La ville de la cité A propos du documentaire La cité des Roms

L’annonce présentant le documentaire La cité des Roms (2008) comme une tentative réussie de dépasser les stéréotypes prégnants à propos des Roms ne peut qu’enthousiasmer. L’idée du réalisateur Frédéric Castaignède de nous introduire dans la problématique mais aussi sur le terrain - tâche ô combien difficile - par le biais de la question de la scolarisation via le travail d’une association est en soi une brillante réussite. Pourtant…


À Sliven, ville de l’est de la Bulgarie, dans un ghetto baptisé Nadejda (Espoir), vivent environ 20 000 Roms. Un mur de béton les sépare de la ligne de chemin de fer et les isole du reste de la ville. Au centre du récit, deux Roms : Angel, militant de l’Organisation de la jeunesse rom, une ONG locale qui mène un programme de déségrégation scolaire, et Stefka, dont le bar à soupe est devenu la place publique du quartier. Les Roms y évoquent leurs souffrances et leurs espoirs. Ils y viennent aussi pour parler de la vie politique, alors que celle-ci les rejette: les candidats populistes aux élections municipales viennent les voir certes, mais pour acheter leurs voix. La même histoire pourrait se jouer dans n’importe quelle ville de Bulgarie dotée d’une importante communauté rom.

Discrimination spécifique ?

Les Roms de Sliven étant cantonnés dans l’école n° 6, qui leur est réservée, une ONG locale rom a mis en place un programme de scolarisation d’un certain nombre d’enfants du quartier Nadejda dans d’autres établissements de la ville. Le film suit de près les efforts quotidiens d’Angel, coordinateur dans cette organisation et responsable des enfants qu’il accompagne chaque jour en bus à l’école n° 5, située dans le centre-ville. Cette initiative suscite les réticences de l’administration, peu enthousiaste quant à cette tentative d’intégration. Le spectateur suit donc cette expérience, dans les pas de la petite Elena, rejetée comme d’autres de ses camarades par les autres élèves de son école.

Mais pourquoi avoir choisi précisément cette école ? Pourquoi ne pas avoir filmé les enfants scolarisés dans les établissements de quartier numérotées 11, 10, 9, 7, 4, ou bien 8, 3 et 2, au lieu de 5, l’école d’élite à l’échelle locale ? La violence symbolique subie par une jeune fille issue de milieu défavorisé de Saint-Denis et scolarisée au collège Henri IV sera, bien entendu, beaucoup plus grande que si elle était scolarisée dans un collège du XXe arrondissement de Paris. La ségrégation spécifique se trouve ainsi confondue avec la carte scolaire. Le film a opté pour une vision universaliste du problème. Toutefois, menée à son terme, celle-ci aurait pu nous conduire dans une autre école de quartier non « réservée aux Roms ». On aurait pu ainsi observer une situation plus comparable peut-être à celle de la fameuse école n° 6 « réservée aux Roms », tout comme en France entre certaines banlieues et certains quariters de Paris : enfants habillés et équipés plutôt modestement, classes nombreuses, problèmes de discipline qui mettent en cause des méthodes pédagogiques adaptées aux lettrés qui les élaborent, norme des Républiques en panne, décalage absurde entre les rituels d’un État-nation qui se pense en termes universels et les vérités quotidiennes différenciées…

Les perdants sont des deux côtés des rails

Dans ce tableau sur la ségrégation au quotidien, il manque un grand pan de la réalité sociale qui prévaut de l’autre côté des rails pour qu’on puisse situer plus objectivement cet enclavement scandaleux des Roms : il manque la ville de La cité des Roms.
On aurait pu, par exemple, facilement disposer de quelques éléments de comparaison avec d’autres gens de peu si la caméra s’était hasardée dans l’autre quartier rom, situé au nord de la ville, et dans son école n° 1, qui est mixte; ou bien dans une autre zone périphérique « non rom » celle-là, à l’est de la ville, pour filmer une école située au milieu de logements de piètre qualité. On aurait ainsi pu suivre quelques uns des pas quotidiens des complices potentiels des pauvres de l’« au-delà de la ligne ferrée » sur leurs sentiers, tout semblables à ceux du quartier Nadejda, parfois non asphaltés. Les noms de ces quartiers, d’ailleurs, portent eux aussi les traces du passé récent: Droujba (camaraderie), Bulgarka (une Bulgare), Mladost (jeunesse)…

Appauvrissement brutal de la population, parallèlement à une gigantesque redistribution des ressources, désistement de l’Etat, chômage de masse suite à la fermeture d’usines, perte de statuts économiques et sociaux, déficit critique de sens sous l’effet duquel des itinéraires se sont interrompus d’une manière inattendue… Image pathétique mais pas exagérée de ce qui s’est passé durant la première moitié des années 1990 et qui a touché la grande majorité de la population. La vraie ligne de démarcation entre gagnants et perdants (si l’on doit s’inscrire dans cette dualité insuffisante) ne passe pas par la séparation, aussi scandaleuse soit-elle, entre communautés ethniques. A moins de vouloir, dans un vaste élan universaliste, s’affilier à une idéologie exogène qui manie les termes ethnicité, multiculturalisme, gender, minorité.

