L’affaire Cukurs: instantané sur un débat mémoriel letton

En Lettonie, une comédie musicale accusée de glorifier un ex-officier du Sonderkommando Arājs fait scandale et donne lieu à un vif débat. L’opinion lettone démontre à cette occasion sa volonté d’affronter son histoire et aussi, peut-être, sa capacité de résistance au révisionnisme.


Affiche du spectacle CukursLa comédie musicale Cukurs. Herberts Cukurs signée par le trio Jānis Ķirsis (musique), Pēteris Draguns (chansons) et Juris Millers (dialogues) a été présentée en première à Liepāja le 11 octobre 2014 puis suivie de quelques dates en Lettonie. Les représentations à Ventspils et à Riga ont donné lieu à des manifestations de rue, dénonçant la glorification d’un acteur de la Shoah et des génocides nazis[1]. Les gouvernements russe et israélien ont protesté. À l’échelle de la Lettonie, l’affaire Cukurs donne lieu à un vif débat impliquant différents acteurs. Quels en sont les termes?

Le personnage central dans cette affaire est J.Millers, dont la société Producents.lv est spécialisée dans les variétés, le divertissement et l’événementiel. La reprise en 2013 de l’opéra rock Lāčplēsis, emblématique de la perestroïka, a étendu son audience au grand public. Avant d’être un artiste ou un idéologue, il est un homme de médias, familier du scandale. En février 2014, il décide de dédier une «comédie musicale» à un personnage qui n’a pas reçu «toute l’attention qu’il mérite». L’argumentaire est, au mot près, celui qui sera diffusé pour la promotion: «Herberts Cukurs est le Letton le plus célèbre du monde, et ce grâce à un vol audacieux et désintéressé entre Riga et la Gambie à bord d’un avion monomoteur qu’il avait conçu et construit lui-même entre 1933 et 1934. La presse internationale fit connaître partout dans le monde le nom d’Herberts Cukurs, tandis qu’il devenait chez lui un héros national. La comédie musicale Cukurs. Herberts Cukurs raconte l’histoire de ce vol légendaire, des aventures et du destin tragique du pilote natif de Liepāja, à travers les périodes de la première République lettone et des occupations. Elle s’achève avec l’assassinat de Cukurs en Amérique du sud…»[2]

La polémique ne tarde pas à enfler, au point qu’Andra Manfelde, l’auteure du livret initialement choisie, annonce en mars son retrait, avouant ne pas avoir pris aussitôt la mesure des enjeux. Elle considère que la pièce «ne fera qu’accroître le chaos dans l’interprétation historique ainsi que les malentendus». Un conflit s’engage avec J.Millers et l’affaire sera tranchée devant les tribunaux.

Entre débat public et chaos interprétatif

Le débat public s’articule autour de questions d’ordres divers qui sont souvent mêlées. 1) Historique: Que sait-on de l’action de H.Cukurs? De quelles preuves dispose-t-on? Était-il un assassin, un lampiste, voire même un Juste? A-t-il ou non tué de ses mains? 2) Juridique: Peut-on déclarer coupable un homme qui n’a pas été jugé par un tribunal? Qui a le droit de juger H.Cukurs? Un assassin assassiné est-il encore coupable de ses propres crimes? Quel est le rôle de l’État et de la loi dans une affaire comme celle-ci? 3) Mémoriel et identitaire: Qui doit-on célébrer? Qu’est-ce qu’un héros national? Comment se définit la communauté nationale? 4) Éthique et artistique: Existe-t-il en art des sujets tabous? Un spectacle de variété est-il le bon médium pour aborder les tragédies de l’histoire? 5) Professionnel: S’agit-il d’une œuvre d’art ou d’un divertissement racoleur? 6) Pour conclure: Quelle est la part dans tout cela d’antisémitisme larvé ou non? L’image du pays se trouve-t-elle atteinte?

