L’agrotourisme en Pologne: une chance pour le développement des campagnes?

L’agrotourisme est à la mode dans les campagnes polonaises. De plus en plus de ruraux se lancent dans cette forme d’activité, encouragée par les pouvoirs publics et l’Union européenne. Quelle réalité se cache derrière cet engouement? Eléments de réponse autour de l’exemple des Basses-Carpates.


Forme de tourisme rural, l’agrotourisme fait partie d’un mouvement global qui s’est développé depuis les années 1970 en Occident en faveur d’un tourisme alternatif qui, par opposition au tourisme de masse, se montre plus soucieux de son impact sur l’environnement, les cultures et les sociétés locales. Cette notion, que l’on peut assimiler à celle de tourisme durable, a depuis été reprise par les Nations Unies et l’Union européenne, cette dernière ayant intégré l’idée de tourisme «compétitif et durable» dans un Agenda spécifique (2007).

En outre, depuis 1999 et la réforme de l’Agenda 2000, la Politique agricole commune inclut les questions liées au développement rural, dont la promotion du tourisme, du patrimoine rural culturel et naturel et, d’une manière générale, la diversification des économies locales. Ces dimensions sont reprises en Pologne dans le Programme de développement des espaces ruraux 2007-2013 (PROW), mis en œuvre par le ministère de l’Agriculture avec l’aide de fonds européens. Dans ce pays, qui, selon la définition nationale, est constitué à 93,2% de campagnes (chiffre 2005)[1], la question du développement rural est intimement liée à celle de l’agriculture. En 2005, le pourcentage de population travaillant dans le secteur primaire (agriculture, chasse, sylviculture et pêche) s’élevait à 17,4%, tandis que la moyenne de l’UE était de 4,9%. Ce pourcentage est appelé à diminuer dans les années à venir, avec la transformation des structures agraires et la modernisation des activités. Ainsi, on estimait en 2005 que la part du secteur primaire dans l’emploi total tomberait à 11% en 2015, taux qui, cependant, demeurerait bien supérieur à la moyenne communautaire. L’enjeu devient dès lors la création d’emplois au niveau local, afin d’absorber la main-d’œuvre «libérée» et, plus globalement, la survie des espaces ruraux. En effet, l’affaiblissement de l’agriculture fait craindre une hausse de l’émigration et le dépeuplement de campagnes déjà isolées.

Le cas des Basses-Carpates

Ces risques sont d’autant plus élevés dans les Basses-Carpates (Podkarpackie), au sud-est du pays. Cette région, qui occupe près de 6% du territoire national, est la plus rurale de Pologne: en 2009, 58,9% de la population vit à la campagne (contre une moyenne nationale de 39%). Le territoire régional est relativement déséquilibré, car les centres industriels et les villes les plus significatives (outre Przemysl, à l’extrême-Est, et Krosno, au sud) sont situés dans sa partie nord-ouest et autour de Rzeszow, la capitale. Le reste de la région est très dépourvu en infrastructures économiques, d’autant que d’anciens grands employeurs locaux -l’entreprise Koronki de Brzozow (producteur de dentelle), l’usine de verre de Krosno, le fabricant d’autobus Autosan à Sanok- ont fait faillite ces dernières années ou ont considérablement réduit leurs effectifs. De fait, la région des Basses-Carpates connait un taux de chômage élevé: fin novembre 2010, ce taux atteignait 15,1% (11,7% à l’échelle nationale), ce qui faisait de Podkarpackie la quatrième région la plus touchée, sur les 16 que compte la Pologne. Au sein de la région, les taux de chômage les plus élevés se retrouvent toujours dans les mêmes départements (powiaty), soit dans l’extrême sud-est (powiat przemyski, leski, bieszczadzki), région de montagne et de forêts, ainsi qu’autour de la ville de Brzozow au centre, et de Nisko au nord[2]. Si en moyenne la part des chômeurs vivant à la campagne dans la région s’élève à presque 62%, ce taux atteint les 100% dans le powiat entourant la ville de Przemysl (powiat przemyski). Pour autant, les chiffres du chômage sont sans doute sous-estimés car le chômage «caché» y est très prégnant.

