La souveraineté de l’Ukraine et la question du gaz

Les crises récentes qu'a connues l'Ukraine concernant ses approvisionnements en gaz et en pétrole démontrent à quel point elle reste fragilisée par la question énergétique. Avec des besoins annuels en gaz estimés à 76 milliards de m3 et une production nationale de 20 milliards de m3 en 2006, l'Ukraine pourrait voir sa consommation intérieure et son industrie voir leurs dépendance à l’égard de la Russie s’accroître dans un futur proche.


Les différents accords russo-ukrainiens

L’approvisionnement en gaz de l’Ukraine résulte d’un accord tripartite signé le 4 janvier 2006 entre le consortium russe Gazprom, le monopole d’Etat ukrainien de fourniture de gaz et d’électricité Naftogaz Ukrainyi et la société mixte russo-ukrainienne RosUkrEnergo (RUE). L’accord impose un tarif de transit du gaz russe exporté vers l’Europe via l'Ukraine, qui restera fixe jusqu’en 2011, quels que soient les tarifs et quantités de gaz livrés à l’Ukraine, établis, eux, unilatéralement par la partie russe. Le tarif du transit pour le gaz naturel russe passe ainsi de 1,09 dollar les 100 kilomètres pour 1000 m3 en 2005 à 1,6 dollar à compter de 2006, le prix du marché étant de 3,20 dollars[1].

Le 24 octobre 2006, l’Ukraine est parvenue, par l’intermédiaire de RUE, à un accord avec la Russie pour la livraison de 55 milliards de m3 de gaz, dont le tarif a été relevé unilatéralement par la partie russe de 95 dollars fixés initialement à 130 dollars. Il ne représente encore cependant que 55% du prix du marché (qui est de 240 dollars actuellement). Cet accord est en contradiction avec les accords intergouvernementaux précédents, notamment celui du 4 octobre 2001 entre la Russie et l’Ukraine. Ce dernier lie le processus de révision des volumes et des prix du gaz aux tarifs de transit du gaz russe à destination de l’Europe via l'Ukraine. Il prévoit le paiement du coût du transit par la partie russe en contrepartie de livraisons de gaz à l’Ukraine.

Multiplication des intermédiaires et dilution de la participation de l'Etat ukrainien

L’accord du 4 janvier 2006 a, en outre, pour particularité de multiplier les intermédiaires, ce qui entraîne une dilution de la participation de l’Etat ukrainien et est extrêmement coûteux en termes budgétaires. Dans le cadre de cet accord, Gazprom a le monopole de l’achat du gaz turkmène et cède à RUE ses droits exclusifs sur le transit, à travers la Russie, du gaz de l’Asie centrale vers l’Ukraine. Au final, RUE vend le gaz à Naftogaz par l’intermédiaire du consortium privé UkrGazEnergo.

UkrGazEnergo, société mixte créée le 2 février 2006 dans le cadre de l’accord du 4 janvier 2006, est détenue à parts égales par RosUkrEnergo et Naftogaz Ukrainy. Elle est un compétiteur de Naftogaz pour la fourniture de gaz sur le marché intérieur. Ainsi l’Ukraine, qui achetait le gaz turkmène directement auprès de Turkmengaz, ne peut le faire désormais que par l’intermédiaire de la société mixte RUE.

Enregistrée dans le canton de Zug en Suisse et issue d’un accord entre les présidents Koutchma et Poutine signé le 22 juillet 2004, RUE est détenue pour moitié par Gazprom et pour moitié par les deux hommes d’affaires ukrainiens, Dmitro Firtash et le banquier Ivan Fursin (respectivement 45 et 5% des parts). Firtash a établi sa fortune au début des années 1990, en troquant avec le Turkménistan du gaz contre de la nourriture.

La multiplication des intermédiaires a pour effet de réduire à un quart la participation de l’Etat ukrainien dans l’approvisionnement en gaz. La logique d’endettement dans laquelle s’est engagé Naftogaz risque bien d’avoir pour conséquence sa faillite. Les dettes de Naftogaz seront alors vraisemblablement remboursées au profit de la partie russe sur les gazoducs, les infrastructures de stockage et de distribution du gaz en Ukraine, constitutifs des actifs de Naftogaz.

