Le russe, langue officielle en Lettonie?

Dans de nombreux États officiellement unilingues où cohabitent des groupes de langues différentes, des voix s'élèvent pour demander de faire de la langue seconde une langue officielle. Ce cas est fréquent en Europe et la Charte européennes des langues régionales et ou minoritaires y encourage.


On compte 37 % de russophones en Lettonie (pays qui comptait 2 023 825 habitants début 2013) et plus de 50 % dans la seule ville de Riga (643 615 habitants). 67 % d'entre eux ont la citoyenneté lettone. Dans ces conditions, il peut a priori sembler légitime de s’interroger sur le statut de la langue russe, voire d’envisager d’en faire la seconde langue officielle de l’État. Mais la situation est plus compliquée que ne peut le laisser paraître une simple approche statistique.

Une histoire de domination

Cette conjonction linguistique est relativement nouvelle. Avant la Seconde Guerre mondiale, dans la première République indépendante de Lettonie, alors que le letton était langue officielle (Loi de 1932), plus de 75 % de la population était en effet de langue maternelle lettone[1]. Les russophones n’étaient alors qu’une minorité linguistique parmi d’autres. Mais ces autres groupes ont pratiquement disparu pendant la Seconde Guerre Mondiale, les russophones et, parmi eux, en premier lieu, les personnes dites d'ethnie russe, devenant de ce fait la seule minorité substantielle. Progressivement, entre 1945 et 1990, le nombre de résidents russophones s’est accru, résultat de l’attractivité de la république baltique pour les Soviétiques (climat, atmosphère culturelle, industrialisation lourde...) et d’une politique délibérée tantôt de la part du Kremlin, tantôt de celle des autorités locales.

Les Soviétiques faisaient alors une nette distinction entre les langues et, à terme, la création d’un peuple soviétique russophone était un objectif à peine occulté. Tandis que, dans les nombreuses écoles russes créées sur cette période, la langue locale n’était pas obligatoire, en revanche, dans les écoles lettones, le russe était une matière essentielle. Progressivement, l’usage du letton a régressé.

Le recensement soviétique de 1989 représentait l'asymétrie de l'usage des deux langues: alors que 66 % des Lettons ethniques (52 % de la population totale) connaissaient le russe, seuls 22 % des autres habitants du pays connaissaient le letton. Au total, 62 % des résidents seulement maîtrisaient cette langue, alors clairement menacée de marginalisation.

Cette situation explique que, dès le 5 mai 1989, le gouvernement letton a choisi de considérer le russe comme une langue étrangère et de redonner au letton la place principale dans le fonctionnement de l’État et dans l’affichage public. Le préambule de la Loi sur la langue adoptée en 1989 (et abrogée le 1er septembre 2000) stipulait : « La Lettonie est l'unique territoire ethnique du monde habité par le peuple letton. Le letton est l'une des importantes conditions d'existence du peuple letton et d'existence et de développement de sa culture. Durant les dernières décennies, l'emploi du letton dans la vie de l'État et de la société a diminué de façon substantielle: c'est pourquoi il est indispensable que des mesures particulières soient prises pour protéger la langue lettone. Cette protection peut être assurée en accordant au letton le statut de langue officielle. De la sorte, l'État garantit l'emploi généralisé et entier de la langue lettone dans tous les domaines de la vie de l'État et de la société de même que son enseignement.
La république de Lettonie soutient l'enseignement du letton et la recherche sur cette langue dans les pays étrangers.
En même temps, l'État fait preuve de respect envers les langues et dialectes employés dans la république de Lettonie.
Le statut de langue officielle accordé au letton n'affecte pas le droit constitutionnel des citoyens d'autres nationalités d'employer leur langue maternelle ou d'autres langues. 
»

Aux termes de l’article 4 de l’actuelle Constitution –adoptée en 1992– ainsi que de la Loi sur la langue d’État (Valsts valoda) –entrée en vigueur le 1er septembre 2000–, le letton est aujourd’hui la seule langue officielle du pays. Cela n’a pas manqué de froisser Moscou et, dans les heures qui ont suivi l’adoption de la loi, le ministère russe des Affaires étrangères a émis une protestation solennelle[2].