Ce phénomène est lié au caractère fortement agricole des Basses-Carpates. L’agriculture emploie en effet 23% de la population. Il s’agit d’une agriculture très morcelée, les exploitations étant de très petite taille[3], d’une moyenne de 4,5 hectares (contre environ 10 hectares à l’échelle nationale). Une grande partie d’entre elles présente même une surface qui excède à peine un hectare, surface qui donne droit, selon la définition officielle et si l’on y cultive quelque chose, au statut d’agriculteur et à une protection sociale spécifique (garantie par la Caisse d’assurance sociale des agriculteurs, KRUS). Dans les faits, ces «agriculteurs» ne tirent souvent aucun revenu de leurs exploitations, qui s’apparentent à une somme de petites parcelles, mais produisent pour eux-mêmes et leurs proches. Ils vendent parfois leurs récoltes sur les marchés locaux ou le long des routes, cette production étant trop faible pour intéresser les industriels. Aussi, beaucoup d’agriculteurs officiels de la région, qui ne vivent pas de l’agriculture dans la réalité, doivent chercher une autre profession. En l’absence d’emploi à leur disposition, ces personnes s’apparentent à des chômeurs cachés, d’autant qu’être inscrit au KRUS retire le droit au statut de chômeur. Dans tous les cas, aucun propriétaire d’exploitation d’une surface supérieure à 2 hectares, qu’il en tire un revenu ou non, ne peut s’enregistrer comme chômeur dans les bureaux pour l’emploi.

Plus que pour les autres régions de Pologne, donc, l’avenir de l’agriculture est décisif pour le développement des Basses-Carpates: bientôt, les exigences en termes de modernisation et de rentabilité des exploitations vont forcer de nombreux petits producteurs à faire un choix entre une agriculture réellement rentable (ce qui supposerait de regrouper les exploitations) ou un emploi salarié[4]. L’un des objectifs du Programme de développement des espaces ruraux, qui vaut d’autant plus dans les Basses-Carpates, est donc d’inciter les petits exploitants à diversifier progressivement leurs activités.

Le succès de l’agrotourisme

En outre, plus qu’ailleurs, le tourisme rural, dont l’agrotourisme est une forme de service privilégiée, apparaît comme un axe majeur du développement régional. Car les Basses-Carpates, en particulier dans leur partie sud-orientale, présentent des atouts non négligeables: parcs nationaux, architecture en bois, musées traditionnels en plein air, chemins de randonnée, sources d’eau minérale, chaîne de montagne des Bieszczady, etc. Le potentiel touristique de la région se concentre justement là où le chômage est le plus élevé, et les possibilités d’emploi les plus limitées. Il se trouve également dans les traditions culinaires, vestimentaires ou artisanales qu’entretiennent les paysans et les cercles de femmes rurales (Kolo Gospodyn Wiejskich). En outre, la région bénéficie d’une bonne réputation sur le plan écologique et comme lieu de repos. L’agrotourisme est donc un moyen de mettre en valeur le patrimoine régional sans le menacer, tout comme il permet de créer un lien direct avec les habitants et les traditions locales. Pour les locaux, il est une chance de gagner des revenus complémentaires sans que cela n’exige de gros investissement de départ. Le marché du travail est difficilement accessible; par ailleurs, le montant du salaire brut moyen (670 euros en 2008) et de la retraite moyenne (300 euros en 2008) dans la région ne représente que 82 à 83% de la moyenne nationale, ce qui décourage de nombreuses personnes (et incite les plus jeunes à l’émigration). Malgré tout, pour les petites collectivités, l’agrotourisme est une chance de développer des emplois au niveau local hors du secteur agricole, essentiellement dans le domaine des services.

