La Serbie en marche vers l’UE Vers une société civile apaisée?

Un peu plus de dix ans après la chute du régime de Slobodan Milošević, la Serbie est en bonne voie de retrouver pleinement sa place au sein des nations européennes tant le processus de rapprochement avec l'Union européenne semble aujourd'hui enclenché.


Session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en janvier 2011, Discours de Boris Tadic, Président de la Serbie Les efforts considérables déployés par les actuelles autorités serbes afin de normaliser les relations avec Bruxelles et avec les pays voisins semblent porter leurs fruits. Malheureusement, la société civile, dont le consentement est une condition majeure pour que la Serbie puisse intégrer l’Union européenne est, elle, lasse des privations imposées par les bouleversements économiques et politiques. L’opinion publique demeure aujourd'hui majoritairement favorable à l’Europe mais des signes d'essoufflement sont perceptibles et des pans entiers de la population pourraient être attirés, si l'on n'y prend garde, par les idées extrémistes propagées par des groupes ultra-nationalistes et violents.

La marche vers l'Europe, une longue course d'obstacle

Le Parlement européen a ratifié, le 19 janvier 2011, l’Accord de stabilisation et d’association (ASA) conclu entre l’Union européenne (UE) et la Serbie en 2008, pas important vers l’adhésion de ce pays. Cette orientation pro-européenne de la Serbie a été prise dès le sommet Union européenne-Balkans occidentaux de Thessalonique du 21 juin 2003.

En 2010, le dossier a avancé plus rapidement, ce qui est largement dû au courage politique du président serbe Boris Tadic. L'année a été marquée par plusieurs événements d'une forte portée symbolique, tels la présence de Boris Tadic à Srebrenica (Bosnie-Herzégovine) lors des cérémonies du quinzième anniversaire des massacres commis par les forces serbes dans cette ville ou les excuses adressées par le chef de l’Etat aux victimes de Vukovar, ville martyre de Croatie. Le dernier de ces gestes forts a été la résolution présentée en commun par l'UE et la Serbie à l'Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2010 et qui a permis de rouvrir le dialogue entre Pristina et Belgrade début mars 2011.

Le 25 octobre 2010, le gouvernement a vu couronnés ses efforts de coopération et d'ouverture puisque son dossier de candidature a été accepté pour examen par la Commission européenne. Les 27 maintiennent toutefois la pression sur la Serbie pour qu’elle respecte tous ses engagements, notamment une collaboration pleine et entière avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougsolavie (TPIY).

Une société civile fatiguée et déçue malgré des améliorations réelles

A première vue, la situation de la population serbe s'est largement améliorée depuis la chute de Milosevic, alors que la décennie des années 1990 avait vu la Serbie descendre aux enfers. Le pays s’était alors retrouvé acteur d'une guerre fratricide, humainement très coûteuse. Économiquement, le prix de cette guerre, le démantèlement de la Yougoslavie et le blocus international mirent à genoux l'économie serbe.

Les Serbes étaient alors prisonniers d'un pays en déliquescence. Ecrasée par la propagande officielle du régime de Slobodan Milošević, la majorité de la population survivait au jour le jour, tandis que prospérait de façon insolente une classe de criminels et de profiteurs de guerre qui accumulaient des fortunes considérables dans un pays où les notions les plus élémentaires de droit semblaient avoir disparu. Isolé et sanctionné par la communauté internationale en raison notamment de sa politique de répression contre la population albanaise au Kosovo, le pays fut bombardé par l'OTAN en 1999 et perdit de fait une partie de son territoire, les autorités kosovares ayant unilatéralement proclamé l’indépendance de la province en février 2008. Cet épisode constitua une humiliation profonde. A la chute de Milošević, les Serbes voulurent avant tout, pour reprendre l'expression usitée à l'époque, que leur États redevienne un « pays normal ».

