La Serbie à la croisée des chemins

La Serbie a commencé sa transition vers un ordre politique démocratique et l'économie de marché avec une décennie de retard par rapport aux anciens pays communistes d'Europe centrale et orientale. La chute de Slobodan Milosevic, président de la République fédérale de Yougoslavie, le 5 octobre 2000, puis la victoire de l'Opposition démocratique (DOS) aux élections législatives en Serbie en décembre 2000 ont ouvert la voie à la transformation politique, économique et sociale du pays.

 


Parlement de SerbieCette transformation se poursuit aujourd'hui malgré la poussée de la droite, perçue par les médias occidentaux comme le retour des nationalistes, lors des dernières élections législatives, en décembre 2003.

La transformation politique, économique et sociale de la Serbie est loin d'être linéaire et simple : en effet, on ne sort pas d'un régime politique autoritaire du jour au lendemain. La difficulté réside également dans la structure étatique complexe à laquelle la Serbie appartient. Liée au Monténégro dans le cadre d'un État commun probatoire, auquel le Kosovo sous protectorat international est théoriquement et fictivement rattaché, la Serbie doit en outre régler des questions essentielles pour son avenir, telles que l'élaboration d'une nouvelle Constitution et l'adoption d'une nouvelle organisation administrative. Malgré la nette victoire de l'Opposition démocratique en décembre 2000 (177 députés sur 250), la vie politique a été très tendue au cours de ces dernières années, si bien qu'à l'issue des élections législatives de fin 2003, d'importantes divergences subsistent parmi les partis d'obédience démocratique.

La majorité et les élections législatives anticipées

Si l'unification de l'opposition était l'une des conditions essentielles pour obtenir la chute du régime de Slobodan Milosevic, un gouvernement représentant 18 mouvements politiques, disparates sur le plan idéologique, s'est avéré très vite contre-productif et inefficace en raison de conflits de personnes et de contradictions entre chacun des acteurs gouvernementaux. Structurée autour du Parti démocrate (DS), la majorité s'est déchirée progressivement et par conséquent affaiblie. Le Parti démocrate de Serbie (DSS), présidé par Vojislav Kostunica, s'est désolidarisé du gouvernement de Zoran Djindjic en août 2001 après la crise née de l'arrestation et du transfèrement à La Haye de Slobodan Milosevic. En 2003, la majorité sur laquelle reposait le gouvernement s'est réduite comme une peau de chagrin, d'où les élections législatives anticipées tenues le 28 décembre 2003 et dont nous allons analyser ici les résultats.

Il s'agissait des secondes élections parlementaires en Serbie après le retournement d'octobre 2000. Elles se sont déroulées convenablement dans une ambiance démocratique et pluraliste. C'est un premier élément positif qu'il convient de souligner malgré le faible taux de participation (58,75 %). Les résultats des élections ont été interprétés dans les médias occidentaux comme un retour en force des nationalistes en Serbie, en particulier du Parti radical serbe et du Parti socialiste de Serbie. Le vote des électeurs serbes est pourtant loin d'avoir été homogène et le drame de ces élections réside dans le fait qu'elles n'ont donné aucune victoire claire à aucun des partis en lice. Si le Parti radical serbe (SRS), présidé par Vojislav Seselj, inculpé et détenu à la prison du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), arrive effectivement en tête avec 27,61 % des suffrages, soit 1 056 256 voix lui donnant 82 mandats sur 250, il est loin d'avoir atteint la majorité absolue. Il ne représente que 16,22 % du corps électoral (6 511 450 personnes).

Si Slobodan Milosevic, inculpé de crimes de guerre et contre l'humanité et jugé à La Haye, se trouvait bien en tête sur la liste du Parti socialiste de Serbie (SPS), son parti autrefois dominant poursuit inexorablement son déclin : le SPS a obtenu 291 341 suffrages (7,61 %) et ne représente que 4,47 % de l'électorat. En décembre 2000, les socialistes avaient connu une humiliation en ne récoltant que 516 326 voix quand ils en rassemblaient près de trois fois plus au cours des années 90. Ce parti est donc loin d'une résurrection et s'il revient sur le devant de la scène politique, c'est davantage en raison des divisions du camp démocrate que de par son influence réelle. Les partis de l'ancien régime autoritaire et nationaliste représentent donc 20,69% environ de l'électorat serbe.

Cela reste inquiétant, mais nous sommes loin d'un raz-de-marée. En décembre 2000, 1 038 025 électeurs avaient voté pour les partis autoritaires et nationalistes extrémistes (Parti radical serbe, Parti socialiste de Serbie et Parti de l'unité serbe) qui comptaient 74 députés à l'Assemblée nationale. En décembre 2003, l'envolée des radicaux serbes s'explique par le fort taux d'abstention et surtout par l'affaiblissement des forces réformatrices. Le SRS a d'ailleurs obtenu moins de voix le 28 décembre 2003 qu'à l'élection présidentielle infructueuse du 16 novembre 2003 : 1 056 256 contre 1 178 000. Les partis liés à l'ancien régime ont donc gagné 240 000 voix par rapport aux élections de l'année 2000. Ce gain peu élevé a une incidence importante en raison du mode de scrutin à la proportionnelle, et surtout comme nous l'avons déjà souligné en raison de l'insuffisante participation électorale.