L’agrotourisme s’est particulièrement bien développé ces dernières années dans la région, le nombre de bases passant de 550 à près de 1.100 entre 2003 et 2007, faisant des Basses-Carpates la seconde région de Pologne offrant ce type de service, surtout dans les powiats du sud-est. Les touristes logent chez l’habitant et peuvent participer à toutes sortes d’activités dont, le plus souvent, des promenades à cheval et la fabrication de produits régionaux (proziaki -petits pains-, pierogi, bortch ukrainien, par exemple). Cinq associations spécialisées sont nées dans le domaine agrotouristique, et plusieurs types d’aide existent qui favorisent le secteur. Ainsi, dans le cadre du PROW, l’Agence de restructuration et de modernisation de l’agriculture (ARiMR) verse des aides pouvant atteindre 100.000 zlotys (25.600 euros) aux agriculteurs enregistrés au KRUS, pour la création d’une activité non agricole, qu’il s’agisse de services (services aux agriculteurs, vente, tourisme, transport, comptabilité), de production (artisanat, produits agricoles ou forestiers) ou d’activités de construction (secteur en croissance dans la région). Dans les Basses-Carpates, cette aide finance souvent le lancement dans l’agrotourisme[5]. Le Centre de Conseil agricole de Boguchwala, près de Rzeszow, propose également des formations gratuites dans ce domaine pour les personnes issues de l’agriculture, et des conseils, entre autres, sont disponibles auprès de la Fondation pour le soutien des campagnes (Fundacja Wspomagania Wsi).

Localement, des projets financés par le Fonds Social Européen portent, bien que plus rarement, sur cette forme d’activité. Dans ce cas, les bénéficiaires ne sont pas des agriculteurs mais des retraités ou des chômeurs officiels, qui disposent d’une petite exploitation. La plupart du temps il s’agit d’ailleurs de femmes qui ne travaillent pas, ou plus, et pour qui l’agrotourisme est une chance de «s’occuper». Ainsi, depuis plusieurs mois l’association des femmes de la commune de Grodzisko Dolne, près de Lezajsk, organise, à destination des femmes locales, des projets de formation à l’agrotourisme tels que l’Académie des leaders de l’agrotourisme» (Akademia Liderow Agroturystyki) ou L’Agrotourisme, une chance pour les femmes rurales (Agroturystyka szansa dla kobiet wiejskich). Des cours d’informatique, de gestion, des ateliers d’artisanat sont proposés à une trentaine de femmes, dont la majorité a plus de 50 ans. Grodzisko Dolne, qui compte 8.000 habitants, est l’exemple-type d’une commune isolée dans une campagne agricole, où les exploitations, d’une surface de 2-3 hectares en moyenne, ne suffisent pas aux familles pour vivre. Les hommes occupent un second emploi en ville, à Lezajsk, Rzeszow ou Lancut, les femmes restent à la maison. Elles travaillent parfois de façon saisonnière, en particulier à l’étranger[6]. Beaucoup de familles des environs sont inscrites au Centre d’aide sociale. Pour les membres de l’association des femmes de la commune, il s’agit, via ces projets, d’apporter une aide personnelle aux femmes en leur proposant une alternative, mais aussi de promouvoir la commune, d’y attirer les touristes, d’entretenir les traditions locales. Si les projets attirent effectivement les habitantes, peu, finalement, ont osé se lancer dans l’agrotourisme jusqu’à présent. Au printemps 2010, alors que plusieurs projets avaient déjà été mis en œuvre, seules deux personnes dans la commune offraient une prestation en agrotourisme, et de façon saisonnière seulement.


Artisanat local, Skansen de Kolbuszowa (Amélie Bonnet, 2010)

L’agrotourisme a-t-il un avenir?

