La Serbie, nouvel atout maître de Moscou dans le grand jeu gazier

Sur fond de dossier du Kosovo et de crise du gaz russo-ukrainienne, la Russie a fait de la Serbie son atout maître dans sa politique énergétique en Europe du Sud-Est. Grâce au projet de gazoduc South Stream, la Serbie est gagnante sur les deux tableaux : elle fait de lucratives affaires avec la Russie et augmente son importance géostratégique auprès de l'Union européenne (UE). Ce qui pourrait, à terme, faciliter son adhésion.


ouvriers travaillant sur un oéloducLa crise énergétique russo-ukrainienne de janvier 2009, au cours de laquelle la Russie a coupé ses livraisons de gaz à toute l'Europe pendant quinze jours, a mis en exergue l'extrême fragilité des pays d'Europe du Sud-Est, presque tous exclusivement dépendants du gaz russe pour leur propre consommation d'énergie. Des livraisons d'urgence ont dû être assurées par des entreprises allemande et hongroise, respectivement E.ON et MOL, à une Serbie frigorifiée par un hiver extrêmement rigoureux. Dès lors, quelles leçons la Serbie, la Russie et l'UE ont-elles tiré de cet épisode ? Quelle stratégie la Serbie, en particulier, a-t-elle mis en œuvre afin de répondre à la question de sa dépendance au gaz russe ?


Tracés comparés des gazoducs Nabucco et South Stream
(Sophie Tournon / Regard sur l’Est – 2009)

Malgré l'impact certain qu'elle a eu sur les opinions publiques et sur les gouvernements des pays d'Europe, cette crise du gaz n'a pas provoqué de bouleversements dans les stratégies énergétiques des acteurs majeurs de ce grand jeu. En effet, il était déjà acquis pour l'UE qu'elle devait diversifier ses sources d'approvisionnement, et pour la Russie qu'elle devait trouver un moyen de contourner les moins en moins fiables Ukraine et Biélorussie en tant que pays de transit. La première solution a consisté dans le gazoduc Nord Stream qui reliera, par la mer Baltique, la Russie à l'Allemagne, en contournant la Pologne et la Biélorussie. La seconde consiste à passer par le Sud, c'est-à-dire par la mer Noire et les Balkans, afin d'éviter l'Ukraine. C'était tout le sens de la présence de Vladimir Poutine au sommet de l'énergie de l'Europe du Sud-Est de Zagreb en 2007[1]. C'est en outre à cette date que le géant russe Gazprom et l'Italien Eni ont conclu un accord prévoyant la construction pour 2014 d'un gazoduc baptisé South Stream, long de 900 km, reliant les côtes méridionales russes à l'Europe occidentale en passant sous la mer Noire et à travers les Balkans vers la Bulgarie et la Serbie jusqu'en Hongrie, Autriche et Italie. En vue de cette intégration verticale du secteur de l'énergie, les compagnies russes se sont alors intéressées de très près aux entreprises énergétiques des Balkans, et en particulier aux entreprises serbes, alors en plein processus de privatisation[2].

La Serbie, pilier de la politique énergétique russe

Dans cette perspective de redéploiement de l'effort énergétique, la Serbie possède aux yeux de la Russie trois avantages majeurs pour en faire le nouveau pivot de sa stratégie en Europe. Premièrement, le pays se trouve géographiquement au cœur de l'Europe du Sud-Est, région par laquelle Moscou entend désormais passer en priorité pour livrer son gaz aux pays européens. Deuxièmement, le soutien inébranlable apporté par Moscou à la Serbie sur la question du Kosovo a permis au Kremlin de bénéficier d'un atout majeur pour obtenir les faveurs des autorités serbes sur d'autres dossiers, en particulier celui de l’énergie. Troisièmement, les peuples et les gouvernements russe et serbe cultivent une amitié spéciale qui va au-delà d'une simple relation cordiale entre deux États. La solidarité slave et orthodoxe demeure un repère idéologique majeur pour le peuple serbe, que l'histoire a amené à craindre en priorité les agissements de l'Ouest plutôt que ceux de la Russie.

Cette fameuse «faveur» obtenue par les Russes est la vente à Gazprom de 51 % des parts de l’entreprise nationale d'énergie, Naftna Industrija Srbija (NIS), pour un coût dérisoire de 400 millions d'euros. Si des voix se sont élevées en Serbie pour interroger le montant de la vente, personne n'a en revanche contesté son principe. En effet, les négociations ont commencé sous le gouvernement de Vojislav Kostunica, réputé très proche des Russes et eurosceptique, mais elles se sont conclues sous un gouvernement pro-européen conduit par le parti démocrate du Président Boris Tadic. C'est d'ailleurs ce dernier qui s'est rendu à Moscou le 24 décembre 2008 pour signer l'accord final avec son homologue russe Dimitri Medvedev[3].

Entretemps, la Russie avait bloqué la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo par les Nations Unies et était parvenue, début 2008, à un accord sur le passage du South Stream sur le territoire serbe. « Après la signature de ces accords, la Serbie devient l'un des points de transit clés du réseau en voie de formation pour les livraisons de ressources énergétiques russes dans le Sud de l'Europe. Il s'agit d'un réseau durable, fiable, très efficace et, ce qui est très important, capable de renforcer considérablement la sécurité énergétique, aussi bien de la Serbie que de l'ensemble du continent européen », avait ainsi déclaré Vladimir Poutine en janvier 2008[4].

