Le cimetière Kerepesi, la mémoire endurcie

En plein centre de Budapest, entre fresques collectives et monuments aux grands hommes, un siècle et demi d'histoire hongroise se sont figés dans la pierre.


Cimetière KerepesiInauguré moins d'un an après le grand embrasement nationaliste de 1848, le cimetière de Kerepesi trouve d'emblée sa vocation : entretenir le souvenir des hommes, et la mémoire de la nation. Cette vocation s'affirme encore plus à partir de 1885, lorsque Kerepesi devient un cimetière exclusivement artistique. Dès lors, les statues, fresques, caveaux et pierres tombales constituent une véritable mise en scène de la mémoire hongroise, reflétant par vague historique les multiples mutations - politiques et intellectuelles - du pays.

Aujourd'hui, au milieu de cette vaste friche laissée dans un état de semi-abandon, la disposition " hasardeuse " des tombes et l'imbrication des styles donnent l'impression que les souvenirs se font face, que les événements circulent et que les destins dialoguent.

Nostalgie

Issue du Compromis de 1867, l'Autriche-Hongrie, cette " Cacanie " moquée par Robert Musil a laissé l'image d'un empire en déréliction incapable de réconcilier sa double nature impériale & royale (le K&K de Musil, pour kaiserlich & königlich). Pourtant, c'est précisément de cette contradiction qu'émergent la renaissance artistique et intellectuelle hongroise, le romantisme et Franz Liszt, Lechner Odon et l'art nouveau. C'est à cette époque aussi que Kerepesi devient sensuelle. Le marbre des sculpteurs romantiques, lisse et clair, quasi diaphane, paraît presque troublant. Les herbes folles, le lierre et le lichen envahissent le cimetière, substituant à la commémoration pompeuse de la mort l'expression d'un désespoir farouche et violent.

Traumatisme

1920. Le romantisme n'a pas résisté à la déflagration de la première guerre mondiale. Finie la sensualité. Finie la poésie. La Hongrie entre définitivement dans une période plus sèche, plus rêche, plus martiale. La sculpture devient fresque et la virilité du corps remplace les tentations du cœur et de l'esprit.

1920 - 1944

Le régent Miklos Horthy, amiral sans marine, déclenche une terreur " blanche " aussi brutale que la terreur " rouge " qui l'avait précédée. Kerepesi et son panthéon dramatique tombent dans l'oubli. Le style populiste fasciste de l'époque préfère s'affirmer dans les fresques de la Caisse d'Assurance des Travailleurs Hongrois qui fait face à l'entrée principale du cimetière. Chaque fenêtre du bâtiment est dédiée à une corporation professionnelle particulière. C'est l'époque de la machine, des rouages et des pistons qui désormais forment le grand Corps de la patrie hongroise.

1945-1989

Le socialisme succède au fascisme, mais les épaules des travailleurs restent solides, les cuisses puissantes, les mains larges. Seul le regard change pour devenir plus froid, imperturbable, presque insondable.

Pourtant, au fur et à mesure des années, Kerepesi retrouve le goût de la sobriété. Les visages s'effacent brusquement, comme s'il fallait se montrer économe, et Bela Kun ou Janos Kadar ne laissent finalement derrière eux que quelques lettres sur une simple plaque de marbre. A croire que l'ère de la Technique a ouvert de vastes espaces abstraits et que le traumatisme du Traité de Trianon est subitement exorcisé.

Par Antoine CHAUDAGNE
Vignette : Le Cimetière Kerepesi est pour Budapest ce que le Père-Lachaise est pour Paris.