable, nourrie de dizaines d'interviews et de témoignages. Pour reprendre l'expression de Malraux on peut dire que ce livre tient à la fois de la tragédie grecque et du roman policier[9]. Il a valu à son auteur d'être traîné en justice pour diffamation. Boris Berezovski vit aujourd'hui en France, à Antibes, et, fort de la fermeture de sa chaîne TV6, se pose en dissident du nouveau régime. Une lutte s'est engagée entre le magnat et Vladimir Poutine. Non content de son influence sur la Famille Eltsine, Berezovski a voulu s'assurer une mainmise complète sur le pouvoir en faisant d'une de ses " créatures " le successeur de Eltsine au Kremlin. La créature a rapidement échappé à son créateur.

 

 

Par Stéphanie MORISSET

 

[1] Auteur entre autres de La mystérieuse ascension de Vladimir Poutine, aux éditions du Rocher.
[2]Dans une interview au Figaro, le 22 septembre 1999, Berezovski déclara que la chute de Primakov était " une victoire personnelle ".