Après 1989, les plus «débrouillards» ont cherché à déjouer la crise qui semblait les condamner au rôle de perdants. Nombreux sont les chômeurs qui, des deux côtés des rails (« minoritaires » ou « majoritaires ») sont partis se faire embaucher en Grèce, en Espagne ou au Portugal. Ils ont d’abord travaillé au noir puis certains ont pu se faire régulariser. Plusieurs vivent entre le pays de départ et le pays de destination[1].

Ici, on imagine des millions investis dans la ville « blanche » où les possibilités seraient infinies ; là, on projette des millions injustement consommés en aides sociales par la ville « tsigane ». Les stéréotypes s’alimentent mutuellement. Pour en prendre conscience et s’en libérer, l’observateur a besoin de voir tous les pans du paysage social ; ou, au moins, quelques-uns. Or, ce documentaire ne nous montre que deux « fronts » isolés - le ghetto rom en déshérence et le bastion du pouvoir politique corrompu. Entre les deux, il y a pourtant des milliers (à échelle de la ville), des millions (à échelle du pays) de personnes, symbolisant la « majorité », qui ne se sentent pas représentées non plus par les groupes d’intérêt instables que les partis politiques sont devenus. Ces Bulgares n’ont certes pas valeur de facteur pouvant influer sur les politiques publiques destinées aux habitants du ghetto. Et ils en portent aussi la responsabilité.

Entre la souffrance et l’exercice du pouvoir, domaines réservés

Le film a choisi d’épouser le point de vue de Stefka et d’Angel, ces deux Roms du quartier Nadejda. On les regarde, on les écoute, on se solidarise avec leurs questionnements, qui d’ailleurs vont bien au-delà du mur de Nadejda. Grand mérite de la conception, il faut le reconnaitre. On reste pourtant sur notre soif, privés de la vision de l’Autre, auquel les Roms se comparent, en vain peut-être, pour souffrir… Tous les personnages non Roms qu’on entend sont des représentants des pouvoirs publics (maire, directeur d’école, institutrice). Mais on ne voit pas de parent ou de voisin bulgare : pourquoi refuse-t-il d’inscrire son enfant dans une « école rom » ? N’agit-il pas dans la logique de la course acharnée à la méritocratie – teintée de racisme en l’occurrence – qui légitime les inégalités ? Si l’on devait suivre jusqu’au bout la vision d’universalisation des problèmes, force serait de constater que cette démarche est également la seule qui prévaut dans pas mal d’autres contrées...

En suivant les actions de Stefka et d’Angel, leur engagement à la mesure de leurs moyens et qui relève de ce que les savants qualifieraient d’infra-politique, ce film a le mérite de dépasser la plupart des clichés et des représentations trop souvent accolés aux Tsiganes. Ces images apporteraient d’ailleurs beaucoup à tout citoyen de pays à population rom ; nombreux sont ceux, en effet, qui n’ont jamais franchi les frontières des ghettos roms. C’est déjà une grande vertu.

Mais est-ce que ce citoyen non rom va sortir convaincu ? Pas tout à fait. Et, cette fois, non parce qu’il a construit un mur qui le protège d’une image non désirée de lui-même, non parce qu’il va se rebiffer contre la représentation que le film renvoie, mais parce qu’il n’entend résonner que deux voix dans la ville – celle du ghetto rom et celle de l’Etat (le pouvoir local) qui lui laisse l’impression que la souffrance est réservée aux uns, l’exercice du pouvoir aux autres. Le film aurait pu avoir un impact plus large sur le contre-champ des « majoritaires » (qui en a vraiment besoin), s’il avait cherché les points de contact entre tous ceux qui vivent sous des contraintes sociales comparables dans une ville, sans égard à leur appartenance ethnique ; et, seulement après, aider les deux communautés en mal de communication à dépasser les stéréotypes.

[1] R. Guentcheva, P. Kabaktchieva, P. Kolarski, The social impact of seasonal migration, International Organization for Migrations, 2003.

* Sociologue

Le documentaire sera diffusé sur ARTE, dans la case “Grand format”, le 23 mai 2009 à 22h50.