La traite des êtres humains : histoire d’une mise sur agenda international

Depuis quelques années, la question de la traite des êtres humains a acquis une visibilité sans précédent sur la scène internationale. La mise sur agenda de ce problème s'est traduite par une multiplication des rencontres internationales de haut niveau, par une prolifération des projets anti-traite, ainsi que par la mobilisation de financements extrêmement conséquents.


Par une sorte d'effet de mode, un nombre grandissant d'organisations internationales et de gouvernements, européens notamment, s'est mobilisé. Comment expliquer la montée en puissance des projets de lutte contre la traite? A travers quelles grilles de lecture le phénomène a-t-il été analysé et comment les interprétations en concurrence ont-elles pesé sur la formulation des politiques publiques européennes?

La traite des êtres humains (TEH), entendue comme recrutement, transport, transfert, hébergement ou accueil de personnes en vue d'une exploitation sexuelle ou non, est devenue un enjeu international majeur. En Europe, l'Organisation internationale des migrations (OIM) estime à 500.000 le nombre des personnes trafiquées chaque année pour la seule exploitation sexuelle. L'OSCE évoque le chiffre de 200.000 filles de l'Est et d'Asie centrale. Et l'on ne compte plus, désormais, les acteurs internationaux impliqués dans des programmes de lutte contre la traite.

En novembre 2000, les Nations Unies lui ont consacré un Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée (ouvert à signature le 12 décembre 2000 à Palerme). L'Union européenne (UE) n'est pas en reste : le 19 juillet 2002, elle a adopté une Décision-cadre relative à la lutte contre la traite, avant d'entamer la discussion d'une Directive sur l'octroi d'un permis de résidence temporaire aux victimes (finalement adoptée le 29 avril 2004). Quant au Conseil de l'Europe, il prépare une Convention destinée à établir des standards communs au niveau européen, ainsi qu'un mécanisme de suivi. Pourtant, au début des années 1990, la définition de la traite était loin d'être acquise et seules quelques organisations, principalement non gouvernementales, militaient en faveur d'une assistance aux victimes de la traite et d'une lutte contre ce fléau. Il a fallu que la thématique soit réorganisée et conçue comme ayant partie liée avec l'immigration clandestine et la criminalité organisée pour que les institutions et gouvernements européens entreprennent de formuler des réponses - souvent peu adaptées.

Une mise sur agenda tardive

Les premiers efforts de sensibilisation aux questions de traite remontent aux années 1990-1991. A cette époque, le Conseil de l'Europe organise à Strasbourg un séminaire sur " La lutte contre la traite des femmes considérée comme une violation des droits de l'homme et de la dignité humaine ". L'initiative en revient à la Direction générale des droits de l'homme et, en son sein, au Comité directeur pour l'égalité entre les hommes et les femmes. Sur la base de ses travaux est décidée la création d'un Groupe de spécialistes qui élabore un Plan d'action de lutte contre la traite des femmes et la prostitution forcée.

A cette époque, la question de la traite est abordée dans une perspective de défense des droits des femmes et de lutte pour une plus grande égalité entre hommes et femmes. L'intitulé du rapport est sans ambiguïtés : il est question de traite "des femmes" et "de prostitution forcée". Si l'auteur souligne à de nombreuses occasions que la traite des femmes s'insère dans un cadre plus large de travail exploité, fondé sur l'asymétrie entre des États d'origine à salaires et ressources limités et des pays de destination prospères, l'accent est placé sur la situation des femmes et l'une des formes d'exploitations auxquelles elles sont soumises, la prostitution forcée.

Vers 1995, un second acteur international entre en scène, l'OIM. Son implication intervient par un tout autre biais : dans le sillage de la chute du communisme, des inquiétudes sont apparues, à l'Ouest, devant le développement de flux migratoires clandestins en provenance de l'Est européen. Confrontés à des crises économiques et sociales qui rendent délicate l'intégration des migrants, les États occidentaux appréhendent le défi des nouvelles migrations en termes de "seuil de tolérance", dans un contexte politique souvent dégradé par la montée en puissance des partis xénophobes.

