La Tchétchénie et nous

"Guerre barbare et dépassée" pour les uns, "opération antiterroriste", "problème intérieur" pour les autres : entre les Occidentaux et une grande majorité de Russes, le conflit tchétchène donne lieu à des opinions contradictoires qui semblent à jamais inconciliables.


Le droit international peut-il nous aider à porter un jugement objectif sur la question ? A la lumière d'une stricte qualification des faits, quelle est la marge de manœuvre des Occidentaux face au gouvernement russe ?

Le statut de la Tchétchénie

Du point de vue du droit international, il est difficile de se prononcer pour l'indépendance de la Tchétchénie: fondé sur la souveraineté des Etats, sur le principe de l'intangibilité des frontières, le droit international n'est d'aucun secours pour ces cas de " balkanisation " qui caractérisent l'histoire récente. Certes, pour les historiens et les spécialistes des relations internationales, les ex-républiques soviétiques sont tout à fait assimilables à des colonies (dans la manière dont " l'empire " russe s'est construit). Cela permettrait d'invoquer une Recommandation de 1960 de l'Assemblée Générale de l'ONU (ayant acquis par la suite un caractère contraignant) sur " le droit des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes à travers une autodétermination pouvant conduire à une indépendance ". Mais la Tchétchénie a le malheur de ne pas avoir d'extra-territorialité par rapport à la Russie - critère déterminant, selon cette Recommandation, pour la qualification de "colonie". A part dans ce cas là, le droit international ne permet de modifications territoriales que si elles sont conventionnelles (acceptées par tous les états concernés), ce qui n'est évidemment pas le cas.

Mais dans le cas de l'ex-Yougoslavie, pourrait-on argumenter, le principe d'effectivité a joué. L'indépendance de nouveaux Etats (Slovénie, Croatie..), malgré la volonté de la Serbie, a été constatée de fait, et reconnue. De même pour d'autres Etats issus de l'ex-URSS, reconnus par la Communauté Internationale (ils l'étaient également, certes, par la Russie). Mais cette décision reste à la discrétion des Etats, qui, pour des raisons stratégiques évidentes, ne sont pas prêts à défendre l'indépendance de la Tchétchénie. Les seuls Etats, pour le moment, à avoir reconnu la Tchétchénie indépendante sont la Bosnie-Herzégovine (sans doute par solidarité, au nom de la similitude de leurs situations) et la République Turque de Chypre du Nord. Même le monde musulman reste très réservé.

Les accords de Kassaviourts d'août 1996, qui ont mis fin à la première guerre de Tchétchénie, puis le traité de paix de mai 1997 qui a entériné ces accords, ont eu le mérite de faire cesser les combats, mais n'ont en rien réglé la question du statut de la république. Au contraire, interprétés différemment de part et d'autre, ils laissaient entier le malentendu. Les Tchétchènes (comme, du reste, beaucoup de pays tiers), considéraient leur pays comme indépendant de facto. Leur argumentaire s'appuyait, notamment, sur l'existence de ce traité - forme d'accord signé exclusivement par des Etats, à la différence d'une convention, d'un pacte, etc.. Dans le traité lui-même, certains éléments, toujours selon le point de vue tchétchène, posaient implicitement la Tchétchénie comme Etat (le " principe de relations mutuelles ", le terme de " République tchétchène d'Ichkérie ", la référence à l'article deux de la Charte des Nations Unies...). Or pour les juristes ou les politiques russes, le texte était clair : il supposait, quel que soit le statut adopté au bout du moratoire de cinq ans, le maintien de la Tchétchénie dans la Fédération de Russie.

Le cas du Tatarstan suggérait pourtant qu'un compromis était possible: cette république de la Volga, qui a négocié d'arrache-pied son statut avec le pouvoir central, a aujourd'hui l'originalité d'être, officiellement, un Etat, sujet du droit international ... associé à la Fédération de Russie (c'est à dire, en fait, sujet de la Fédération). Concrètement, elle bénéficie d'une assez large autonomie. Ce " modèle tatare ", qui a inspiré plusieurs autres républiques musulmanes de la Fédération, était sans doute ce que la Tchétchénie pouvait espérer de mieux. Mais c'était sans compter la détermination indépendantiste de la plupart des dirigeants et des chefs de guerre tchétchènes, et les facteurs de politique intérieure russe qui ont mené à cette deuxième guerre.

Une guerre criminelle ?