Aujourd'hui la Serbie n'est plus ostracisée par la communauté internationale. Les citoyens serbes peuvent ainsi circuler librement en Europe depuis décembre 2009. La Serbie est candidate à l'adhésion à l'UE, tout en jouant habilement avec d'autres partenaires politiques et économiques (Chine, Turquie, Russie) et en essayant même de rejouer sa carte parmi les non-alignés dont elle fut un des moteurs dans les années 1960-1970.

Sur le plan intérieur, une nouvelle Constitution a été adoptée et les lois sont en harmonie avec celles des démocraties européennes, en particulier celles qui relèvent des droits humains et des minorités.

Sur le plan économique, la Serbie a connu un net tournant libéral. La croissance a été importante et régulière au cours de la décennie précédente. Cependant, de nombreux problèmes subsistent : on vote aujourd'hui démocratiquement en Serbie mais la corruption ronge toujours les structures du pays, la classe politique est largement discréditée, accusée de ne s'occuper que de ses propres intérêts, et elle est régulièrement au centre de scandales retentissants.

Certes, le niveau de vie est plus élevé, mais il reste loin de ce qu’il fut dans les années 1980. Des pans entiers de la population -retraités, fonctionnaires, ouvriers- sont les laissés pour compte de la transition économique. Pour ne rien arranger, la crise économique de 2008 a lourdement frappé la Serbie qui a dû faire appel au FMI au printemps 2009. Le chômage est massif puisqu'il touche plus du quart de la population active. Le revenu mensuel ne dépasse pas les 400 euros par mois et les inégalités sociales ne cessent de se creuser.

La déception est forte et le mécontentement grandit: le 5 février 2011, plus de 70 000 manifestants ont défilé à Belgrade pour protester contre la coalition pro-européenne au gouvernement, dénoncer l'appauvrissement de la population et exprimer leurs craintes face à un avenir de plus en plus incertain.

L'orientation pro-européenne proposée comme seul objectif politique par le gouvernement actuel commence ainsi à être mise en doute par une part croissante de la population. En novembre 2009, un sondage du Centre pour les élections libres et la démocratie (CESID) annonçait que 71 % des Serbes étaient favorables à l'entrée de leur pays dans l'UE ; ils n'étaient plus que 53 % à la fin de l'année 2010.

Interrogé par le journal Danas au moment de l'anniversaire de la chute des nationaux-communistes, Marko Blagojević, directeur du CESID, résumait ainsi le sentiment de nombre de ses compatriotes : « La Serbie a changé dans une certaine mesure. Mais nous voulions que le changement soit plus rapide. Milošević était un problème pour la Serbie, mais il n’était manifestement pas le seul »[1].

On peut légitimement s'inquiéter du développement de cette amertume au sein de la société serbe, car elle pourrait attirer des pans de plus en plus importants d'une population lassée d'attendre des jours meilleurs vers des solutions radicales bien éloignées du chemin vers l'UE. Cette tentation est d'autant plus présente dans un pays où la violence politique est bien ancrée et où coexistent nostalgie d'une Grande Serbie et ferments de la division ethnique.

Les groupes ultra-nationalistes, un phénomène mal contrôlé et protéiforme

Les idées les plus extrémistes n'ont plus de relais parlementaire mais elles n'ont pas disparu pour autant. Des groupuscules comme Nasi 1389, Nacionalni Stroj ou Obraz[2] défrayent ainsi régulièrement la chronique : agressions contre les journalistes et attaques contre des médias « libéraux »[3], manifestations violentes en faveur des criminels de guerre, contre l'indépendance du Kosovo, appels aux meurtres contre les dirigeants politiques, violences à l'encontre de la minorité rom ou des homosexuels se succèdent depuis des années. Ces groupes se proclament garants d'une Serbie éternelle et se disent en lutte contre la corruption et les structures euro-atlantiques et se veulent les défenseurs d'une certaine vision de l'orthodoxie. Leurs membres sont jeunes: nés à la fin des années 1980, ce sont des enfants de la guerre qui ont connu la violence, la propagande, la xénophobie et l'humiliation d'un pays défait…

Le nationalisme extrémiste a trouvé par ailleurs un large moyen d'expression en renforçant son emprise sur un terrain hautement médiatique: celui du sport, et plus particulièrement du football. Les groupes de supporters deviennent les portes paroles d'un discours que les partis politiques même les plus virulents ne peuvent plus se permettre officiellement. Ils vont également régulièrement servir de repoussoirs sur le plan international en donnant du pays une image désastreuse sur tous les stades européens.

