Le stade de Varsovie, de l’homme nouveau au traficant d’icônes

Le stade du Xe anniversaire construit en 1955 par des équipes de "volontaires" pour commémorer la naissance de la Pologne socialiste servit pendant trente ans à l'auto-glorification du régime. Rongé par le temps, il abrite aujourd'hui un immense marché, la plus grande foire d'Europe, lieu de tous les trafics, du plus anodin au plus crapuleux.


Tandis que je photographiais les athlètes en béton armé, devant l'entrée principale du stade, un passant me lança : "c'est le monument aux évadés de l'Est !". Ces évadés de l'Est, ils sont là chaque jour, par milliers, massés dans les tribunes, et tous rêvent de poursuivre un jour leur voyage un peu plus à l'ouest.

Le marché porte bien son nom : "Jarmark Europa", la foire de l'Europe. Les "forains" viennent des quatre coins de l'ancien empire soviétique, dans des autocars "touristiques" affreusement délabrés. Ils passent quelques jours à Varsovie, le temps de vendre leur marchandise achetée à bas prix en ex-URSS et d'acheter aux Polonais tout ce qu'ils ne trouvent pas encore chez eux. La marchandise transite de toute part, mélange incongru de dés à coudre, de kalachnikov, de peaux de lynx, d'icônes volées ou de souvenirs de l'Armée Rouge.

En se promenant dans la foule, on croirait entendre un étrange sabir. Les Polonais et les Roumains s'interpellent en russe, les vendeurs russes décrochent quelques mots en polonais, et tout le monde se comprend. Les petits vendeurs ambulants de boissons chaudes, qui puisent l'eau de la Vistule pour faire leur café, poussent leurs chariots en écoutant Vyssotski et Okoudjava, les deux grandes figures de la chanson contestataire russe. La musique des K7 piratées, poussée à fond, vient s'ajouter à la cacophonie, les vendeurs étant tout fier de posséder les cassettes et les BO de films avant même leur sortie.

Derrière son petit stand dans le secteur 36, Svetlana, venue de Sibérie, un quart Russe, un quart Ukrainienne, un quart Biélorusse, s'est lancée dans la location de K7 vidéo et la vente de romans policiers. Dans une autre vie, Svetlana était professeur de piano. Comme elle, nombre de petits vendeurs ont exercé des professions intellectuelles avant de se lancer dans le commerce. La plupart viennent de la ville frontalière de Brest. Là-bas, un habitant sur trois vient régulièrement en Pologne. Les salaires sont misérables, les retraités n'ont pas de quoi s'acheter à manger. Tous finissent par abandonner leur métier et leur vie passée, à l'instar de Svetlana contrainte de délaisser son piano.

Chaque voleur contrôle une tranche de gradins

Avec son petit peuple de naufragés, son béton défraîchi et ses tôles rouillées, le stade du Xe anniversaire constitue une allégorie monumentale de l'effondrement communiste. Construit pour célébrer le socialisme triomphant, il abrite aujourd'hui la plus grande foire d'Europe. Avec ses 7 000 stands et ses milliers de visiteurs quotidiens, l'édifice est devenu le lieu de tous les trafics. L'endroit est régulièrement cité dans les rubriques faits divers des journaux. Les anecdotes foisonnent. On raconte ainsi l'histoire d'une femme qui se serait procuré une carabine puis une bombe auprès d'un receleur du stade pour mettre fin aux jours d'un mari particulièrement résistant. Sur les dix dernières années, tous les sujets diffusés dans les média arrivent au même constat : le stade est un lieu dangereux, une zone de non droit où la loi ne s'applique pas.

Le vol et le racket se sont institutionnalisés. Lorsque les petits commerçants arrivent à une heure du matin pour disposer des meilleurs emplacements, les bandes de voleurs sont déjà là, prêtes à s'attaquer aux voitures chargées des plus grosses cargaisons. Il faut toutefois attendre l'arrivée des grossistes russes pour que les choses sérieuses commencent. Les plus grosses transactions - licites ou non - ont lieu entre quatre et six heures du matin. Les détaillants de province achètent le gros de la marchandise pour le revendre le jour même dans leurs villages; les malfrats prélèvent leur dîme; la drogue et les armes passent de mains en mains. Les dealers sont connus. Les journaux parlent par exemple d'un certain Micha, parrain des trafiquants d'icônes qui protège le transit des œuvres volées tout en contrôlant une bonne partie du marché de la drogue. D'après l'entreprise chargée de gérer le marché, l'enceinte du stade est pourtant quadrillée par plusieurs agents de surveillance. Reste à savoir pour qui travaillent réellement ces vigiles. D'après la presse polonaise, la plupart seraient de mèche avec les malfrats. Chaque voleur contrôle une tranche de gradins et paye un cerbère, qui lui signale les policiers en civil et empêche les voleurs d'autres secteurs d'approcher.