De leur côté, les forces démocratiques (Parti démocrate de Serbie, Parti démocrate et G17 Plus) ont obtenu 41,76 % des suffrages, soit 1 597 702 voix (24,53 % de l'électorat). Elles comptent 124 sièges à l'Assemblée de Serbie et rate la majorité absolue de deux mandats. Les monarchistes de la coalition Mouvement du renouveau serbe-Nouvelle Serbie (SPO-NS) pour lesquels 293 082 électeurs se sont prononcés (7,66 %) constituent donc une force d'appoint appréciable malgré leur faible poids dans la société. À l'intérieur du camp démocratique, les réformateurs (Parti démocrate et G17 Plus) opposés au nationalisme totalisent 919 671 voix (24,04 %) contre 678 031 voix rassemblées par le Parti démocrate de Serbie, formation « nationaliste modérée » auxquelles il faut ajouter les voix de la coalition monarchiste, ce qui représente un total de 971 113 voix.

S'il n'est pas question à proprement parler d'un raz-de-marée nationaliste, on enregistre effectivement une poussée à droite des électeurs par rapport au gouvernement sortant qui se positionnait plutôt au centre ou au centre-gauche et par conséquent, un affaiblissement des forces réformatrices pro-occidentales. Les forces politiques nationalistes ou développant un discours à forte consonance nationale sont dominantes au parlement de Serbie, mais représentent-elles pour autant la majorité des habitants majeurs de Serbie dont près de la moitié ont boycotté les élections ? Néanmoins, les événements du Kosovo en mars 2004 ont été plutôt favorables à ces forces politiques.

Le gouvernement minoritaire de Kostunica

Les partis d'obédience démocratique désunis, non pas seulement à cause de rivalités ou différends interpersonnels, mais aussi en raison de profondes divergences politiques et idéologiques, ne sont pas parvenus à s'entendre sur la formation d'un gouvernement majoritaire, censé représenté selon les médias serbes et occidentaux un « bloc démocratique » dont on ne perçoit pourtant pas l'existence. Par conséquent, c'est un gouvernement minoritaire qu'a constitué Vojislav Kostunica, désigné comme Premier ministre. La nouvelle équipe gouvernementale comprend des ministres du Parti démocrate de Serbie, du G17 Plus et du Mouvement serbe du renouveau associé à l'organisation Nouvelle Serbie. N'ayant pas obtenu le soutien du Parti démocrate, le Premier ministre a recherché le soutien du Parti socialiste de Serbie pour l'élection de son gouvernement le 2 mars 2004.

Cette initiative a soulevé nombre d'interrogations sur le marchandage éventuel conclu entre le DSS et le SPS. La Loi sur l'aide aux personnes inculpées par le Tribunal pénal international de La Haye, votée le 30 mars 2004, pourrait être la contrepartie offerte par le DSS au soutien apporté par les socialistes à la formation du gouvernement serbe. Cette loi n'a pas été votée par les députés de la coalition monarchiste SPO/NS et les élus du G17 Plus se sont abstenus. Ce sont ainsi les premières divergences apparues entre les partis gouvernementaux. Cette loi a été adoptée avec les voix des députés radicaux, socialistes et du DSS.

Parti le plus puissant, le DSS est l'organisation qui impulse la politique du nouveau gouvernement. Représentant à la fois le changement et la continuité avec le régime de Slobodan Milosevic sur le plan de l'idéologie nationale, le DSS peut se jouer de ses partenaires gouvernementaux et faire passer des lois avec le soutien des partis nationalistes à l'Assemblée de Serbie. Cette nouvelle configuration pourra-t-elle tenir longtemps si trop de faveurs sont accordées aux forces de l'ancien régime autoritaire (SPS et SRS) ? Le DSS s'est montré davantage empressé de rompre avec la politique du gouvernement de Zoran Djindjic plutôt qu'avec l'héritage de la période Milosevic. L'élection présidentielle du 13 juin 2004 sera l'occasion de vérifier si le rapport de forces constaté en décembre 2003 a évolué et si la politique de relégitimation des forces de l'ancien régime conduite par Vojislav Kostunica est soutenue par les citoyens de Serbie.

 

Vignette : Parlement de Serbie (photo libre de droits, attribution non requise).

* Yves TOMIC est chercheur à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) et au Laboratoire d'Analyse des Systèmes Politiques (LASP - Université de Paris X-Nanterre)

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