Le sport en Europe de l’Est ou l’histoire d’une propagande

L'utilisation dont le mouvement sportif a fait l'objet, pendant de longues années, par les différents régimes communistes est un exemple frappant d'interférence de la sphère politique dans le domaine culturel. Retour sur les grandes étapes d'une histoire tumultueuse, celle du sport en Europe de l'Est[1].


Si le sport est né durant l'Antiquité, son véritable essor intervient au XIXe siècle. C'est au moment de l'industrialisation des sociétés que les principales disciplines sportives sont progressivement codifiées et institutionnalisées. Les pays d'Europe centrale et orientale restent alors relativement en marge d'un mouvement insufflé par les grandes puissances occidentales.

Lors des premiers Jeux Olympiques, à Athènes en 1896, qui symbolisent l'entrée dans l'ère du sport contemporain, douze pays participent aux épreuves, notamment la Hongrie et la Bulgarie. Il faut attendre 1908 pour voir la Russie prendre part à cette compétition[2]. Malgré quelques tâtonnements à leurs débuts et une première interruption durant la Grande guerre, les Jeux Olympiques deviennent rapidement une manifestation sportive considérable, à laquelle un nombre toujours croissant de nations participe, les pays d'Europe centrale et orientale y étant pour la plupart représentés.

Une autre grande compétition voit le jour en 1930 : la Coupe du Monde de football. Lors de sa première édition, en Uruguay, la Yougoslavie et la Roumanie sont présentes. Quatre ans plus tard, la Tchécoslovaquie et la Hongrie s'y engagent à leur tour, suivies par la Pologne en 1938.

Longtemps, l'Union soviétique se refuse à intégrer les grandes organisations sportives internationales et à participer aux Olympiades et aux Coupes du Monde de football, qu'elle considère comme trop chargées de libéralisme. Au lendemain du second conflit mondial, son attitude évolue peu à peu. Le nouveau contexte diplomatique a permis un rapprochement entre l'URSS et les Occidentaux, dans le cadre de la Grande Alliance. Par ailleurs, les Soviétiques se sont sans doute rendu compte, à la lumière des Jeux de Berlin de 1936, que l'on pouvait tirer un profit politique des Jeux Olympiques, que le sport pouvait être une source de propagande.

En 1946, une première étape est franchie: l'Union soviétique est conviée à participer aux Championnats d'Europe d'athlétisme. Dans la foulée, elle intègre plusieurs Fédérations sportives internationales. Le début de la Guerre froide retarde néanmoins ce mouvement d'adhésion. L'URSS obtient finalement sa reconnaissance officielle par le mouvement olympique en mai 1951, ce qui lui donne le droit de participer aux Jeux, l'année suivante à Helsinki.

La capitale finlandaise sert de cadre au premier affrontement grandeur nature entre Américains et Soviétiques. S'il s'agit avant tout d'une confrontation sportive, cet événement va bien au-delà des limites du stade, en raison de la tension due à la guerre de Corée. Particulièrement brillants dans les épreuves d'athlétisme féminin et de gymnastique, les Soviétiques font presque jeu égal avec les Américains sur l'ensemble de la compétition. A l'heure du bilan, la plupart des observateurs s'accordent à dire que ces Jeux ont été l'occasion d'une certaine fraternité entre les différentes nations présentes.

Après la mort de Staline (en 1953), un assouplissement des rapports entre les deux blocs s'amorce. Ce début des années 50 est aussi marqué par l'émergence de l'équipe nationale de football de Hongrie, première sélection à s'imposer contre l'Angleterre dans le stade de Wembley, avant d'atteindre la finale de la Coupe du monde en 1954. D'une certaine manière, l'équipe hongroise apparaît, à l'image du pouvoir de Nagy, comme étant en décalage par rapport au centralisme moscovite.

Les Jeux Olympiques qui s'ouvrent à Melbourne en novembre 1956 ont lieu quelques semaines après l'intervention militaire de l'Armée rouge à Budapest. De nombreux athlètes hongrois décident de rester en Australie à l'issue des compétitions. Les Soviétiques devancent les Américains au classement par médailles. C'est le début d'une longue suprématie sur les J.O. qui durera jusqu'en 1988[3].

Dans la foulée de l'URSS, la plupart des pays d'Europe de l'Est obtiennent désormais de brillants résultats sportifs. La Yougoslavie excelle dans les sports collectifs. La Hongrie s'affirme en escrime et en canoë-kayak. La Bulgarie devient une nation forte en haltérophilie, à l'image de la Roumanie en gymnastique. Lors des Jeux de 1976, à Montréal, sept des dix nations les plus "médaillées" appartiennent au bloc communiste (URSS, RDA, Bulgarie, Pologne, Cuba, Roumanie, Hongrie). Quel est donc le secret de la réussite sportive de ces pays ?

Le système sportif communiste

S'il existe des traditions culturelles qui poussent certaines nations à briller dans telle ou telle discipline[4], les explications sont avant tout à chercher dans la politique sportive menée par ces Etats.

Cette méthode politique se caractérise en premier lieu par un système de détection des talents très performant. L'ensemble du système sportif est placé sous la direction du Parti, qui étend la notion de planification à tous les domaines de la société. En théorie, chaque individu est considéré comme un champion potentiel. Dès leur plus jeune âge, les enfants sont donc orientés vers la pratique sportive, où leurs performances sont soigneusement évaluées dans chaque discipline. Ceux qui présentent certaines aptitudes dans telle ou telle spécialité sont orientés vers des structures spécialisées. Une sélection s'effectue à chaque classe d'âge afin de faire émerger les plus doués.

