Le secteur pharmaceutique russe : eldorado pour les laboratoires étrangers?

Voté en 1998 par le gouvernement russe, le programme «Développement de l’industrie médicale», qui couvre la période 1998-2005, a-t-il eu un réel effet sur le développement de l’industrie pharmaceutique russe ? Un premier bilan peut être esquissé, occasion de souligner les spécificités du marché pharmaceutique russe.


Officine EkaterinbourgUne croissance forte et disparate

Les Russes, qui représentent 2,2 % de la population mondiale, consomment 1,1 % du marché mondial des médicaments soit, en prix de détail, un peu plus de 6 milliards de dollars en 2004. La forte croissance du marché russe du début des années 2000 s’était un peu essoufflée en 2003. Supérieure à la moyenne de l’Union européenne (environ 8 %), elle reste depuis légèrement inférieure à celle des deux plus grands marchés d’Europe centrale, la Pologne et la Hongrie, qui frôlent les 20 % par an depuis 1998.

Si la consommation moyenne annuelle par habitant est, pour l’ensemble de la Russie, d’environ 39 dollars en 2004, contre 30 dollars en 2003, elle masque de grandes disparités : de plus de 100 dollars par habitant et par an dans la capitale, elle n’atteint que 22,8 dollars dans la partie orientale de la Fédération (2004). Ces chiffres sont néanmoins à manipuler avec précaution, puisque les prix des produits varieraient selon les régions. Saint-Pétersbourg, Moscou et sa région représentaient plus d’un quart des ventes en Russie en 2003 et le marché moscovite commence à être saturé.

La part des génériques était de 88 % en 2004 (contre 48,2 % en France en 2002 par exemple). Ce dont semble s’accommoder l’Association russe de défense des organisations pharmaceutiques et des consommateurs, FarmAsk, qui dénonce la pression exercée par les médecins et la publicité en faveur des produits princeps, même si leur générique est disponible à prix moindre.

Un réseau de détaillants toujours en cours de privatisation

Au cours des années 1990, le réseau d’officines s’est développé principalement dans les grandes villes. Il comptait 66.000 points de distribution (pharmacies, kiosques ou points de vente), soit en moyenne 1 pour 9.500 habitants en 1999. Les officines d’État et municipales représentaient alors encore 71,3 % du réseau de distribution.

Si, au début des années 2000, le nombre total de points de distribution a plutôt diminué, avoisinant les 59.000, leur privatisation s’est poursuivie puisque 23 % appartenaient aux autorités régionales, 60 % aux municipalités, alors que 17 % relevaient du secteur privé. On prévoit encore une chute d’environ 10 % du nombre de pharmacies d’État au cours des deux ou trois prochaines années.

L’un des plus importants réseaux de pharmacies à Moscou est le «36,6», avec 42 officines en 2002 et un chiffre d’affaires de 45 millions de dollars en 2001. La bonne santé de cette société l’a conduite depuis à faire l’acquisition de 74 officines en Bachkirie et 41 à Nijni-Novgorod, et à envisager son développement dans la région de Sverdlovsk, où le réseau s’est déjà densifié en doublant depuis la fin du régime soviétique.

La mairie de Moscou a décidé de créer, au début de 2005, la holding Capital’s Pharmacies, afin d’unir 250 pharmacies, grossistes et sociétés de transport de la ville. La part de marché de cette entité, dotée d’un capital d’environ 80.000 dollars et supervisée par le département Santé de la mairie, devrait être de 20-25 %. La région de Moscou s’apprêterait à créer, elle aussi, une holdingregroupant 650 officines, en passant par une étape intermédiaire de 179 holdings régionales qui fusionneraient par la suite.

La distribution de gros en phase de concentration

En 1998, la Russie comptait 4.000 grossistes, ils ne sont plus qu’environ 1.300 en 2004. Parmi ces sociétés russes, les entreprises moscovites prédominent (8 sur 10 en 2003).

Au début des années 2000, les 50 premiers grossistes russes se partageaient 86 % du marché ; ils ne sont plus 5 à se partager 60 % du marché quatre ans plus tard. Protek et SIA International, qui sont également importateurs, se distinguent particulièrement aujourd’hui, en contrôlant à eux seuls 40 % du marché de gros.

Ce mouvement de concentration devrait s’accentuer encore, suite au programme d’approvisionnement garanti en médicaments mis en place depuis le début de 2005 (1), et qui a avantagé les entreprises participantes. Par ailleurs, certaines entreprises diversifient leurs activités, comme SIA International qui se lance dans la production en faisant construire sa propre usine.

Une production nationale insuffisante

En 1999, la production nationale ne permettait de couvrir que 35 % des besoins de la population. La situation s’est dégradée depuis, puisque la part (en volume) des producteurs étrangers sur le marché est supérieure à 81 % depuis 2001. Le rythme d’accroissement des ventes des laboratoires occidentaux est supérieur à la hausse de la production nationale (respectivement 25-30 % sur cinq ans, contre 23,7 % en 2003 et 17 % en 2004 pour les laboratoires russes).

350 laboratoires pharmaceutiques russes et 520 étrangers se partagent les ventes sur le territoire national en 2004. Le classement des 25 premiers producteurs nationaux, établi par le cabinet Farmekspert pour 2004, fait apparaître un premier groupe de trois entreprises (Mikrogen, Farm-Tsentr, Otetchestvennye Lekarstva) dont la production est supérieure à 155 millions de dollars et la croissance se situe autour de 15-20 % (51 % pour le premier) sur 2003-2004. Un deuxième groupe de quatre entreprises occupant une part de marché plus modeste (Altaïvitaminy, Vektor, Soteks, Evalar) fait preuve d’une très forte croissance sur la même période (plus de 50 %).