Le manque d’initiative et de mobilité de la population (en particulier âgée) est une faiblesse pour les zones rurales et, là encore, l’agrotourisme est une tentative de réponse. Dans des zones où l’emploi se fait rare, la population vieillissante et peu mobile, il devient un moyen de survie économique et sociale, se basant sur le capital humain disponible. Malgré tout, le problème de la formation demeure, notamment en termes de promotion et de communication autour du lieu. A l’échelle régionale, l’information touristique est d’ailleurs jugée insuffisante, de même que l’indication des principales curiosités. En outre, si le réseau routier est de qualité satisfaisante, il ne permet pas un accès rapide et facile aux lieux touristiques, surtout dans la partie sud-est de la région. Enfin, le tourisme, d’une manière générale, demeure peu développé dans les Basses-Carpates, et conserve un caractère saisonnier (45% du tourisme étant concentré sur la période estivale). Le nombre de touristes polonais visitant la région ne représentait qu’à peine 3% du total des touristes nationaux en 2007, les touristes étrangers à peine 11% de l’ensemble des touristes régionaux, ce qui se traduit par une sous-occupation des équipements hôteliers. Dans ce contexte, les multiples bases agrotouristiques qui continuent de se développer, avec l’aide des pouvoirs publics, peuvent-elles réellement perdurer? Les habitants ruraux doivent-ils réellement espérer tirer des revenus de cette forme d’activité?

Ces questions restent légitimes, même si le tourisme rural a du potentiel (selon une étude Eurobaromètre 2010, 58,9% des Polonais préfèrent, pour leurs vacances, se rendre dans des destinations traditionnelles), et que la région entend dynamiser son image (l’Office du Maréchal, organe exécutif de la région, a lancé en décembre un nouveau slogan: Podkarpackie, «espace ouvert», sous-entendu, à l’investissement, au tourisme, à l’éducation et à la culture). D’autres mesures favorisant l’emploi local sont nécessaires pour assurer la «transition» des campagnes polonaises vers un modèle de développement plus diversifié.

[1] Selon la définition de l’OCDE, ce pourcentage s’élève à 91% en 2005, à 85,7% si l’on considère celle d’Eurostat.
[2] Taux de chômage en novembre 2009: 24,4% (powiat leski), 23,5% (powiat bieszczadzki), 22,8% (powiat brzozowski), 22,5% (powiat nizanski), 21,5% (powiat przemyski).
[3] Ces caractéristiques sont communes à l’ensemble des régions du sud-est de la Pologne, qui constituèrent une partie de l’ancienne Galicie, sous domination autrichienne au temps des Partages (Basses-Carpates, Sainte-Croix, région de Lublin et Petite-Pologne).
[4] En 2002, une estimation évoquait la baisse du nombre d’exploitations dans les zones rurales en Pologne de 25% environ sur la période 1990-2020, avec une multiplication par 2,5 de celles dépassant les 15 hectares (Malinowski, Marian, dir. Spoleczenstwo Podkarpacia na przelomie wiekow. Towarzystwo naukowe w Rzeszowie, 2002, p.84-85)
[5] Entre 2004 et 2006, à l’échelle nationale, le Programme sectoriel opérationnel «Restructuration et modernisation du secteur alimentaire et développement des espaces ruraux» a financé à hauteur de près de 13 millions d’euros l’essor de l’agrotourisme et des services touristiques, ce qui aurait permis de créer environ 4.600 emplois directs.
[6] L’une des destinations type de l’émigration des femmes de la région est l’Italie: elles s’y occupent de personnes âgées pendant 2 ou 3 mois, avant qu’une de leurs compatriotes ne prenne le relai.

 

Par Amélie BONNET

Sources : www.wup-rzeszow.pl , Stratégie de développement de la voïvodie de Podkarpackie 2007-2020, Programme de développement des espaces ruraux 2007-2013 (PROW), http://europa.eu/, http://ec.europa.eu/ , entretiens personnels réalisés dans la région Podkarpackie au printemps 2010.

Vignette : base agrotouristique à Leszczawa Dolna (powiat przemyski) (http://www.leszczawa.noclegi-pl.com/)