Le paysage médiatique en Russie : relative liberté de la presse versus vassalisation de l’audiovisuel

Les observateurs le répètent à l'envi : il ne fait pas bon être journaliste en Russie aujourd'hui. Anna Politkovskaïa en sait quelque chose. Grand reporter pour Novaya Gazeta, bi-hebdomadaire souvent virulent à l'égard du pouvoir, elle est l'une des seules personnes en Russie à avoir essayé de rendre compte des atrocités commises par l'armée russe en Tchétchénie.


Elle a témoigné de son expérience dans plusieurs ouvrages. En 2003, à l'occasion de la publication en France de son livre " Tchétchénie : le déshonneur russe ", elle confiait déjà avoir été plusieurs fois " invitée " à abandonner ses activités.

Septembre 2004 : les avertissements se font plus menaçants. Alors que dans le sud du pays, en Ossétie du Nord, à Beslan, plusieurs centaines d'enfants sont retenus dans une école par des terroristes, la journaliste, qui a pourtant été sollicitée par les autorités russes lors de la prise d'otage du théâtre de la Doubrovka à Moscou en octobre 2002 pour négocier avec les assaillants, ne peut se rendre sur les lieux. En effet, lors du vol qui l'amène à Beslan, elle perd connaissance. On lui diagnostique une infection intestinale aiguë. Rapatriée vers Moscou, la journaliste reste persuadée qu'elle a été empoisonnée.

Si le mystère plane toujours sur l'affaire, il n'en reste pas moins que la journaliste pointe du doigt l'un des problèmes récurrents dans le domaine des médias en Russie : la pratique de l'intimidation. "Il existe encore des journaux indépendants en Russie, affirmait Vladimir Pozner, présentateur d'une émission sur la première chaîne de télévision et président de l'Académie russe de télévision, lors d'une conférence à Paris en décembre dernier.

En revanche, les journalistes, s'ils ne sont pas censurés, peuvent être dissuadés de poursuivre leurs investigations." Marie Mendras, chercheur au Centre d'Etudes et de Recherches Internationales (CERI), confirme, dans une synthèse réalisée en mars 2004 et intitulée " Russie. La réélection de Vladimir Poutine " : "Un journaliste indépendant peut travailler à peu près librement- certains sujets d'investigation sont dangereux, notamment sur le risque nucléaire et l'armée- mais en sachant qu'il peut, un jour, être dissuadé de continuer. "

Le journaliste militaire Grigory Pasko, en a fait l'expérience. En 1997, alors qu'il enquête sur les problèmes écologiques en mer du Nord, dus au démantèlement de la flotte pacifique, il est arrêté et passe devant le tribunal. Une première fois libéré, il est de nouveau assigné en justice et condamné à quatre ans d'emprisonnement pour haute trahison. Il sort finalement de prison en 2003, sous la pression internationale. Aujourd'hui, il dénonce les entraves à la liberté de la presse. Selon lui, l'existence de journaux indépendants est à relativiser.

"Il y a très peu de journaux qui soient indépendants des autorités, et à l'extérieur de Moscou, c'est à peine s'ils existent ", déclarait-il à Toronto en février dernier lors d'une conférence de presse organisée par les Journalistes canadiens pour la liberté d'expression (CFJE), le PEN Canada et Amnesty International. En effet, les journaux de référence, qui pour certains publient de temps à autre des articles critiques, ne sont lus que par un nombre infime de lecteurs, la plupart habitant à Moscou ou Saint-Pétersbourg. Pour ne citer que quelques chiffres : les Izvestia ne tirent qu'à 430 000 exemplaires, Kommersant à 114 000, Nezavissimaïa Gazeta à 42 000… sachant que la Russie est peuplée de 144 millions d'habitants !

A l'inverse, la télévision est regardée par une majorité de Russes. "Les sondages indiquent que, dans 54% des foyers, la télévision reste allumée même lorsque personne ne la regarde et 78% des Russes la mettent en route en même temps qu'ils allument la lumière en se réveillant le matin ou en rentrant du travail le soir ", affirme Floriana Fossato, spécialiste des médias en Russie dans la revue Pouvoirs[1]. Avec une telle audience, ce média devient la cible principale des attaques du Kremlin. Dès 2001, le président russe Vladimir Poutine s'en prend à la chaîne NTV, détenue alors par l'oligarque Vladimir Goussinski, aujourd'hui en exil. Puis c'est au tour de la chaîne TV6, propriété du sulfureux Boris Berezovski, d'être démantelée.

En septembre 2004, une trentaine de journalistes et de présentateurs russes dénonçaient dans une déclaration commune " une censure de fait, l'autocensure, les licenciements, la fermeture de certaines émissions. On tente de nous imposer une ligne officielle dans le traitement de l'actualité, de la propagande à la place de discussions libres. " La raison de ce coup de gueule ? La couverture du drame de Beslan, qui a minimisé l'événement et occulté les erreurs des Russes lors de l'assaut. De son côté, le président Vladimir Poutine exhortait les journalistes à s'engager contre le terrorisme international. En somme, comme le décrypte Floriana Fossato[1], il demandait aux médias de fonctionner " selon les volontés du pouvoir ".

Restent le satellite, et Internet. Le nombre d'internautes croît de jour en jour : en 2003, selon le Ministère du développement économique, il atteignait 8,5 millions de personnes, et devait arriver à 20 millions en 2006. Mais dans un pays où un Russe sur cinq vit avec moins du minimum vital (70 dollars), ces moyens de communication, qui nécessitent d'être bien équipé, demeurent un luxe.

 

* Eléonore DERMY est journaliste indépendante

 

[1] Floriana Fossato, " La télévision, média du pouvoir ", dans Pouvoirs, n°112, 2005, 219 pages, 15€.