Les agissements de groupes de supporters comme les Grobari ou les Delije[4], qui se perçoivent eux-mêmes comme des combattants défenseurs de la serbité sur tous les stades du continent, sont loin d'être anecdotiques. Leur violence constitue un frein à l'intégration de la Serbie dans l'Europe et leur plus triste fait d'armes a été le meurtre de Brice Taton à Belgrade en 2008. Les événements de Gênes, en septembre 2010, obligèrent la Serbie à présenter des excuses officielles à l'Italie[5], ce qui montre que le mouvement ultranationalistes a encore en Serbie une capacité de nuisance non négligeable.

De nombreux intellectuels serbes s'inquiètent de cette montée en puissance de groupes organisés et violents, mus par l'ultranationalisme et le refus des valeurs de la démocratie occidentale, et ce au sein d'un État faible et discrédité et d'une population rongée par le doute sur son devenir.

Le spectre d'une balkanisation

Les crispations identitaires ne sont pas l'apanage des seuls Serbes, au sens « ethnique » du terme. Ainsi, de nombreux observateurs commencent à suivre avec intérêt l'évolution du Sandzak de Novi Pazar, une région enclavée à majorité musulmane toute proche du Kosovo, du Monténégro et de la Bosnie. Particulièrement touchée par la crise économique, avec un chômage devenu endémique, y émerge depuis quelques temps un islam radical, dans une région traditionnellement connue pour sa tolérance. Plus de 80 % de la population y est musulmane et les institutions religieuses se font de plus en plus présentes dans la vie sociale. Il n’est désormais plus rare de croiser des femmes voilées dans les rues et les écoles coraniques s'y développent rapidement.

Sans nécessairement être le prochain foyer de crise majeure dans l'ex-Yougoslavie, le Sandjak de Novi Pazar illustre par bien des aspects les problèmes de la société serbe aujourd'hui : difficultés économiques, désillusion face à une classe politique discréditée, difficultés à accepter sa diversité, crispation religieuse et identitaire, traumatisme de la guerre et persistance des blessures de l'histoire dans l'imaginaire collectif.

La Serbie a fait des efforts considérables en dix ans, mais le chemin à parcourir reste long et c'est sans doute aujourd'hui à l'Union européenne de savoir faire preuve de bonne volonté. Un geste important dans une région dans laquelle, le pire, même s'il est aujourd'hui improbable, ne peut jamais tout à fait être exclu.

Notes :
[1] Danas, 5 octobre 2010.
[2] Les nôtres 1389, de l'année de la bataille du Kosovo entre Serbes et Ottomans, Rang NationalHonneur, groupe monarchiste et ultra-orthodoxe.
[3] Le journal Danas ou la radio B92 entre autres.
[4] Respectivement les fossoyeurs et les gaillards dont les prédécesseurs étaient encadré par Arkan le plus célèbre des leaders des groupes paramilitaire serbes des années 1990, assassiné en janvier 2000.
[5] Un match qualificatif pour l'Euro 2012 fut arrêté à cause du déchainement de violence de certains supporters serbes. A cette occasion, 16 policiers italiens furent blessés. Depuis, l'UEFA envisage la suspension de la Serbie pour plusieurs années.

* Traducteur, étudiant à l'Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), Ancien directeur délégué aux programmes du bureau Europe centrale et orientale de l'Agence universitaire de la Francophonie.

Photo vignette : Session de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en janvier 2011, Discours de Boris Tadic, Président de la Serbie (Candice Imbert, Council of Europe, 26 janvier 2011). http://av.coe.int