"Le plus bel édifice de l'Histoire"

Fusillades sur le parking, règlements de compte, agressions quotidiennes, vendeuses contraintes de cacher l'argent liquide dans leurs sous-vêtements, le stade du Xe anniversaire a sombré dans la décadence. A la fermeture du marché, tandis que les "commerçants" russes repartent, chargés de gros sacs de toile, un homme ferme les grilles de fer du tunnel qui mène à la "consigne à bagages" dans les sous-sols du stade. Une "consignes à bagages" d'un faste inhabituel. Ses murs sont entièrement décorés de marbre. On y organisait autrefois des réceptions.

Retour dans le temps, il y a 48 ans exactement à l'apogée du communisme triomphant. Le dixième anniversaire de la Pologne socialiste approche. Pour marquer le coup, la direction communiste décide de construire "le plus grand et le plus bel édifice de l'Histoire", un édifice comme l'Europe de l'Ouest n'en verrait jamais. A chacun de ses anniversaire, la république populaire de Pologne s'est offert une "grande construction du socialisme". Cette fois-ci, ce sera un stade. Plus impressionnant encore que les 42 étages du "Palais de la Culture et des Sciences Joseph Staline", dont la construction s'achève au même moment.

Le gouvernement lance le chantier en août 1954. Le stade doit être inauguré pour la fête mondiale de la jeunesse, le 22 juillet 1955. Il reste donc onze mois. Varsovie est encore en grande partie en ruines. Les décombres laissés par les bombardements sont réutilisés pour bâtir la nouvelle capitale. Le "stade du Xème anniversaire" n'y coupera pas. 1 600 000 m3 de ruines sont transportées depuis le centre de Varsovie. Militaires, civils, femmes, enfants, vieillards, tout le monde prend la pelle. Toute la population est "invitée" à donner des heures bénévoles pour cette construction en temps record. Grazyna K. avait quinze ans au moment de la construction : "J'étais au lycée, on était tous des enfants de la guerre, petits et maigres. Le matin, à la place des cours, toute la classe était embarquée dans des camions et on nous emmenait travailler sur le stade. Il faisait chaud et il n'y avait pas d'eau à boire. Certaines filles s'évanouissaient, d'autres pleuraient. Ça s'appelait travail bénévole et social, mais on retirait des points à celles qui ne travaillaient pas bien, et elles étaient fichées pour conduite antisociale".

Danses populaires et gerbes de blé

La construction du stade exige bien des sacrifices. Mais le nouveau régime parvient à mobiliser les foules. Cet effort collectif contribue au culte socialiste de l'homme nouveau, qui, une fois libéré de l'exploitation capitaliste est censé travailler pour la collectivité, tout en se détendant sainement dans les parcs culturels et les centres de loisirs. "Un esprit sain dans un corps sain". Le 13 juillet 1955, à quelques jours de l'inauguration, le journal Przeglad sportowy peut exprimer son enthousiasme: "Les gens n'auront plus à se bousculer pour assister aux grandes cérémonies grâce à la magnifique nouvelle construction bâtie par notre Etat dans le souci des besoins culturels de l'Homme".

Le 22 juillet 1955, jour anniversaire de la Pologne Populaire, le stade est inauguré en présence de 85 000 personnes. Le Festival Mondial de la Jeunesse est lancé. Par la suite, le stade sera le théâtre de bien d'autres événements, notamment le Tour de la Paix à vélo qui, chaque année depuis la fin de la guerre, relie Varsovie, Berlin et Prague. A partir de 1955, le départ ou l'arrivée de la course se feront à partir du stade, en présence de 100 à 150.000 spectateurs.