Endettement de Naftogaz et enrichissement de RUE

L’endettement de Naftogaz résulte essentiellement d'un certain nombre d’opérations douteuses, de l’accumulation d’arriérés d’impôts et de la poursuite de la vente du gaz à bas prix sur le marché intérieur, alors qu'il est acheté à l’extérieur à un prix croissant. Le rapport de décembre 2006 réalisé par la Cour des comptes, l’administration fiscale et le Comité anti-monopole d’Ukraine souligne qu’une partie de l’endettement résulterait de malversations. Il constate notamment la multiplication des prêts et l’imprécision des projets d’investissement. Le rapport conclut à un endettement de Naftogaz de 2 milliards de dollars à la fin du premier semestre 2006.

Ainsi, la Deutsche Bank a renoncé en février 2006 au prêt consenti sous conditions, après versement d’une première tranche, car la destination des fonds n’apparaissait pas clairement définie. Fin juin 2006, la banque hollandaise ABN Amro, partenaire de Gazprom, aurait consenti un prêt à Naftogaz de 500 millions de dollars, malgré la limite des 200 millions de dollars imposée par le ministère des Finances. Ce prêt a été fortement décrié dans la presse ukrainienne (Zerkalo nedeli, Ukrainskaia pravda) du fait de l’endettement croissant de Naftogaz vis-à-vis de ses fournisseurs et de l'Etat ukrainien.

Outre le fait que Naftogaz contracte des dépenses injustifiées sans rapport avec ses revenus effectifs, l’accumulation d’arriérés d’impôts pèse sur le budget de l’Etat. En 2006, les impôts et taxes dus par cette firme étaient de 2,27 milliards de dollars, ce qui représente 22,6% des revenus de Naftogaz. Ce montant passerait à 2,7 milliards de dollars, soit 27% des revenus escomptés en 2007. A titre de comparaison, les impôts sur le chiffre d’affaires de Gazprom ne sont que de 10,7%.

Dans le même temps, Naftogaz, ne pouvant pas répercuter le relèvement du prix du gaz sur les consommateurs, a enregistré en un an une perte de près de 700 millions de dollars. La vente du gaz sur le marché intérieur s’est effectuée en 2006 à un prix jusqu’à trois fois inférieur au prix d’achat. Enfin, dans le cadre de l’accord du 4 janvier 2006 Naftogaz se voit proscrire par la partie russe toute exportation du gaz turkmène reçu, ce qui constitue un autre manque à gagner pour le consortium. Naftogaz ne peut d’ores et déjà plus répondre de ses obligations sur la valeur de ses actifs. Elle a donc recours à des emprunts extérieurs au risque de se mettre en faillite. Ses pertes excèderaient la valeur de ses actifs de 1,8 milliard de dollars.

I. Timochenko, ex-Premier ministre et leader du parti d’opposition Bloc Timochenko, déclarait fin décembre 2006 que le gouvernement actuel aurait envisagé de déclencher en 2007 une procédure de faillite intentionnelle à l’encontre de Naftogaz[2]. L’endettement de Naftogaz s’opère parallèlement à l’enrichissement de RUE, sur le compte de transferts d’actifs.

Expansion de la Russie sur le compte de l’enrichissement de RUE

Selon la Raffeisen Bank, partenaire autrichien de Gazprom, RUE aurait engrangé en 2005 entre 3 et 4 milliards de dollars grâce à la vente de 40 milliards de m3 de gaz à l’Ukraine, réalisant ainsi 500 millions de dollars de profits. Ce qui fait de RUE l’un des plus gros marchands de gaz pour l’Europe. D’après le ministre ukrainien de l’Energie Iouriï Boïko, les profits de RUE proviendraient uniquement de son rôle d’intermédiaire dans la vente du gaz entre l’Ukraine et l’Asie centrale. Les dettes de Naftogaz envers RUE seront essentiellement résorbées par des transferts d’actifs en provenance du réseau ukrainien de stockage, de transport et de distribution du gaz au bénéfice de la partie russe.

Le gaz d'Asie centrale est acheminé par un tube depuis la frontière turkmèno-ouzbèke jusqu’à la ville frontière russo-ukrainienne de Novopskov. Si chacun des Etats traversés (Turkménistan, Ouzbékistan, Kazakhstan et Russie) est propriétaire de ses infrastructures, les trois premiers, membres de la Charte européenne de l’énergie du 17 décembre 1991, se sont engagés, à garantir aux autres parties contractantes l’accès à leur réseau de transport de produits énergétiques.

