Le droit dans tous ses états

Selon les disciplines enseignées, les facultés ont connu des évolutions très variées. Ces dernières années, le droit est, avec l’économie et la finance, l’un des enseignements les plus cotés. Un éclairage sur cette discipline permet de mieux comprendre les transformations actuelles de l’université russe.


Alors que de nombreuses facultés de langue et d’histoire peinent à maintenir leurs effectifs, les cursus de droit ne cessent, ces dernières années, de se multiplier. Imaginez l’embarras de l’étudiant moscovite souhaitant s’inscrire en droit, quand il apprend que la capitale compte quelque six cents établissements délivrant un diplôme d’études supérieures juridiques. A l’échelle nationale, aucun responsable, pas même au ministère de l’Education, n’est capable de fournir une estimation précise du nombre de facultés et d’instituts de droit. Le chiffre de trois mille, parfois avancé, serait en deçà de la réalité.

L’explosion du nombre de facultés

L’engouement soudain pour le droit trouve plusieurs explications. Considéré comme une matière noble, autrefois accessible aux seuls enfants de la nomenklatura, il correspond bien à l’esprit libéral du moment. Mais surtout, les juristes bénéficient de réelles opportunités sur le marché du travail. La mise en place d’une économie de marché a conduit à l’adoption rapide de nouveaux textes, au renouvellement brutal de certaines branches du droit, comme le droit civil, et à la création de nouvelles disciplines, comme le droit fiscal et le droit des affaires. Cette évolution a suscité un important besoin de spécialistes aux connaissances précises et actuelles.

Alors qu’au début des années 90 chacun pouvait s’improviser juriste, posséder un diplôme d’études juridiques est aujourd’hui nécessaire pour prétendre à un poste dans une grande entreprise ou dans un cabinet de conseil. L’inflation de la demande et le prestige des nouvelles carrières ont engendré une véritable ruée vers les instituts juridiques. Aujourd’hui, ce mouvement se ralentit mais il devrait bientôt reprendre dans le domaine du droit public, en écho aux réformes de la fonction publique.

Les directeurs d’établissement n’ont pas tardé à réagir à cette demande croissante. Des établissements en tous genres ont créé des filières payantes afin d’attirer les étudiants refusés à l’entrée des grandes institutions comme le MGou (Université d’Etat de Moscou) ou la MGIouA (Académie juridique de Moscou). Même l’Institut d’agriculture propose, pour environ 1.500 dollars, un cursus de droit en cinq ans. Tous ces diplômes ne sont pas reconnus par le ministère de l’Education, supposé donner son aval à la création des filières. Aussi règne-t-il un certain flou sur leur valeur réelle. Pour autant, les étudiants ne manquent pas.

De nouvelles matières

Cette inflation subite de filières juridiques intervient au moment où s’opèrent des modifications radicales dans un enseignement autrefois très marqué idéologiquement. Comme par le passé, les études durent généralement cinq ans, les deux premières années étant consacrées à la formation générale. Le contenu des enseignements a quant à lui changé, sous l’impulsion du ministère mais aussi à l’initiative des recteurs. Ainsi, les cours obligatoires de mathématiques ou de physique sont parfois discrètement transformés en cours d’informatique, réputés plus utiles pour les étudiants. Le droit fiscal et le droit bancaire, récemment introduits dans les programmes nationaux, figurent désormais sur la liste des enseignements obligatoires imposés par le ministère, tandis que certains cours plus théoriques sont devenus optionnels.

Ces réformes visent à mieux adapter la formation des étudiants aux exigences du marché du travail. Elles pâtissent cependant du rejet de toute réflexion sur la fonction du droit et d’un manque cruel de personnel qualifié pour dispenser les nouveaux enseignements. Si les meilleures universités n’ont guère de mal à attirer vers elles de bons spécialistes, il en va tout autrement pour les petits instituts: leurs enseignants sont au mieux des professeurs de grandes universités cherchant à arrondir leurs fins de mois, au pire des praticiens aux capacités discutables souhaitant s’acheter une réputation grâce à l’étiquette de professeur. L’âge avancé des recteurs d’université et leur faible connaissance des nouvelles matières les privent d’un regard critique sur les enseignements. Par ailleurs, même les établissements prestigieux peinent à conserver leurs meilleurs éléments. Les diplômés les plus brillants sont souvent happés par les grandes entreprises, l’université étant incapable de rivaliser avec les salaires proposés dans le privé.

Quant aux thésards, ils doivent souvent travailler dans des cabinets de conseil ou dans des banques pour financer leurs recherches (la bourse d’Etat n’atteint pas 15 euros par mois). Ces contraintes pèsent considérablement sur leur temps de travail et contribuent à des dérives dangereuses, comme le développement d’une approche fonctionnaliste du droit, mis au service de l’économie.

Les transformations de l’enseignement

La cohabitation de l’ancien et du nouveau au sein de l’université russe rend celle-ci quelque peu exotique aux yeux du juriste occidental. En forçant le trait, on pourrait opposer deux générations d’enseignants. Les jeunes, très portés sur les nouvelles branches du droit, sont pragmatiques et peu enclins à la théorisation. Leurs travaux développent essentiellement des questions techniques se rapportant à des problèmes d’efficacité législative: à la déficience d’une règle de droit ne peut, selon eux, répondre qu’une nouvelle règle de droit. Pour les tempérer, on ne trouve généralement que des «anciens». Plus intéressés par la théorie du droit et par sa place dans la société, ils disposent, pour aborder ces problématiques, de peu de concepts en dehors du matérialisme historique et de la planification juridique, appliqués par bout aux situations les plus variées. Dans un tel contexte, personne ne s’étonne de voir un professeur ayant publié une thèse sur la notion juridique de propriété socialiste enseigner, trente ans plus tard, la responsabilité contractuelle et le droit des personnes morales. Ce type de situations n’est pas sans conséquences sur la qualité des enseignements.

Les évolutions actuelles comportent aussi des aspects positifs. L’effort d’ouverture des enseignants, dont la plupart n’hésitent pas à étudier et à enseigner les systèmes étrangers, est des plus louables. Les étudiants citent régulièrement, dans leurs travaux, des bribes de législations étrangères, qu’ils mettent en balance les unes avec les autres. Cette pratique pose problème lorsque les notions sont appliquées à des situations inappropriées. Elle a pourtant le mérite d’inciter les étudiants à s’intéresser à la pluralité des systèmes, et tempère l’image souvent très nationale de la discipline. L’ampleur de sa diffusion en fait certainement une spécificité du système russe. Le caractère hybride du droit russe découle d’ailleurs directement d’une tradition ancienne d’ouverture sur les droits étrangers.

Il faut aussi souligner la singularité des relations professeurs/étudiants dans un système où chacun est rapidement conduit à se livrer à des activités parallèles. Si l’irruption du monde du travail au sein de l’université présente de lourds inconvénients (absentéisme, manque de concentration chez les étudiants, trop grande professionnalisation voire commercialisation de l’enseignement), il se développe en contrepartie une relation plus mature et plus fructueuse entre professeurs et étudiants. Les étudiants sérieux de dernière année et les thésards affranchis d’une vision trop dogmatique du droit surpassent souvent leurs professeurs dans la connaissance du droit pré-révolutionnaire et l’utilisation des nouveaux concepts. La hiérarchie se brouille alors pour laisser place à un dialogue parfois très constructif où l’étudiant curieux n’hésite pas à prendre la parole.

Par Aurore CHAIGNEAU