Cet accord est toutefois loin d'être un geste de soumission de la part de Belgrade. En effet, les négociateurs serbes ont obtenu d'intéressantes contreparties à la vente à prix cassé de NIS: Gazprom s'engage notamment à investir à hauteur de 550 millions d'euros dans NIS pour la modernisation du parc énergétique en Serbie. La remise en route de l’entreprise chimique Petrohemija, grâce à la fourniture de 40 000 tonnes de pétrole par mois par le Russe Lukoil, doit être replacée dans ce contexte. La nouvelle direction de NIS, sous contrôle russe, est montée de 6 % supplémentaires dans le capital de Petrohemija, soit 24 millions d’euros à 25,79 % de parts. En contrepartie, l’État serbe a annoncé un plan d’économie drastique sur les salaires et les emplois, à hauteur de 22 millions d’euros.

Par ailleurs, Gazprom a également entériné le passage de 400 km du South Stream en territoire serbe, soit presque la moitié du projet total. C'est une société commune serbo-russe, baptisée South Stream Srbija, créée pour l'occasion, qui réalisera les travaux. L'accord global de coopération a été signé le 15 mai 2009 entre Alexeï Miller, président du comité de direction de Gazprom, et Dusan Bajatovic, directeur général de Srbijagas[5]. Enfin, élément essentiel, Gazprom s'est engagé à participer à la modernisation du site de stockage de gaz de Banatski Dvor, qui permettra à la Serbie de stocker jusqu'à 300 millions de mètres cubes de gaz, réserve stratégique pour elle comme pour toute la région en cas de nouvelle coupure.

La position gagnante-gagnante de la Serbie

Les autorités serbes, par la voix du ministre des Affaires étrangères Vuk Jeremic, ont donc tout lieu de se réjouir d'être au cœur de la stratégie russe. La diplomatie serbe, se faisant l'héritière de la Yougoslavie de Tito, adopte ainsi une attitude médiane entre ses différents interlocuteurs, consciente d'être un petit pays qui se doit de ménager ses partenaires pour faire avancer ses intérêts. C'est ce que formule V. Jeremic en disant « l'intégration européenne est notre objectif primordial, mais la Russie demeure notre meilleure amie ». Cela explique également pourquoi la Serbie, n'a pas fermé la porte à une éventuelle participation au projet, soutenu par Bruxelles, de gazoduc Nabucco. Ce dernier, auquel la Serbie n'a pas été conviée pour le moment, a pour objectif principal de contourner la Russie et de diversifier l'approvisionnement européen en gaz.

Quoi qu'il en soit, la Serbie devrait sortir gagnante à tous les niveaux du grand jeu gazier. Sur le plan économique, la construction du South Stream, puis sa mise en service, permettront la création de milliers d'emplois, ainsi que la perception d'importants revenus dus au droit de passage du gazoduc. De son côté, le site de Banatski Dvor aura une double fonction : il devra d’abord garantir la stabilité énergétique du pays, une condition indispensable pour attirer les investissements étrangers, refroidis par l'épisode de janvier 2009 où une partie de l'activité économique avait dû être stoppée en raison de la coupure de gaz. Ensuite, il devra alimenter toute la région si jamais la Russie coupait à nouveau les approvisionnements, ce qui fera de NIS le leader énergétique régional. Si l'on ajoute à cela la construction bien avancée du Corridor X (autoroute qui doit relier l'Autriche à la Grèce et dont un quart passe par la Serbie) et la levée par l’UE des visas pour les citoyens serbes à partir de janvier 2010, ce sont autant d'opportunités de développement économique qui s'offrent à la Serbie.

Sur le plan politique, la Serbie se trouve également dans une situation assez confortable vis-à-vis de ses partenaires européen et russe. En effet, la thèse selon laquelle la Russie souhaiterait maintenir un foyer de tension dans les Balkans afin de contrarier l'UE ne tient pas si l'on se penche sur les intérêts russes. La Russie a au contraire tout avantage à avoir pour meilleur allié un pays qui s'oriente résolument vers l'intégration européenne et qui pourra, le moment venu, l'appuyer au sein même des institutions européennes. Moscou n'a pas besoin d'une deuxième Biélorussie, ni d'attiser les tensions au Kosovo ou en Bosnie ; les Européens le font très bien eux-mêmes ! Par conséquent, l'intégration européenne et l'amitié russe ne sont pas incompatibles pour la Serbie, car c'est précisément parce qu'elle s'oriente vers l'UE que Moscou a fait de Belgrade le pivot de sa stratégie.

Enfin, sur le plan géostratégique, il semble que le South Stream ait une longueur d'avance sur Nabucco, qui acheminera un gaz dont on ne connaît toujours pas la provenance. Autrement dit, même en considérant que les deux projets sont complémentaires et non concurrents, ce qui en soi est discutable, le South Stream -et donc la Serbie- sera bientôt au cœur de l'acheminement du gaz en Europe occidentale. La Serbie se trouvera ainsi intégrée de façon centrale à deux larges projets d'infrastructure à l'échelle européenne, si l’on revient sur le Corridor X, ce qui est un atout considérable en vue de son intégration à l'UE.

[1] « Poutine et les Balkans : un sommet plein d’énergie », Le Courrier des Balkans, 25 juin 2007.
[2] « Marché de l'énergie : ça gaze entre la Russie et la Serbie », Le Courrier des Balkans, 2 juillet 2007.
[3] Site du gouvernement serbe, 24 décembre 2008.
[4] RIA Novosti, 27 février 2008, http://fr.rian.ru/analysis/20080227/100140136.html.
[5] Site officiel de South Stream.

* Loïc TREGOURES est diplômé de l'IEP de Lille, doctorant en sciences politiques au CEVIPOL (Centre d'Etude de la Vie Politique), Université Libre de Bruxelles.

Photo : source www.nis.yu

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