Pour ce qui est du conflit lui-même, une lecture juridique se révèle plutôt accablante pour Moscou. La Russie, d'abord, n'a pas respecté son engagement, prévu par le traité de 1997, de verser une aide à la reconstruction de la Tchétchénie. Dénoncée publiquement par Lebed (un des initiateurs de ce traité), cette absence totale de collaboration a laissé le terrain libre à l'émergence de nouvelles tensions. Puis, en déclenchant unilatéralement l'offensive en automne 1999, la Russie viole ouvertement le traité: ne pas déclarer la guerre, ne pas même poser d'ultimatum revient à ne pas reconnaître le statut spécial du territoire. De même, l'autorité du Président tchétchène Maskhadov, élu démocratiquement en 1997 (sous l'égide de l'OSCE), est du jour au lendemain annulée par le gouvernement russe, déclarant qu'il n'a pas d'interlocuteur officiel avec qui négocier.

Mais le plus grave est bien sûr la violation systématique du droit de la guerre, issu des Conventions Internationales de La Haye (1899 et 1907), de Genève (1949 et 1977 pour les protocoles additionnels), et dont la Russie est signataire. Établissant un minimum de règles dans la conduite d'une guerre, il stipule, notamment, la protection des populations civiles, l'interdiction des armes chimiques, la protection des hôpitaux...Parmi les innombrables violations dont la Russie s'est rendue coupable, on peut citer l'utilisation de bombes incendiaires, de bombes à gaz toxiques, à fragmentation; le bombardement des hôpitaux de Grozny, parmi les premières cibles de la ville, le bombardement de colonnes de réfugiés (jusque dans les " corridors de sécurité " censés permettre leur évacuation), etc. Le blocage de l'aide humanitaire (près de 40 000 personnes ont passé l'hiver enfermées dans Grozny sans eau, sans électricité, sans chauffage, pour ne parler que de la capitale) est aussi un crime de guerre. Le fait que les combattants tchétchènes enfreignent aussi le droit de la guerre (prenant, par exemple, des populations civiles en otage), n'atténue en rien la culpabilité russe.

Mais les autorités russes détournent l'accusation de crimes de guerre de la façon la plus simple: pour eux, il n'y a pas de guerre. Ainsi Igor Ivanov, Ministre russe des Affaires Etrangères, déclarait au Conseil de l'Europe en janvier 2000 : " il ne faut pas parler de conflit puisqu'il s'agit d'une opération anti-terroriste que la Russie mènera jusqu'au bout ". Or, d'après J. Radvanyi, Professeur à l'INALCO, l'armée russe aurait déployé jusqu'à cent mille hommes sur le terrain (plus qu'en Afghanistan).

Enfin, en marge des opérations militaires, les forces fédérales se livreraient à des exactions massives, relevant du crime contre l'humanité: pillage et destruction de maisons, exécutions sommaires à répétition, massacres de centaines de civils, viols. Les camps " de filtration ", où les détenus sont livrés à la torture, aux mutilations (doigts, oreilles, tympans crevés..), aux sévices sexuels, pourraient concerner des dizaines de milliers de personnes. Lors du premier conflit, entre dix-sept mille et vingt-deux mille Tchétchènes seraient passés par ces camps (selon l'association russe " Mémorial " et la Croix Rouge), dont seulement six mille en seraient sortis vivants.

Or, plusieurs témoignages, publiés notamment dans Le Monde, insistent sur l'aspect délibéré, systématique de cette violence, qui s'apparenterait à une entreprise d'anéantissement physique ou moral du peuple tchétchène, en particulier au moyen des traumatismes sexuels, pour éradiquer, chez les " combattants ", toute velléité de résistance. Bien qu'on ne puisse confirmer ces témoignages, puisqu'aucun étranger n'a accès à ces camps, certains soulèvent l'hypothèse d'un cas de génocide - qui se définit comme la destruction délibérée d'un groupe humain en tant que tel. Un des critères déterminants est " la soumission intentionnelle de membres du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique, totale ou partielle ", selon la Convention de 1948 des Nations Unies. Cependant une volonté d'élimination totale de la population reste difficile à prouver.

Quelles sanctions possibles ?

Si crimes contre l'humanité il y a, alors la compétence pénale, théoriquement, est universelle, c'est à dire que n'importe quel Etat peut poursuivre les responsables en justice, indépendamment du pays où ont eu lieu les faits (d'où la création de Tribunaux Pénaux Internationaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie, l'affaire Pinochet). Mais qui a dit que la politique internationale était guidée par le droit ? Dans le cas de la Tchétchénie, les gouvernements se gardent même de qualifier clairement les faits, les violations du droit, car cela appellerait des sanctions que personne ne veut prendre. Il reste alors, à défaut de moyens juridiques, des moyens de pression politiques au sein des organisations internationales dont la Russie est membre. Ainsi, la décision de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, le 6 avril 2000, de suspendre le droit de vote de la délégation russe, prouve que l'absence de réaction, des mois durant, de la Communauté Internationale, n'était pas une fatalité. Actuellement, une procédure d'exclusion de la Russie du Conseil de l'Europe et une plainte inter-étatique, entraînant la saisie de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, sont en projet.

Par Tatiana ROMON