Le retrait d’Afghanistan, entre logistique militaire et défis post-soviétiques

Les États dont les armées quitteront l’Afghanistan dans les années à venir ont choisi de privilégier un pont terrestre eurasiatique pour rapatrier leurs équipements. Ce réseau de transport qui traverse l’espace post-soviétique soulève de nombreuses questions, et pas seulement d'ordre purement logistique.


Depuis plusieurs mois, les États dont les forces armées constituent la Force Internationale d’Assistance et de Sécurité (FIAS) en Afghanistan, se sont positionnés en faveur d’un départ progressif avant 2015 pour mettre fin à cette longue « intervention »[1] bien loin de leurs territoires. Ainsi, en France, l’éventualité d’un retrait anticipé des troupes françaises d’Afghanistan a été au centre de nombreux débats depuis la mort de quatre soldat français, tués par un taliban infiltré dans les rangs de l’armée afghane[2]. Quitter le territoire en n’y laissant que ce qui est utile aux Afghans, en assurant la sécurité des convois, le tout pour un coût minimum, est donc le défi ultime des armées de la coalition. Il n’est pas envisageable pour les armées occidentales de se retirer en abandonnant sur place des équipements inutilisables, voire potentiellement polluants et dangereux, notamment des armes en état de marche. Au début des années 1990, les différentes factions afghanes avaient été largement fournies en armes grâce aux stocks abandonnés par l’Armée soviétique à la fin de la guerre menée par l’URSS à partir de 1979. De leur côté, les États-Unis, qui avaient fourni des missiles Stinger aux moudjahidine par l’intermédiaire de la CIA, avaient essayé d’éviter la prolifération de ces armes, en les rachetant à prix d’or aux anciens combattants afghans à qui ils les avaient gracieusement offertes quelques années plus tôt pour combattre les Soviétiques...[3] Jusqu’à l’automne 2011, une majeure partie des conteneurs envoyés en Afghanistan par les États-Unis et leurs alliés, dans le cadre de la coalition de l’OTAN, rejoignaient le pays depuis le port de Karachi au Pakistan. Mais la dégradation des relations américano-pakistanaises a conduit les planificateurs américains à mettre en place un itinéraire de transport terrestre alternatif à travers l’Asie centrale, le « Northern Distribution Network » (NDN).

Un retrait à l’épreuve de la diplomatie

La solution de transport terrestre, vers et depuis l’Afghanistan, la plus avantageuse techniquement dépend de la coopération du Pakistan. Ce pays est allié de l’OTAN quoiqu’une partie de son administration, notamment ses services secrets, soit liée aux talibans[4]. Or, les autorités pakistanaises ont dénoncé le non-respect de leur souveraineté territoriale par les États-Unis, de façon de plus en plus véhémente au cours des derniers mois. L’exécution d’Oussama Ben Laden et les attaques de drones américains sur des responsables des talibans étaient déjà considérées comme des intrusions illégitimes. Mais c’est le 25 novembre 2011, à la suite d’une attaque de l’OTAN sur un poste frontière ayant causé par erreur la mort de 24 soldats pakistanais, que les autorités pakistanaises ont décidé de fermer indéfiniment la frontière du pays avec l’Afghanistan, tout comme cela avait été le cas pendant deux semaines en 2010, et pendant trois jours en avril 2011[5]. Cet obstacle diplomatique s’est ajouté aux autres handicaps récurrents de la voie pakistanaise: les attaques de convois, la capacité trop réduite et les dysfonctionnements récurrents du port de Karachi, le mauvais état des routes, les graves inondations, sans oublier les mystérieuses disparitions de conteneurs pendant leur transit entre l’Océan indien et l’Afghanistan.

...et de l’enclavement

Le moyen le plus efficace d’évacuer rapidement l’Afghanistan serait sans doute par les airs. Les soldats seront en majorité rapatriés par avion. Mais un retrait rapide de tous les équipements restants, par voie aérienne uniquement, impliquerait de très nombreux vols d’avions de transport très gros porteurs, comme les C5 Super Galaxy de Lockheed ou les AN 225 Mriya fabriqués par Antonov[6]. Si cette solution semble à première vue la plus simple, elle n’a pas été retenue par les États membres de la coalition, pour des raisons budgétaires. C’est ce qu’avait avancé le ministre français de la Défense Gérard Longuet face à la Commission des Affaires étrangères et de la Défense réunie à l’Assemblée nationale le 8 février dernier : la solution consistant à utiliser « une voie aérienne de bout en bout » a ainsi été écartée « parce qu’elle est très coûteuse. » Depuis quelques années, la coalition utilise de plus en plus la route en plus de la mer et des airs pour acheminer du matériel non-létal vers l’Afghanistan, à moindre coût. Mais en raison du très fort enclavement de ce territoire, cette solution nécessite des moyens très importants.