La Russie, signataire de la Charte, ne l’a néanmoins jamais ratifiée. Dans le cadre de l’accord russo-ukrainien de 2001, la Russie garantissait à l’Ukraine le transit du gaz turkmène, mais depuis l’accord de 2006, elle n’y est plus contrainte. Or, nul ne peut accéder au gaz d’Asie centrale sans utiliser ces infrastructures.

Parallèlement, RUE tente de prendre le contrôle sur les infrastructures ukrainiennes régionales de distribution du gaz, par des prises de participation au sein des entreprises rattachées à Naftogaz, notamment Zakarpatgaz, Volyngaz, Lvivgaz, Ivano-Frankivskgaz, Chernigovgaz… Ces prises de participation s'effectuent soit par des transferts d’actifs, selon le mécanisme décrit précédemment, ou bien lorsque UkrEnerGo refuse de livrer du gaz, acculant ainsi ces firmes soit à cesser leur activité, soit à accepter un changement de propriété par des participations majoritaires.

Conséquences politiques de l’accord

Selon des sources concordantes russe et ukrainienne, et en particulier selon le Premier ministre russe, Mikhaïl Fradkov lui-même, en visite en Ukraine le 24 octobre dernier, un tel accord aurait été consenti aux conditions suivantes: maintien de Gazprom comme intermédiaire exclusif du gaz en provenance du Turkménistan, maintien de la flotte russe en Crimée jusqu’en 2017, stabilité du tarif pour le transit du gaz par l’Ukraine vers l’Europe et enfin référendum sur l’adhésion de l’Ukraine à l‘OTAN. Selon des sources russes également, le gouvernement ukrainien serait prêt à céder à la partie russe des actifs dans les secteurs aéronautiques et de l’énergie. Les partenaires européens ont souligné à maintes reprises la nécessité pour la Russie de ratifier la Charte européenne de l’énergie et de conclure des accords directs sur l’approvisionnement en gaz.

La raison d’être de RUE paraît liée à l’expansion gazière de la Russie vers la CEI et l’Europe. RUE bloque l’accès de l'Ukraine aux infrastructures de transport du gaz d’Asie centrale, qu'il achète et vend comme le sien. Il maintient ainsi les voies d’approvisionnement en gaz d’Asie centrale fermées pour l’Ukraine.

Les concurrents russes de Gazprom, tels que Rosneft, Stroytransgaz ou Lukoil, sont du coup éliminés du marché européen du fait de la directive européenne qui impose une limite de 30% pour un Etat fournisseur à l’égard d’un même Etat européen. Grâce à RUE, enregistrée en Suisse, la Russie pourrait, en vertu de cette même directive européenne, passer outre la limite de 30%, qu'elle a déjà pratiquement atteinte en 2005 par l’entremise de Gazprom. En situation de fournisseurs monopolistiques, Gazprom et RUE seraient en mesure de dicter leurs prix.

L’impact économique du relèvement du prix du gaz

Sur les 76 milliards de m3 de gaz, consommés annuellement par l’Ukraine, 26 vont à l’industrie (soit 30%), 18 à la consommation domestique (14%), 7 aux transports (10%) et 15 aux équipements municipaux. Les secteurs de la métallurgie, de la chimie et de l’industrie mécanique, particulièrement énergétivore en raison de son obsolescence technologique, ressentiront nécessairement le relèvement du prix du gaz.

Induite par les coûts du gaz restés faibles jusqu'à présent, la dépendance énergétique de l’Ukraine vis-à-vis de cette ressource s’est accrue, passant de 28% en 1990 à 40% de sa consommation d’énergie en 2006. Selon une étude réalisée en 2004 par le Woodrow Wilson Center basé aux États-Unis, l’intensité de la consommation énergétique[3] a augmenté entre 1990 et 1999 de 50%. Elle est l’une des plus fortes au monde. Or, le faible prix du gaz est le facteur essentiel de la bonne rentabilité de l’industrie, estimée en moyenne à 20% entre 2003 et 2004. Si la métallurgie est susceptible d’absorber le relèvement des tarifs par le volume de ses exportations, la chimie s’en ressentira plus durement, les dépenses énergétiques représentant de 50 à 70% de ses coûts de production.

