L’avenir par les tubes?

L'image particulièrement exotique d'un Caucase turbulent, violent et fanatisé s'est développée ces dernières années. Des explications plus ou moins heureuses ont commencé à surgir autour de l'instabilité de cette petite région méconnue: réveil de l'Islam pour certains, fièvres indépendantistes pour d'autres, ou encore, version la plus en vogue, enjeu pétrolier…


Affiche d'un film de James BondLe dernier James Bond, mettant en scène une riche héritière propriétaire d'une compagnie de pétrole implantée sur les rives de la Caspienne, ne saurait mentir : une fois de plus, il colle de manière parfaite avec les préoccupations économiques et stratégiques actuelles des sociétés occidentales, sociétés constamment tournées vers leur développement futur fait de besoins en ressources énergétiques toujours croissants, en l'espèce, les richesses naturelles découvertes dans la mer Caspienne, à proximité du Caucase. D'un point de vue occidental, l'enjeu majeur de l'espace considéré est un enjeu pétrolier, ce qui, dans cette logique, ne peut que provoquer des troubles dans la région[1]. La question de savoir si le facteur pétrolier est, comme on nous le présente, le seul facteur explicatif de cette instabilité reste cependant posée.

Pétrole antique

S'il existe un acteur de la région qui puisse se targuer d'occuper le sol du Caucase depuis la plus haute Antiquité, c'est bien le pétrole, richesse immémoriale qui ne reçut la nationalité russe qu'au cours du dix neuvième siècle : commença alors le développement de l'industrie pétrolière avec, notamment, l'apparition de Bakou et de son oléoduc Bakou-Tbilissi-Batoumi (Adjarie) suivi, quelques décennies plus tard, par l'élargissement de l'exploitation à la Mer Caspienne, la Tchétchénie, la région de Stavropol et Krasnodar ; malgré cette croissance exponentielle de l'exploitation dans la région, c'est l'Azerbaïdjan qui connut, durant la période soviétique, la plus grosse floraison de l'industrie pétrolière avec la production de plus des deux tiers des ressources pétrolières soviétiques et un immense réseau de pipe-lines partant de Bakou et desservant, au Nord, Moscou et les grandes villes russes via Grozny et Novorossiisk, et, au Sud, la Mer Noire (Turquie) via Ceyhan.

La Tchétchénie se retrouva, elle aussi, dans une situation fort avantageuse avec la découverte, sur son sol, de gisements importants qu'elle mit immédiatement en exploitation, grâce notamment à la construction de l'imposante raffinerie de Grozny spécialisée dans la production de kérosène.

La période d'euphorie passée, l'exploitation du pétrole en Azerbaïdjan déclina lentement à partir des années soixante, sans pour autant gêner l'industrie soviétique qui s'était tournée vers des gisements plus accessibles découverts en Sibérie. Il fallut attendre l'éclatement de l'URSS pour que la donne soit modifiée en Transcaucasie, chaque nouvel État souhaitant bien évidemment jouer sa carte dans la course au pétrole. L'année 1991 marqua, dans cette perspective, un tournant majeur, suite à la prospection et la découverte de nouveaux gisements pétroliers dans la Caspienne : un "boom" pétrolier était en train de voir le jour au Caucase.

Le pétrole ferment de discordes ou espoir d'entente ?

Suite à l'éclatement de l'URSS, les acteurs se sont multipliés autour de la Caspienne, passant de deux (URSS et Iran) à cinq (Russie, Kazakhstan, Turkménistan, Iran et Azerbaïdjan) ; or cette multiplication des acteurs est loin de correspondre à une égale répartition des ressources naturelles en Transcaucasie et au Caucase. Alors que les pays riverains de la Mer Caspienne, comme l'Azerbaïdjan, ont un intérêt direct dans l'exploitation des ressources pétrolières abondamment présentes dans leur sous-sol, les pays du Caucase (Tchétchénie, Ingouchie, Abkhazie et Daghestan) sont plutôt indirectement liés à ce problème d'exploitation et ne revendiquent qu'un droit de passage ou de participation.

Les hydrocarbures et leurs équipements associés sont, en ce qui concerne le cas de l'Azerbaïdjan, le secteur clé traditionnel (ils assuraient d'ailleurs les deux tiers de la production soviétique, même si les relations avec Moscou au sujet de Bakou et du réseau de pipe-lines russes ne furent pas toujours exemptes de tensions). L'autre point de discorde au sujet du pétrole de la région (surtout entre la Russie et l'Azerbaïdjan), concerne le statut de la Mer Caspienne: la Russie défend la thèse du lac et donc de l'exploitation commune alors que l'Azerbaïdjan soutient la thèse de la mer et donc du partage en secteurs nationaux, chaque acteur défendant ses intérêts en fonction de ses richesses off shore.

L'expression de "nœud caspien"[2] traduit parfaitement la réalité de l'imbrication des réseaux de pipe-lines existants ou en projet (vers la Méditerranée, la Mer noire, le Golfe et la Chine) qui donne lieu à de nombreux enchevêtrements. Ce "nœud caspien" concerne, dans un premier temps, les réseaux existants qui ne sont pas ou plus adaptés : c'est le cas des trajets passant par le Caucase du Sud et du Nord qui débouchent sur les port de la Mer Noire inaccessibles aux super-tankers.