Des géants de l’industrie soviétique restent présents et contribuent à la production à hauteur de 20 %. D’autres, privatisés, fabriquent des génériques de spécialités importées (40-45 % du marché). Les médicaments innovants continuent de perdre du terrain (12 % du marché en 2004). Cette caractéristique du marché russe le distingue des marchés polonais et hongrois qui voient, au contraire, la part des génériques baisser au profit des produits originaux. Une exception mérite d’être signalée : il s’agit de l’un des grands producteurs du Nord-Ouest de la Russie, Polysan, qui vient d’inaugurer, à Saint Pétersbourg, une usine répondant aux critères européens de bonnes pratiques de fabrication (2) et dans laquelle seront fabriqués des médicaments originaux russes.

Quant aux investissements étrangers réalisés dans la production, les cabinets AIPM et PriceWaterhouse Coopers évoquent un taux de 52 % des partenaires étrangers prévoyant d’investir dans la construction d’usines de production d’ici les cinq prochaines années (3).

Un approvisionnement dépendant des importations

Les importations de médicaments ont encore augmenté de 16,5 % en 2004 par rapport à 2003. Les cinq premiers partenaires étrangers, Sanofi-Aventis, Berlin Chemie, Gedeon Richter, Servier et Pfizer, couvrent 15 % du marché en volume, et un peu plus de 26 % en valeur (4). La France domine avec deux entreprises de poids, Sanofi-Aventis et le groupe Servier, passé du 9e rang pour les ventes en Russie en 2003 au 4e en 2004. Ce remarquable tableau ne doit pas cacher une progression lente de la présence française (12,6 % en 1998 ; 13,7 % en 2004). L’Allemagne devrait encore consolider sa deuxième place en 2005. La part de marché du premier allemand, Berlin Chemie/Menarini Pharma, est de 5,11%. La présence américaine sur le marché russe est aussi très importante, avec des entreprises comme Bristol-Myers Squibb, dont la croissance a été de 27 % en 2004. Il est aussi intéressant de noter qu’elle est la première occidentale pour les importations de principes actifs en 2004.

Si la part des principes actifs est faible dans la totalité des importations, elles ont très légèrement augmenté en 2004 par rapport à 2003 (environ 4 %). Plus de la moitié de ces importations proviennent d’Allemagne et d’Italie. Le volume en provenance d’Inde et de Chine, lui, diminue.

Les défis à relever

Les risques de dépendance, envisagés lors de l’adoption du Programme en 1998, sont donc devenus réalité. Outre la nécessité de stimuler la production russe, subsiste, entre autres, la question de la contrefaçon des médicaments.

Le Rapport d’information déposé par la délégation de l’Assemblée Nationale pour l’UE sur la Lutte de l’Union européenne contre la contrefaçon (5), présenté par le député français M. Laffineur en juin 2005, est pessimiste : «S'agissant des produits pharmaceutiques, la part des contrefaçons augmente régulièrement, et elle représenterait entre 12 et 15 % du marché russe. Certains interlocuteurs russes du rapporteur ont insisté sur la présence de produits contrefaits importés des autres pays membres de la CEI, notamment ceux d'Asie centrale, ou de la Chine qui, selon une source, serait à l'origine de 40 % des contrefaçons de médicaments vendues sur le marché russe. D'autres, notamment la Délégation de la Commission européenne et un représentant des laboratoires Servier, le premier fournisseur de médicaments de prescription en Russie, ont, à l'inverse, souligné l'importance de la production locale, qui représenterait 80 % de «l'offre» disponible.».

Au printemps 2005, le ministère russe de la Santé estimait que 7 à 12 % des médicaments sur le marché étaient des contrefaçons, dont plus de la moitié fabriquée en Russie même. Parmi les spécialités les plus copiées viennent celles utilisées en cardiologie et les antibiotiques. D’autres estiment le problème exagéré. Il fut néanmoins pris en compte par les législateurs, avec le soutien des organisations pharmaceutiques russes (6), dans la proposition de loi modifiant celle de 1998 sur les médicaments et qui aurait dû passer en seconde lecture au mois de septembre. Il avait en effet été prévu d’y insérer un article imposant aux grossistes de passer des contrats directs avec les fabricants ou bien avec des fournisseurs agréés par les fabricants. Une récente intervention dans les médias du Président russe vise à mettre à bas quatre des points majeurs de ce projet dont celui-ci, arguant du fait qu’une telle restriction serait contraire au principe de libre circulation des biens et de la liberté d’entreprendre.

Par Hélène ROUSSELOT

 

(1) http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=366
(2) Tous les médicaments à usage humain fabriqués ou importés dans la Communauté, y compris les médicaments destinés à l'exportation, doivent être fabriqués conformément aux principes et lignes directrices de bonnes pratiques de fabrication qui sont énoncés dans la directive 91/356/CEE de la Commission du 13 juin 1991 (Journal officiel de l'UE)
(3) Conférence internationale sur le secteur pharmaceutique en Russie, 2005. www.arpm-org.ru/journal/Farm_Prom_3.2005.pdf (date de consultation : 20 juillet 2005).
(4) Rossiïskiï farmatsevtitcheskiï rynok 2004, Farmekspert.
(5) www.assemblee-nationale.fr/12/europe/rap-info/i2363.asp#p384_47671
(6) www.rg.ru (date de consultation : 19 avril 2005).
Photo tirée de www.1723.ru (Officine Ekaterinbourg).