Un référendum pour rien ? 

Un référendum sur la question du statut de la langue russe (doit-elle devenir la seconde langue officielle du pays ?) a ainsi été organisé en Lettonie le 18 février 2012. Plus de 74,6 % des électeurs, soit 779 000 personnes, se sont prononcés contre l'octroi d’un statut officiel à la langue russe (183 000 voix pour). Fait notable mais explicable, à Riga, ils n’ont été que 63,82 % à faire ce choix. Les 320 000 personnes qui, dans tout le pays, sont dépourvues de la citoyenneté lettone (soit 14 % de la population totale), russophones pour la plupart, n’ont pas pu prendre part au vote.

Ce référendum faisait suite au lancement, le 7 mars 2011, par le mouvement pro-russe Par dzimto valodu (Za Rodnoï Iazyk, Zaria, Pour la langue maternelle) de Vladimirs Lindermans, d'une pétition en faveur de l'officialisation du russe en Lettonie. Celle-ci a été signée par 187 378 électeurs (dont 90 000 habitants de Riga), soit 12 % du corps électoral (un minimum de 10 % des électeurs était requis pour lancer la procédure). Personne n’a jamais douté de l’issue du référendum, alors qu’il aurait fallu rassembler la moitié du corps électoral letton pour rendre le russe officiel en Lettonie, mais cette consultation est intervenue à un moment bien particulier de la vie politique du pays.

En effet, lors des élections législatives de septembre 2011, le parti Centre de l'Harmonie, formation de gauche et défendant la cause des russophones, avait remporté près d'un tiers des sièges au Parlement. Il n’en a pas moins été écarté de la coalition gouvernementale, en raison notamment de ses liens avec le parti de Vladimir Poutine, Russie Unie. Les électeurs qui avaient choisi le Centre de l’harmonie ont perçu cette éviction comme une humiliation.

Il est très vraisemblable que l’initiative référendaire a été fortement soutenue par le Kremlin, qui suit attentivement, depuis plus de 20 ans, l’évolution des droits des russophones de Lettonie. D’autres communautés russes situées hors de la « Mère-Patrie » s’activent pour améliorer le statut de la langue russe dans le monde. Ainsi, en France, le site de l’Union des russophones de France (Soiouz Roussofonov Frantsii, http://russophonie.org/drupal/) utilise divers moyens (lobbying, médias, pressions diverses dénonçant des violations des droits humains, etc.) pour faire avancer la cause afin qu’à terme la langue russe obtienne le statut de «langue officielle» au sein de l’UE, partant du principe que cette langue est, au sein de l’Union, parlée par plus de personnes que ne l’est, par exemple,… le letton.

Des arguments qui font mouche

Les arguments avancés par les partisans de l’officialisation du russe, et notamment par leurs leaders Vladimirs Lindermans et Tatjana Ždanoka –députée au Parlement européen–, sont multiples et ne manquent pas de pertinence.

Le russe est la cinquième langue du monde par sa diffusion (l’une des six langues de travail de l’ONU et une langue de travail de l’OSCE) et le support d’une culture universellement admirée. Il est injuste de ne lui reconnaître aucun statut dans un État où elle compte de nombreux locuteurs. Le poids démographique des russophones en Lettonie justifierait, selon les pratiques des institutions européennes (Conseil de l’Europe et OSCE en particulier), une telle initiative.

Il est fréquent en effet qu’un État accorde la co-officialité linguistique à une langue minoritaire. Dans la seule Europe occidentale, la Belgique, l’Irlande, Malte, la Norvège et la Suisse sont des États officiellement multilingues. La Finlande, quant à elle, avec environ 5 % d'habitants suédophones, maintient le suédois comme langue officielle.