L'enchevêtrement désigne également la nature contractuelle des relations qui lient les différents acteurs de la région ; des contrats ont été signés et des zones d'influence décernées par les gouvernements locaux, à l'image d'un Azerbaïdjan qui entre 1994 et 1996 a signé trois contrats dont le "contrat du siècle" (14 milliards de dollars pour 6 millions de tonnes de brut par an) et a fondé l'Azerbaïdjan International Operating Compagny (AIOC) avec, entre autres, de grandes compagnies pétrolières comme BP, Amoco, Exxon ou Loukoil,… Enfin, il est un autre type d'enchevêtrement, plus diffus mais tout aussi visible, qui mélange conflits de nationalité ancestraux et revendication des territoires touchés par la manne pétrolière: les rebelles tchétchènes faisant planer la menace sur les oléoducs nord et sud de la Caspienne, le soulèvement des frères Khatchilaev au Daghestan, les combats à la frontière de la Géorgie et de l'Abkhazie, etc.

Cependant, les conflits ne résument pas la totalité des mouvements des acteurs de la région qui, parallèlement, mènent des tentatives de rapprochement, comme en témoignent les efforts faits, en avril 1998, lors du sommet des responsables du Caucase à Grozny ; malgré les tensions entre les différentes républiques du Caucase nord et de Transcaucasie, Aslan Maskhadov y avait soumis un projet élaboré en commun par les Géorgiens et les Tchétchènes qui proposait la création d'un "marché commun du Caucase", projet prévoyant de faire passer la majeure partie du pétrole par l'oléoduc nord. Même si cette tentative échoua à cause de l'enlèvement de Valentin Vlassov (représentant d'Eltsine) à Grozny, cet épisode illustre une autre facette de ce que l'on qualifie trop souvent, en terme simplificateurs, de conflit d'intérêt lié au pétrole de la Caspienne.

De manière plus générale, le ressentiment des ex-républiques soviétiques envers la Russie est tenace car il reflète le fait que les trajets existants sont, pour l'instant, en majeure partie aux mains des Russes. La vétusté de ces réseaux et la dépendance qu'ils impliquent vis à vis de Russie sont autant de facteurs renforçant les tensions; face à ces enchevêtrements complexes la rationalité économique dicterait donc de nouveaux trajets rentables et intéressants du point de vue des débouchés (comme des pipe-lines vers l'Iran ou le Golfe), mais ces solutions ne sont pourtant pas retenues, en dépit de toute logique économique et technique.

Stratégies occidentales

La logique occidentale a imposé ses vues dans la région, délaissant volontiers la rationalité économique au profit de la stratégie à grande échelle, étant donné l'énorme enjeu que représente le pétrole de la Caspienne. La stratégie occidentale en matière de gestion des ressources pétrolières[3], s'appuie en grande partie sur l'idée de ne pas laisser cette denrée stratégique aux mains des grandes compagnies ainsi qu'à celles des acteurs de la région, du moins sans l'assurance d'exercer un contrôle étroit.

D'énormes investissements sont en jeu, ce qui a poussé Bill Clinton à faire des choix dictés par un soucis d'ordre stratégique, comme le montrent les déclarations faites en août 1997 lors de sa visite au président azerbaïdjanais Haidar Aliev[4] ; ainsi, plusieurs options ont été retenues par les pays occidentaux comme par exemple un réseau turc-iranien pour le gaz et surtout un projet d'oléoduc Turquie-Géorgie très éloignée des préoccupations de rentabilité.

A première vue et compte tenu des critères économiques, ces choix peuvent paraître absurdes mais répondent en fait à une réelle inquiétude de la part des pays occidentaux, notamment des Américains (il y a vingt ans les États-Unis exportaient du pétrole alors que dans dix ans ils seront importateurs net) qui prônent une diversification des sources d'approvisionnement. Ces prévisions stratégiques et ce soucis de diversification des sources prennent d'ailleurs tout leur sens vu les récents événements qui secouent le Moyen-Orient (l'échec du processus de paix israëlo-arabe, l'impasse irakienne, le regain d'un islamisme militant ou encore l'inconnue du régime saoudien).

Les ressources énergétiques sont, de manière indiscutable, un atout de cette région mais il semble assez périlleux pour les pays concernés d'évoluer librement dans le futur en ce qui concerne la gestion de ces mêmes ressources tant l'enjeu représenté est grand pour les puissances occidentales. De plus, recréer un réseau dépendant de celui existant, aux mains des Russes, prendra des années et ne se fera pas sans d'immenses investissements ce qui grèvera d'autant la liberté d'action des pays concernés… Le désenclavement de ces régions par les ressources énergétiques a donc un prix extrêmement élevé mais peut aussi s'avérer être une chance pour régler les conflits meurtriers qui ensanglantent la région. Le pétrole n'est pas la source de ces conflits: tout au plus il les cristallise, il leur permet de s'exprimer et, espérons-le, il sera à l'origine de leur fin.

[1] BLANK, Stephen, "Every shark east of Suez: great power interests, policies and tactics in the Transcaspian energy wars", Central Asian Survey, vol. 18, n°2, 1999. BREMMER, Ian, "Oil Politics: America and the Riches of the Caspian Basin", World Policy Journal, printemps 1998.
[2] ROY, Olivier, La nouvelle Asie Centrale ou la fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997.
[3] DAWISHA, Karen, PAROTT, Bruce, Conflict, cleavage and change in Central Asia and the Caucasus, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
[4] Les Etats-Unis ont décrété à cette occasion que le Caucase était une "zone d'intérêts stratégiques américains", la CIA ayant mené une enquête préalable et un entretien secret avec Madeleine Albright, le but étant de récolter des informations sur les réserves de pétrole de la Caspienne afin de prendre en charge l'avenir de la région, ce qui était qualifié de "l'une de nos tâche les plus passionnantes".

Photo : Affiche du film "The World is not enough" (1999)

 

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