Le dernier élargissement de l’UE vu de Tallinn

Les Estoniens le savent : dans tout club, les nouveaux venus doivent monter patte blanche et accepter d’être scrutés avec une attention soutenue. Cette pour cette raison peut-être que les récentes adhésions à l’Union européenne de la Roumanie et de la Bulgarie sont perçues sur cette rive de la Baltique avec beaucoup plus d’empathie qu’à l’Ouest de l’Europe.

« Nous encourageons nos amis Bulgares, qui n’ont pas encore comblé toutes leurs lacunes, à faire le nécessaire pour que le rapport de la Commission soit positif », soutenait un diplomate estonien en poste à Paris au printemps 2006, à propos de l’adhésion de ces deux pays. « Ils doivent entreprendre les réformes qui répondent aux exigences de la Commission. Nous aussi, nous avons rencontré des difficultés avant 2004, mais essayer de remplir tous les critères nous a donné une grande motivation et un grand courage ! »

Des changements rapides dans un contexte tendu

En son temps, l’Estonie a connu les mêmes démêlés avec la Commission européenne que ceux rencontrés plus récemment par la Bulgarie et la Roumanie, et son adhésion a suscité les mêmes craintes à Bruxelles que celles, décidées in extremis, de la Bulgarie et de la Roumanie. La difficulté du concours pourrait cependant bien l'avoir galvanisée, lorsqu’on regarde aujourd’hui les progrès réalisés par l’Estonie en matière de démocratie et de transparence financière. L’Europe valait bien, semble-t-il, de consentir quelques sacrifices. La législation, notamment, aurait dû changer tôt ou tard, mais ces modifications, pour devenir conformes aux normes bruxelloises, sont intervenues plus vite que prévu dans un contexte tendu.

« La petite économie estonienne peut-elle résister aux exigences de la Commission européenne ? », se demandaient également les commissaires. Le fait que l’économie de ce petit pays de 1 300 000 habitants soutienne désormais la comparaison chiffrée avec celle d’une ville européenne moyenne, voire d’une région française, est un élément de réponse plus qu’encourageant: en 2007, selon le FMI, le PIB estonien devrait atteindre près de 18 milliards de dollars, soit trois fois plus que le PIB de la Corse et l’équivalent de celui de la région Limousin en 2004. Le pays devrait voir tous ses indicateurs économiques à la hausse dans les prochaines années. Les salaires augmentent régulièrement depuis 2000, et la croissance devrait se stabiliser autour de 8 % en 2007. Des anciens pays communistes entrés dans l’UE depuis 2004, l’Estonie est celui où les réformes structurelles de l’économie ont été les plus radicales, mais aussi les plus profitables. La réussite de ce pays à l’économie très ouverte attire des flux importants d’investisseurs étrangers, notamment de Finlande et de Suède et dynamise le secteur des technologies de pointe, dans lequel l’Estonie se distingue. Le logiciel Skype, qui révolutionne aujourd’hui le monde de télécommunications, a été conçu à Tallinn.

Les Estoniens s’enorgueillissent également de figurer dans le quintet de tête de la liste des pays les moins corrompus du monde, dressée par l’OCDE. Sur ce chapitre, les Estoniens estiment pour la plupart que les Bulgares et les Roumains sont sur la bonne voie, contrairement à la plupart des habitants d’Europe de l’Ouest, qui craignent la corruption dans ces pays, comme le symptôme, peut-être contagieux, d’une mauvaise santé économique. Quant au respect de la démocratie, des droits de l’homme et du principe d’égalité, beaucoup d’Estoniens estiment que les Bulgares et les Roumains ont acquis le niveau requis par Bruxelles. Activement impliquée dans un programme de coopération en matière de défense, de justice et d’intégration dans l’Otan, baptisé «Saut du tigre», avec les pays du Sud-Caucase de superficie similaire que sont la Géorgie, l’Arménie et l'Azerbaïdjan, l’Estonie se dit prête à aider tous les nouveaux pays de l’Union à se moderniser, et à mettre son expérience à leur disposition en matière d’intégration européenne.

Un sentiment de responsabilité envers l’Europe

L’enthousiasme manifesté pour cette nouvelle vague d’élargissement dans la partie orientale de l’Union dépasse largement celui ressenti par les Européens de l’Ouest. La méconnaissance des réalités quotidiennes à l’Est de l’Europe en est certainement en partie responsable. Mais il existe aussi un euro-dynamisme inhérent à l’Est. Le traité sur la Constitution européenne, rejeté par la France et les Pays-Bas, a été ratifié par le Parlement de Tallinn le 9 mai 2006 : « C’est un sentiment de responsabilité vis-à-vis de l’Europe qui nous a poussés à ratifier le traité », explique un diplomate estonien. « Le traité était le meilleur résultat possible pour le moment. Il faut une base pour l’intégration politique de l’Europe. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons décidé de le ratifier comme le seul instrument possible à ce moment-là, permettant d’aller de l’avant. »

Deuxième étape : l’euro

Car la route vers l’UE demeure semée d’embûches. Si Bucarest et Sofia viennent d’obtenir leur passeport pour l’Union, toute la difficulté pour les prochaines années consistera à assainir l’économie de leurs pays et à la consolider suffisamment pour que la porte étroite du club encore plus fermé de la zone euro s’ouvre devant eux. L’Estonie se trouve aujourd’hui dans cette délicate configuration et, malgré ses brillants résultats politiques, économiques et sociaux, elle n’est toujours pas en mesure de remplir la totalité des critères d’adhésion à la zone euro.

« L’inflation nous a poussés à remettre l’adhésion à plus tard », ajoute le diplomate. « Dans une petite économie comme la nôtre, avec une croissance annuelle de 9 à 10 %, l’inflation gonfle inévitablement plus que dans un pays où la croissance annuelle varie de 2 à 3 %. Mais avec une dette publique au-dessous de 5 %, une devise qui n’est pas flottante, un taux d’intérêt directement lié à celui de la Banque centrale européenne, nous étions dans les critères de Maastricht dès 2003. » La hausse du prix du pétrole et la dépendance énergétique de l’Estonie ne laissent pas au gouvernement une grande marge de manœuvre. Mais, après de nombreuses tractations avec Bruxelles, il mise sur une baisse de l’inflation de 3 % en 2007 et espère une adhésion à la zone euros au 1er janvier 2008.

Ces obstacles n’auront-ils pas raison de l’enthousiasme des Estoniens ? « Non. Un petit pays comme l’Estonie a beaucoup plus à gagner à entrer dans l’UE qu’à rester dehors. Seule la question de la monnaie peut fournir un argument aux eurosceptiques. La première preuve tangible de l’indépendance du pays a été la réintroduction de la couronne estonienne, en juin 1992. Je me souviens très bien du sentiment lié au fait de pouvoir tenir cette monnaie dans ma main… L’opinion estonienne reste un peu partagée sur cette question. Ce n’est pas un soutien unanime mais, en même temps, ce n’est pas une opposition unanime non plus. Le taux de change de la couronne en euro est un rapport fixe [1] et, depuis l’introduction de l’euro, pour toutes les transactions, à l’exception de quelques pays préférant le dollar, nous utilisons l’euro dans le pays. D’un point de vue monétaire, cela ne changera pas les choses. » L’enthousiasme des Estoniens pour l’Europe n’est pas près de faiblir. Les Bulgares et les Roumains ont également toutes les chances de le partager aussi dans les années qui viennent.

 

* Fred HILGEMANN est réalisateur de films documentaires
Photo : Tallinn (© Sébastien Pointout)

 

[1] 1 euro = 15.65 EEK]