Une région au moins de Lettonie, la Latgale, est en majorité russophone (60 %). Lors du référendum de 2012, le oui a d’ailleurs obtenu 28 000 voix (85,2 % de oui) à Daugavpils, principale ville de la province. On estime actuellement que près de 10 % des habitants du pays ne parlent pas du tout le letton. Il s’agit essentiellement de personnes âgées. Ce manque est évidemment handicapant, par exemple et tout particulièrement pour ce qui concerne la lecture des notices officielles et des indications sur les boîtes de médicaments. Par ailleurs, la méconnaissance de la langue lettone fermant la porte à l’obtention de la citoyenneté, elle rend impossible l’accès à certaines professions (dans la fonction publique notamment). Il est incontestable que ceci représente une gêne pour les individus concernés.

Une résistance des autorités

En dépit de la pertinence des arguments rappelés ci-dessus, accorder à la langue russe un statut officiel en Lettonie ne semble toutefois pas opportun.
En cas de mise sur le même plan des deux langues, le poids comparé des populations lettonophones et russophones dans le monde, respectivement moins de deux millions et plus de 500 millions, mettrait inévitablement la langue lettone en péril. D’autant plus qu’actuellement la démographie de ce peuple –plusieurs centaines de milliers de départs de jeunes vers l’étranger, taux de fertilité de 1,3 enfant par femme–, le place dans une situation de grande vulnérabilité.

L’évolution de l’immigration de russophones en Lettonie reste par ailleurs une inconnue, dans un contexte de pénétration économique russe importante et de manque de main-d’œuvre. On peut donc aisément imaginer une situation où le russe, langue internationale de grande diffusion, s’imposerait aisément par rapport à une langue locale de diffusion confidentielle et d’utilité marginale. La Lettonie est la seule «patrie» du letton, alors que le russe en a encore plusieurs. Une sanctuarisation de la Lettonie en matière linguistique paraît, dans ces conditions s’imposer.

La réglementation de la Lettonie est conforme aux exigences internationales. Le pays a en effet ratifié la plupart des instruments internationaux en matière de droit des minorités, notamment la Charte du Conseil de l’Europe sur les langues régionales ou minoritaires et la Convention cadre de cette même organisation sur les minorités nationales (2005). Il convient toutefois de préciser que, dans ce document, la Lettonie ne reconnaît pas au russe le statut de langue de minorité. La Convention s’applique donc au yiddish, au polonais… mais pas au russe.

Le russe est toujours enseigné dans les écoles d’État russophones en Lettonie, à hauteur de 40 % de l’enseignement dispensé dans ces établissements alors qu’il n’est pas rare que le letton y soit encore mal enseigné

L’immense majorité des jeunes russophones maîtrise aujourd’hui le letton et, alors que la période de pic du nationalisme letton semble bien être passée, les russophones bénéficient actuellement auprès des autorités locales de facilités croissantes d’utilisation de leur langue maternelle. Ajoutons que la traduction en russe de l’ensemble de l’acquis communautaire de l’UE représenterait une dépense démesurée pour les autorités lettones Sans doute serait-il souhaitable, néanmoins, que les autorités nationales, régionales et municipales fassent encore quelques efforts pour simplifier la vie de leurs résidents russophones

Chaque langue qui disparaît est une perte incalculable pour la diversité culturelle du monde. C’est dans une large mesure cette diversité des langues, porteuses chacune d’une vision spécifique du monde (on parle de pluri-occulisme) qui permet l’inventivité et la créativité. Le monolinguisme est à cet égard pour un pays un péril redoutable. Mais le russe n’est pas en danger, sa survie est assurée. Tel n’est pas le cas du letton qui, dernière langue balte parlée aujourd’hui avec le lituanien, dont les locuteurs se sentent menacés. Si l’enjeu est bien de « sauver » cette langue, le seul moyen d’y parvenir est de maintenir en Lettonie son statut d’unique langue nationale officielle.

Notes :
[1] Peteris Vanags, « Language Policy and Linguistics Under Ulmanis », in B.Metuzale-Kangere (Ed.), The Ethnic Dimension in Politics and Culture in the Baltic Countries 1920-1945, Södertörn Academic Studies, 2004.
[2] « Ina Druviete sarunā ar Māri Čaklo », Literatūra un Māksla, 15 juillet 1999, p. 2.

* Yves PLASSERAUD est Président du Groupement pour les droits des minorités.

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