Cukurs, les aéroplanes et le commando Arājs

Fils de mécanicien, Herberts Cukurs est né en 1900 à Liepāja. Il s’engage dans l’armée de la Lettonie indépendante en 1919, est admis à l’École de guerre et choisit l’aviation. Personnage entreprenant, il se lance dans la construction d’aéroplanes, multiplie les expériences ruineuses. En 1933, grâce à la Société lettone d’aviation, il réalise son premier exploit, reliant la Lettonie à la Gambie à bord d’un appareil de sa fabrication. Il multipliera ensuite les aventures: l’Asie du Sud-est en avion en 1936, la Palestine en auto en 1939. Il est la vedette de la Lettonie virile, radieuse et chauvine que promeut, après 1934, le dictateur K.Ulmanis. Après l'invasion soviétique et l'annexion de l'été 1940, il met ses compétences aéronautiques au service du pouvoir. Lorsque les Allemands s’emparent du pays en juin 1941, il rejoint Viktors Arājs, un ancien condisciple qui réunit des supplétifs lettons destiné à appuyer l’Einzatzgruppe A. «Ces unités, en particulier le commando itinérant d’Arājs, étaient spécifiquement dédiées au massacre des Juifs»[3]. D’un effectif variant entre 300 et 1.200 hommes, le commando est impliqué dans le meurtre direct d’environ 26.000 civils et dans la participation indirecte de celui d’environ 60.000 sur le seul territoire letton[4]. Avec le grade de capitaine, H.Cukurs est l’adjoint de V.Arājs chargé de l’armement puis du secteur essentiel des transports et de la logistique. Il participe à l’action Rumbula des 30 novembre et 8 décembre 1941 durant laquelle les SD allemands, sous les ordres de l’Obergruppenführer F.Jeckeln, fusillent plus de 25.000 Juifs. Après 1942, il part en territoire russe pour mener la «lutte contre les partisans» soviétiques. Après la chute du nazisme, il rejoint, via la France, le Brésil où il vivote dans le tourisme. Il est démasqué dans les années 1950 et, après l’échec des demandes d’extradition pour être jugé, le Mossad l’exécute à Montevideo en 1965.

Pour la plupart des historiens, les éléments controversés de sa biographie ne portent que sur des points secondaires[5], même si l'historien Andrievs Ezergailis appelle à la prudence quant à son rôle direct dans des crimes. Les preuves matérielles sont maigres, les témoignages des survivants comme des bourreaux sont par trop lacunaires et auraient été obtenus de façon trop contestable pour être fiables[6]. Le fait de prendre H.Cukurs pour cible serait surtout le fruit de la propagande soviétique visant à faire porter la responsabilité des génocides sur les minorités nationales de l’URSS. A.Ezergailis remet en avant la thèse selon laquelle H.Cukurs aurait sauvé des Juifs au profit notamment du garagiste Matīss Lutriņš. Cependant, Marģers Vestermanis, historien et survivant du ghetto de Riga, dans un article qu’il cosigne avec les responsables du musée des Juifs en Lettonie, contredit ce point de vue et apporte une sélection de témoignages édifiants prouvant le rôle de H.Cukurs dans des actes de barbarie –sévices, viols, meurtres d’enfants[7]. Il réfute aussi, sur la base de témoignages d’anciens du commando, la supposée philanthropie de H.Cukurs. M.Lutriņš fut épargné par V.Arājs en personne, et au seul motif de ses compétences mécaniques. Au vu de l’outrance du bilan, on voit mal comment H.Cukurs aurait pu agir seul avec humanité[8]. Mais, comme l’écrit la philosophe Ilze Fedosejeva, «Peut-être n’est-il pas si important de savoir si Cukurs a tué ou non de ses mains, ou s’il se contentait de bichonner ces fameux bus bleus avec lesquels les Juifs furent conduits à l’abattoir à Rumbula, les faits sont suffisants pour pouvoir être évalués du point de vue moral.»[9] Le débat n’est pas tant historiographique que moral.

Enjeux éthiques: manipulation du roman national

La réponse de l’actuel ministre des Affaires étrangères, Edgars Rinkēvičs, se place sur le plan de l’éthique et non du droit ou de la politique: «En vertu de la liberté d’expression, chacun est en droit de dire ce qu’il pense et, pour ma part, je dirais que, quelles que soient les bonnes choses que l’on ait pu dire à son propos dans les années trente, sa participation au commando Arājs –quel que soit le rôle qui ait pu y être le sien–, je ne vois pas de motif à raconter son histoire en chansons. Je dirais même que ce type d’entreprise n’est pas de bon goût, et ne saurait recevoir de soutien de ma part [...]. Les spectateurs se feront leur propre opinion, mais celle du gouvernement, c’est que ce n’est pas le bon [style].»[10] Il n’est pas question pour lui de faire interdire le spectacle. On est sur une ligne libérale stricte: l’État n’a pas à intervenir en tant que tel[11]. Pourtant, pour les jeunes chercheurs qui ont lancé la pétition «Stop the promotion of a Nazi death squad member as a Latvian national hero», cette réaction est insuffisante, car c’est bien une volonté d’héroïsation de Cukurs qui est à l’œuvre, une manipulation idéologique du récit national[12]. Celle-ci s’inscrit dans le droit fil d’une entreprise de réintégration dans l’imaginaire national de Cukurs et de la collaboration. En 2005, une exposition avait réveillé la théorie d’un Cukurs héros et bouc émissaire, assassiné sans procès par les agents israéliens – donc juifs. Bouc émissaire, parce que héros. En 2011, des groupes d’extrême droite avaient, en vain, tenté d’obtenir un transfert de ses cendres au cimetière des Frères, à Riga, où reposent les hautes figures de la nation.