C'est alors qu'intervient le second aspect de la politique sportive des pays de l'Est: l'optimisation des performances. Les individus qui ont été détectés sont soumis à un entraînement forcené qui va bien au-delà de ce que l'on peut voir en Occident. Véritables stakhanovistes du sport, ils sont astreints à un rythme extrêmement soutenu qui, bien souvent, dépasse les limites de la résistance physique humaine. Pour supporter ces charges d'entraînement et pour améliorer leurs résultats, ils sont fréquemment contraints d'avoir recours à des produits illicites.

Il est encore assez difficile d'évaluer avec précision quelle place exacte occupait le dopage dans les pays de l'Est, dans la mesure où le silence des athlètes, ainsi qu'une certaine complicité des instances sportives internationales, ont longtemps prévalu, interdisant toute possibilité d'investigation. D'après de récents témoignages, on sait que de nombreux sportifs étaient contraints par leurs entraîneurs à absorber des substances interdites (anabolisants, hormones, etc.), tout cela, bien sûr, au détriment de leur santé. Le système atteignait son apogée en RDA, où de véritables laboratoires étaient mis en place: la science était ainsi placée au service de la réussite sportive[5].

Tous ces efforts ont une finalité politique. A l'image du coureur à pied tchèque Emile Zatopek, du footballeur russe Lev Yachine ou de la gymnaste roumaine Nadia Comaneci, les sportifs doivent, d'une part, constituer des modèles, incarner un certain idéal pour leur peuple; d'autre part, ils sont de véritables ambassadeurs de leur pays, autant que du régime communiste dont ils doivent démontrer la supériorité sur le système libéral. D'ailleurs, ils font partie des rares personnes autorisées à franchir les frontières. D'une manière générale, ils bénéficient d'un statut privilégié dans la société communiste, ce qui prouve qu'une certaine forme d'ascension sociale existe bel et bien, même dans un système d'inspiration marxiste.

Boycotts et épilogue

Mais la propagande n'intervient pas qu'au seul niveau des résultats sportifs. Les dirigeants communistes ont compris que l'on peut aussi tirer profit de l'organisation de grandes manifestations sportives. La ville de Moscou est ainsi le théâtre des Jeux Olympiques de 1980[6], moyen pour l'URSS de montrer au monde tout son savoir-faire en matière de grand rassemblement de masses, et, d'une certaine manière, d'illustrer la puissance de son idéologie. Mais l'invasion soviétique de l'Afghanistan, en décembre 1979, est saisie par les Etats-Unis comme prétexte au boycott des Jeux de Moscou. Suivis par 57 autres nations (dont le Japon, la RFA, le Canada, le Japon, et … la Chine), les Américains protestent également contre le non respect des droits de l'homme en Union soviétique. Les Jeux se transforment en véritables spartakiades, dans lesquelles les pays de l'Est raflent la majorité des médailles mises en jeu. La réplique intervient à Los Angeles quatre ans plus tard. L'occasion est trop belle pour les pays de l'Est, de riposter, en décidant à leur tour de ne pas prendre part aux épreuves[7], invoquant pour cela l'absence de sécurité dans la cité californienne. Plus que jamais, le sport est l'otage de la politique.

L'atmosphère de détente dans laquelle baigne la diplomatie mondiale après l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en 1985, aboutit à une réconciliation de la famille olympique. En 1988, la ville de Séoul bat tous les records de participation[8]. Mais la Guerre froide en est déjà à son épilogue.

Les événements qui marquent la fin des années 80 et le début des années 90 bouleversent l'organisation du sport mondial. Aux Jeux de Barcelone, en 1992, une "équipe unifiée" représente la Communauté des Etats indépendants, qui a succédé à l'Union soviétique[9]. Les athlètes est-allemands et ouest-allemands concourent de nouveau sous le même drapeau. Serbes, Croates et Slovènes ont leur propre bannière. Ils seront imités, en 1996, par les Tchèques, les Slovaques, les Ukrainiens, les Moldaves, les Azéris ou encore les Géorgiens. C'est la fin d'une époque…

 

PAr Cyrille LEGUYON

Vignette : affiche pour la pratique du sport en URSS, 1956.

 

[1]Les principaux ouvrages sur ce sujet sont: MEYNAUD, Jean, Sport et Politique, Paris, éd. Payot, 1966, et Géopolitique du sport, actes du colloque de Besançon, mars 1990.
[2]La Bohème, pourtant non reconnue sur le plan politique, est également présente lors de cette Olympiade.
[3]De 1956 à 1980, les Soviétiques ne seront devancés en nombre de médailles par les Américains qu'à Mexico en 1968.
[4] Les escrimeurs hongrois seraient ainsi les héritiers de la tradition hussarde. Les haltérophiles bulgares ne feraient que perpétuer le culte des hommes forts, commun avec d'autres nations balkaniques (Grèce, Turquie).
[5] On peut se référer à la silhouette plus que suspecte des nageuses est-allemandes.
[6] Elle a été préférée à Los Angeles par le C.I.O.
[7] La Roumanie et la Yougoslavie se rendent néanmoins en Californie, de même que la Chine populaire, qui participe à des jeux olympiques pour la première fois depuis son indépendance en 1949.
[8] Cuba et la Corée du Nord font partie des rares nations qui se sont abstenues de participer à cette Olympiade.
[9] Mais les pays baltes ont déjà obtenu leur indépendance sportive.

 

 

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