L'OIM entreprend la rédaction de rapports sur les migrations clandestines et la traite et fournit, en 1995, l'une des premières contributions à l'étude des réseaux d'Europe centrale et orientale acheminant des femmes vers la Belgique et les Pays-Bas. Toutefois, ce n'est que vers l'année 2000 qu'elle entreprend de faire de la traite une priorité et se prononce en faveur de programmes de lutte allant de la prévention à la réinsertion sociale des victimes, en passant par la criminalisation et la poursuite des réseaux de trafiquants.

Depuis le domaine des flux illégaux, la TEH " migre ", en 1997-1998, vers un autre univers thématique promis à un bel avenir, celui du crime organisé. L'initiative en revient notamment aux agences des Nations Unies qui engagent, dans le cadre de la Commission on Crime Prevention and Criminal Justice, une réflexion sur une Convention relative à la criminalité organisée transnationale. Trafic d'armes, de clandestins et traite des êtres humains font l'objet de trois Protocoles additionnels séparés. La Convention est adoptée le 15 novembre 2000 et entrera en vigueur le 29 septembre 2003. La classification opérée par les Nations Unies pèse de manière décisive sur les analyses du phénomène : l'accent est désormais mis sur l'adoption d'outils répressifs.

Plus généralement, la période 1999-2000 marque une phase charnière dans la montée en puissance du thème de la traite. L'OSCE, par sa branche ODIHR (basée à Varsovie), y joue un rôle de premier plan. Avec l'instauration d'un protectorat en Bosnie-Herzégovine en 1995 et d'une administration internationale au Kosovo en 1999, l'Organisation s'est retrouvée aux premières loges pour assister à la mise en place de réseaux de traite dans les Balkans. Dans ses décisions ministérielles, elle invite cependant à prendre en considération la " dimension humaine " de la traite (violation des droits de l'homme, protection des victimes) et les causes socio-économiques de son développement.

Dernière entrée en lice, l'Organisation internationale du travail (OIT) tente de proposer une reformulation originale - mais encore peu influente - des enjeux de la TEH. A la palette des interprétations existantes (rapports hommes/femmes, droits de l'homme, migrations illégales, crime organisé) vient s'ajouter une réflexion sur le travail forcé. Du point de vue de l'OIT, le problème de la TEH dépasse la seule question sexuelle et doit être apprécié dans le cadre de la lutte contre l'esclavage. Intervient dans ce positionnement une bonne dose de pragmatisme : l'OIT ne souhaite pas que le thème de la traite se retrouve prisonnier d'un débat normatif et fortement polémique sur la prostitution - débat qui divise les États membres de l'UE. Surtout, l'OIT place au cœur de sa démarche la valorisation de conditions d'emploi équitables pour les migrants.

En raison de l'attention portée au marché du travail, l'OIT propose aussi une réflexion innovante sur les conditions d'émergence des réseaux de traite : elle vient rappeler, de façon salutaire, que la mise en esclavage résulte de la rencontre entre une offre et une demande de travail (exploité). Il convient dès lors de réfléchir en termes de rationalité socio-économique (et non seulement autour d'une dichotomie réductrice entre " criminels " et " victimes ") ; surtout, doivent être embrassés dans un même regard pays d'origine, de transit et de destination de la traite.

Regards européens sur la traite des êtres humains : l'approche sécuritaire

Pourtant, lorsqu'il s'est agi de penser une politique communautaire en matière de traite, c'est essentiellement par le truchement d'une réflexion sur le crime et les flux migratoires illicites que la problématique a été abordée. On pourrait en prendre pour preuve la thématique (Justice et Affaires intérieures) retenue par le Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999 au cours duquel la traite est discutée, le rôle de la Direction générale JAI (Justice et Affaires intérieures) dans la politique de la Commission et le contenu de la Décision-cadre de juillet 2002 sur la traite des êtres humains[1].