Enjeux logistiques du Northern Distribution Network

Aucune des options choisies pour le moment n’est unique et exclusive, et la plupart des forces armées utiliseront sans doute une combinaison de transport terrestre, aérien et maritime pour rapatrier leurs hommes, leurs armes, leurs véhicules et leur matériel. C’est dans ce cadre-là que les États-Unis, depuis 2008, ont mis en place entre l’Europe et l’Afghanistan l'axe de transport NDN[7]. Celui-ci a le soutien de la Russie et l’aval d’États d’Asie centrale, attirés par la manne financière qu'il représente. Le tout est orchestré par le commandement militaire américain chargé du transport, le TRANSCOM, qui externalise une grande partie de cette activité à la société de transport international Maersk, régulièrement mobilisée dans des projets civilo-militaires américains dans le domaine logistique. Comme son nom l’indique, cette « route du nord » est constituée d’un réseau d’axes de transport routiers et ferroviaires qui traversent la Russie ou le Caucase du Sud ainsi que certains des États d’Asie centrale. Le réseau consiste en deux axes principaux: le premier est une voie ferrée qui rejoint l’Afghanistan depuis la mer Baltique via la Russie et l’Asie centrale, le second part de la mer Noire, traversant le Caucase du sud, la mer Caspienne, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. Enfin, un axe annexe vient de l’Océan pacifique depuis le port russe de Vladivostok.

Une « Nouvelle route de la soie » introuvable

Prévu à l’origine pour acheminer du matériel en Afghanistan, le NDN est envisagé depuis plusieurs mois comme une des voies privilégiées du retrait, comme l’affirmait récemment un responsable américain : « Nous serons partis en 2014. Donc le NDN a de la valeur non pour entrer en Afghanistan mais plutôt pour en sortir »[8]. Si le NDN n’est pas le seul axe logistique du retrait de la coalition, il en constituera indéniablement une des structures majeures pour convoyer les conteneurs des différentes forces armées vers des ports en eaux profondes où des porte-conteneurs pourront les embarquer. Aux milliers de véhicules en tous genres qui seront transportés s’ajouteront des tonnes d’équipements exclusivement non-létaux : tentes et bâtiments préfabriqués, vêtements, et toutes sortes d’équipements nécessaires à la vie quotidienne d’une armée, rangés dans des conteneurs. Emprunter les différents axes de la route du nord impose aux convois routiers et ferroviaires d’effectuer des trajets de plusieurs milliers de kilomètres, de franchir fleuves, cols, frontières, et de traverser des déserts. Pour mettre en œuvre un itinéraire de transport sur ce trajet gigantesque, non seulement certains tronçons de route ou de chemin de fer ont été construits ou remis en état mais des infrastructures supplémentaires sont également construites depuis plusieurs mois. Parallèlement, les États-Unis et leurs partenaires ont mis en œuvre depuis plusieurs années un lexique mythologique se référant de façon très imprécise à la Route de la Soie et servant de support de communication à leur politique régionale[9]. Mais tandis que le NDN prend corps peu à peu au bénéfice de la logistique militaire, le projet politique des différentes « Nouvelles Routes de la Soie » garde les contours les plus flous.

Du coût financier au coût politique

Mais si le réseau est notablement plus sûr que le passage par le Pakistan, il coûte très cher : les États qui accueillent le NDN reçoivent à eux tous environ 500 millions de dollars annuels à ce titre[10]. Certains de ces États montrent à des degrés divers un défaut d’observation des droits de l’homme, ce qui oblige les États-Unis et les autres pays qui souhaitent emprunter le NDN à tenir un double discours ; d’une part les droits de l’homme et la démocratisation sont mis en avant comme une priorité, et d’autre part, la raison d’État conduit à entretenir des liens plus étroits avec les régimes en place, notamment en leur fournissant du matériel militaire. Si le retrait d’Afghanistan s’impose comme un défi majeur pour les structures afférentes au sein des armées, il ne peut être envisagé uniquement dans sa dimension technique sans entrer en contradiction avec les idéaux politiques et moraux mis en avant par les États-Unis et la France depuis 2001. Au-delà de son coût, certes élevé mais moindre que celui d’une solution exclusivement aérienne, est-il possible d’emprunter cette « route du nord » et de quitter à moindre coût le théâtre d’opérations afghan, sans négliger en Asie centrale ce que la France, de l’Afghanistan à la Syrie, présente comme ses valeurs ?

Notes :
[1] Sur la notion d’« intervention », voir Frédéric Gros, États de violence : essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006, p.231.
[2] « Le retrait anticipé d'Afghanistan fait consensus chez les candidats », L’Express.fr, publié le 20/01/2012.
[3] Steve Coll, Ghost Wars: The Secret History of the CIA, Afghanistan, and Bin Laden, from the Soviet Invasion to September 10, 2001, Penguin, 2004.
[4] Ahmed Rashid, Taliban: Militant Islam, Oil and Fundamentalism in Central Asia, Yale University Press, 2000.
[5] Rob Crilly & Ben Farmer, « Pakistan permanently closes borders to Nato after air strike», The Telegraph, 28 novembre 2011.
[6] Jean-Dominique Merchet, « Partir d'Afghanistan : pas si simple... », Marianne, 22 janvier 2012.
[7] Richard Weitz, «Logistics and the Afghan Endgame», Eurasia Daily Monitor, Volume: 9 Issue: 75, Washington, 16 avril 2012.
[8] Deirdre Tynan, «Afghanistan: NDN finding reverse gear», Eurasianet.org, 28 novembre 2011.
[9] «Central Asia and the Transition in Afghanistan», Senate Foreign Relations Committee Majority Staff Report, Washington, 19 décembre 2011.
[10] Deirdre Tynan, «Central Asia: Who is the big winner in the NDN sweepstakes?», Eurasianet.org, 7 février 2012.

* Felix de MONTETY est étudiant en Master 2 Sécurité Défense & Stratégie à l’IEP de Lille.

Vignette : Afghanistan, © Mark ODonald.

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