Dans une tribune, l’auteur des chansons Pēteris Draguns[13], qui tente de légitimer le spectacle, pose une question, banale d’une certaine façon, mais toujours brûlante: «Sommes-nous moralement prêts à engager la discussion sur ce que nous sommes?» Dans cette perspective, la personnalité de Cukurs apparaissait comme un bon choix. Ilze Fedosejeva considère que «justement, le récit de la vie de Cukurs, qui mène des cimes de la gloire aux meurtres de masse, aurait pu donner lieu, non pas au portrait d’un héros, mais à celui d’un individu face à un régime totalitaire.» Non pas dissimuler ou célébrer, mais chercher à comprendre. Il aurait sans doute fallu, pour une telle ambition, une équipe d’une autre force que celle-ci[14].

En dépit du caractère intimidant et polémique du passé letton comme objet d’exploration, les initiatives muséales[15] ou artistiques[16] récentes montrent que le pays sort peu à peu de l’effroi post-soviétique dans sa relation à l’histoire: questions plus audacieuses, acteurs complexes, débats libres. Face à une initiative vulgaire et choquante, on voit que des anticorps se sont développés. On notera surtout que les abus liés à la volonté d’en finir avec la «repentance» et la revendication d’une relation «sans complexe» au roman national, tout en jouant de la vulgarité à des fins commerciales, participent d’évolutions post-modernes –locales dans le détail, globales dans leur structure. Les Lettons forment en cela une nation européenne comme les autres. Ni meilleure, ni pire.

Notes :
[1] Voir diaporama sur delfi.lv
[2] Voir le site de la billetterie: http://www.bilesuparadize.lv/
[3] Andrievs Ezergailis, Nazi/Soviet Disinformation about the Holocaust in Nazi-Occupied Latvia Daugavas Vanagi: Who are They? – Revisited, Rīga: Latvijas 50 gadu okupācijas muzeja fonds, 2005.
[4] Aivars Stranga «Holocaust in nazi-occupied Latvia», Symposium of the Commission of the Historians of Latvia (volume 14), Rīga: Institute of the History of Latvia Publishers, 2007, p.167.
[5] Voir à cet égard le texte de l’historien Kārlis Kangeris: «Herberta Cukura pārbedīšana», laiks.us, 27 avril 2011.
[6] Andrievs Ezergailis «Jāmeklē patiesība par Herbertu Cukuru», nra.lv,17 octobre 2014.
[7] Arkādijs Suharenko, Marģers Vestermanis et Iļja Ļenskis «Ebreju kopiena: Herberta Cukura otrais iznāciens», nra.lv, 22 octobre 2014.
[8] Andrievs Ezergailis Holokausts vācu okupētajā Latvijā: 1941–1944, Rīga: Latvijas vēstures institūta apgāds, 1999, p.201-231.
[9] Ilze Fedosejeva «Herberts Cukurs. Rūgtais Cukurs», Satori.lv, 30 octobre 2014.
[10] «Foreign Minister Edgars Rinkēvičs: the Position of the Latvian Government is Crystal Clear – Performances about Cukurs Should be Condemned»
[11] La «Nacionāla apvienība» d’extrême-droite compte 4 ministres sur 14 au sein de la coalition conservatrice au pouvoir.
[12] Felikss Poļanskis, Olga Procevska, Boriss Ginzburgs et Marija Asereckova.
[13] Pēteris Draguns «Vai Cukurs pelnījis debesis?», delfi.lv, 24 octobre 2014.
[14] Les critiques purement musicales et théâtrales sont assez sévères. Voir «Ābolu ķocis. Mūzikla Cukurs. Herberts Cukurs potenciālu noslāpē banālie kodi un hroniskās kaites», kulturasdiena.lv, 5 novembre 2014.
[15] Voir le mémorial dédié à Žanis Lipke www.lipke.lv
[16] Voir par exemple le spectacle Vectēvs d’Alvis Hermanis: www.jrt.lv/vectevs

Vignette : détail de l'affiche du spectacle.

* Traducteur