Au niveau régional, l'action des Européens démontre une même sensibilité aux problèmes de criminalité et de migrations illégales. Ainsi, dans le Pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est, inauguré en juillet 1999 à Sarajevo, la TEH relève de la table sur la sécurité. Le 18 septembre 2000, une Task Force against Trafficking in Human Beings est placée sous la responsabilité d'Helga Konrad, ancien ministre des Droits de la femme en Autriche. Elle s'entoure d'une équipe qui comprend des représentants de l'ICMPD (programmes de formation et d'échange), d'OIM (retour et assistance à la réintégration des victimes), de la Commission des Nations Unies pour la prévention du crime et la justice pénale (UNODC/UNCIP, réforme législative), du Groupe informel de travail de l'OSCE et de l'OSCE Strategic Police Matters Unit.

Dans ces conditions, la lutte contre la TEH se heurte à une double difficulté : la prolifération des politiques concurrentes, d'une part, et la faible considération des victimes, d'autre part. Au sein des Organisations internationales, la conjugaison entre programmes nationaux, régionaux et transversaux a induit confusion et incohérences. Plus largement, chaque acteur (Organisations internationales, États et ONG) semble chercher à se positionner sur ce qui est devenu un véritable marché de l'expertise et de l'assistance internationale. Dans un contexte de rivalités institutionnelles pour l'accès aux financements, les actions internationales en matière de lutte contre la traite constituent au moins autant un aspect du problème que de sa solution. Il en est résulté une faible lisibilité des programmes, un manque de suivi et une allocation non optimale des ressources.

En second lieu, la prépondérance de l'approche sécuritaire a été à l'origine de politiques publiques qui ne paraissent pas en mesure de favoriser une régression de la traite et/ou à une réinsertion des personnes ayant été exploitées. Le rapatriement des victimes dans leur pays d'origine ne sert bien souvent que de prélude à de nouveaux départs et/ou mises en exploitation et la négligence du rôle de la demande, à l'Ouest, interdit de contrer efficacement les réseaux de TEH. Plusieurs réorientations seraient souhaitables pour que la mobilisation européenne et internationale soit plus efficiente.

En termes de définition des enjeux, l'accent gagnerait à être déplacé depuis les seuls acteurs criminels vers les victimes, depuis les aspects sécuritaires vers les aspects socio-économiques de la traite, depuis les seuls pays d'origine vers les interactions entre pays d'origine et de destination (offre/demande de travail exploité). Au niveau des politiques de lutte, l'accent devrait être mis sur les microprojets de prévention ou d'aide à la réinsertion sociale et professionnelle. Les initiatives seraient élaborées de concert avec les acteurs locaux (ONG de province, collectivités locales, etc.) ; elles pourraient être réappropriées par ces derniers. Surtout, les victimes de la traite seraient véritablement associées à l'élaboration des projets de vie, elles qui ne sont que trop souvent considérées comme les réceptacles passifs de politiques élaborées par des responsables occidentaux portant un regard souvent paternaliste et mal informé sur les personnes qu'ils sont censées assister.

 

* Nadège RAGARU est chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), en charge du programme Balkans.

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[1] Jusqu'en 2001, l'UE était intervenue dans le cadre des projets communautaires DAPHNE (violence domestique envers les femmes) et STOP I et II (traite pour exploitation sexuelle des mineurs) qui concernaient au premier chef les États membres. Les relations avec les pays candidats à l'Union européenne et les voisins de la future Union élargie ne s'ordonnaient alors pas principalement autour de ces questions. L'UE avait aussi co-financé des initiatives non communautaires (comme celles du Conseil de l'Europe ou d'OIM), mais sans chercher, semble-t-il, à élaborer une politique européenne en matière de traite.

 

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