La métallurgie, la chimie et l’industrie mécanique, fortement orientées vers l’export, ont largement contribué à la hausse du PIB entre 2001 et 2004. La chimie exporte 90% de sa production et compte avec la métallurgie pour plus de 50% du total des exportations. La chute des exportations pourrait se traduire par une aggravation du déficit de la balance commerciale des biens, non compensée par un relèvement de l’excédent de la balance des services, le tarif du transit demeurant inchangé. La hausse induite des prix des services publics et des prix à la consommation alimentera également l’inflation.

Une autre série de difficultés découle de l’obsolescence technologique tant dans l’industrie que chez les particuliers. Selon des études de la Banque mondiale et de la BERD, en octobre 2006, 30% de la chaleur serait perdue du fait de la piètre qualité des matériaux de construction et de la mauvaise isolation des logements. 75% de l’énergie en gaz serait perdue du fait soit de chaudières défectueuses datant de l’époque soviétique, soit de l'état lamentable des gazoducs.

Selon Aarne Saar, directeur du consortium gazier estonien Eesti Gaas, le passage au prix du marché dès 1992 a permis à son pays de mettre un terme au gaspillage. C’est donc paradoxalement la perspective d’un relèvement unilatéral des tarifs aux prix du marché, susceptible de remettre en cause le seuil de rentabilité de l’industrie et de peser sur le budget (dans la mesure où celui-ci subventionne le plafonnement des tarifs à l’usage domestique) qui pourrait favoriser la réalisation d’investissements en économie d’énergie et la diversification des sources d’approvisionnements.

Le méthane : une alternative ?

Selon le vice-président de la SBU (service de sécurité urkainien), Ivan Herasymovitch, le manque de diversification des sources d’approvisionnement en gaz constitue le plus grand danger pour la sécurité nationale de l’Ukraine. Gazprom détient en effet, dans le cadre de l’accord, le contrôle monopolistique du gaz en provenance du Turkménistan depuis le début 2007. Dans une intervention accordée le 20 décembre 2006, Iouriï Boïko évoquait les projets de diversification des sources d’énergie, comme l’exploitation du charbon et le développement du nucléaire.

En outre, des réserves de gaz de méthane, estimées à 1,7 trillion de m3 seraient enfouies au sein des mines de charbon. Quoique d’extraction coûteuse et difficile du fait de la profondeur des mines, cette ressource serait susceptible d’offrir une alternative au gaz naturel importé. Sur les 2 milliards de m3 de gaz méthane relâché annuellement dans l’atmosphère lors de l’extraction du charbon, 7% seulement serait effectivement utilisé. Enfin, l’industrie métallurgique s’est engagée à remplacer le gaz naturel par du charbon pulvérisé au sein de hauts fourneaux. L’investissement, qui nécessite le remplacement des hauts fourneaux et se traduit par le recours au charbon en remplacement du gaz, est élevé; il est cependant intéressant puisque que l’Ukraine possède de telles quantités de charbon (9ème rang mondial pour ses réserves).

Le contrôle de la production, des voies de transport et de distribution par Gazprom, et son influence étendue aux nouveaux Etats membres de l’UE auront pour probable conséquence d’empêcher les stratégies de diversification. En situation de monopole, la Russie aura le loisir d’exercer des pressions politiques et économiques au moyen des prix et des volumes. L’Ukraine, par collusion d’intérêts entre des hommes d’affaires ukrainiens et Gazprom, risque de demeurer dans la dépendance de fournitures en énergie placées sous contrôle externe mais vitales au développement de son économie.

 

Par France LEVY

 

[1] Un groupe d’études, rattaché au Secrétariat général de la Charte chargé de suivre la mise en œuvre de celle-ci, recommande que le tarif du transit tienne compte des coûts d’entretien et de renouvellement des infrastructures de transport du gaz et que ce tarif soit fixé en toute transparence.
[2] Sur le mécanisme d’accaparement d’entreprises publiques en Russie à travers le déclenchement intentionnel de procédures de faillite, voir France Lévy, Revue des procédures collectives, n° 4, décembre 2005.
[3] L'intensité de la consommation énergétique est calculée à partir de la consommation d’énergie par unité de PIB