Le stade du Xe anniversaire devient également célèbre pour sa fête annuelle des moissons, "Dozynki". Danses populaires, gerbes de blé, partage du pain. Les agriculteurs les plus méritants du pays viennent au stade assister aux discours des hauts représentants du Parti. Le Camarade Gomulka, (premier secrétaire du Parti de 1956 à 1971) assène ses discours fleuves à l'auditoire: bilan détaillé des récoltes, remerciements sans fin aux "frères paysans" pour l'augmentation du nombre de têtes de cochons.

Jean-Paul II remplit le stade

Vient 1968 et le printemps de Prague. Cette année-là, malgré les bonnes récoltes, le premier secrétaire opte pour un ton moins bonhomme: "La menace de l'arrachement de la Tchécoslovaquie aux pays du pacte de Varsovie est apparue. Pour ne pas laisser faire ça, il a été nécessaire de faire entrer les armées soviétiques, polonaises, hongroises et bulgares sur le territoire de notre sœur Tchécoslovaquie (...) Les forces mondiales impérialistes et réactionnaires profitent des événements tchécoslovaques pour attiser la flamme de la Guerre Froide (...) Vive l'unité des peuples socialistes !". A la fin du discours de Gomulka, un homme s'immole dans les gradins, en signe de protestation. On le sait aujourd'hui. A l'époque, les photographies et les films sont restés cachés. Les autorités attribuèrent l'incident à "un ivrogne [ayant] renversé sa gnôle sur un mégot allumé pendant la fête des moissons".

Construit pour encenser le régime, le stade du Xe anniversaire se retourne pour la première fois contre son créateur. L'édifice aura d'autres occasions de s'affirmer comme un haut lieu de la contestation. Après les événements de Gdansk en 1981, le monopole politique du Parti communiste est remis en cause. En 1983, lors de sa deuxième visite en Pologne, le Pape Jean-Paul II remplit le stade. 220 000 personnes se massent dans les gradins et sur le terrain, et plus d'un million de fidèles suivent la messe à l'extérieur de l'enceinte. Dans les années 80, le stade accueille des groupes de rock - polonais ou étrangers. Stevie Wonder vient s'y produire en 1989, quelques mois à peine après la tenue des premières élections pluralistes. La campagne présidentielle de 1990 se déroule également sur le stade. La dernière grande manifestation sera un concert en soutien aux enfants atteints du sida en 1992

Un stade inadapté aux compétitions sportives

Depuis le stade a mal tourné. Sa nouvelle vocation commerciale ne plaît pas à tout le monde. Alors que l'entrée de la Pologne dans l'Union européenne se précise, le grand marché du stade est menacé. L'ouverture des frontières à l'Ouest implique en effet un contrôle strict des frontières orientales de la Pologne, afin d'éviter un afflux massif d'émigrés sur le territoire de l'UE. Le gouvernement polonais rechigne toutefois à passer à l'acte. Chaque fois qu'il a tenté d'imposer une taxe aux frontières de l'Est, le commerce du pays a été fortement touché. 70% de l'export polonais vers la Russie passent en effet par l'intermédiaire du grand stade. Sans cette formidable plaque tournante, le réseau commercial polonais est entièrement désorganisé.

Il reste également à trouver une nouvelle fonction au stade du Xe anniversaire. Bizarrement, l'édifice n'a pas été conçu pour les compétitions sportives. Construit en temps record pour l'ouverture du Festival Mondial de la Jeunesse, il était essentiellement destiné aux grandes cérémonies organisées en l'honneur du Parti. Ses dimensions ne conviennent à aucune discipline sportive; les sanitaires sont inexistants, de même que l'éclairage; et il n'existe aucune structure pour accueillir la presse et la télévision. Plus grave, l'état général de l'édifice est globalement désastreux. Il est évident que le stade, construit sur un amas de gravats, s'affaisse au fil des ans. Son espérance de vie semble des plus limitées.

Le destin du phénix

Les 32 hectares de terrain, occupés par le stade au bord de la Vistule, attisent aujourd'hui les convoitises. Certains souhaiteraient moderniser l'édifice pour accueillir les Jeux Olympiques de 2012. Même si le projet apparaît complètement utopique et irréalisable, les Polonais y croient. Tous aimeraient que le stade devienne "quelque chose de bien". L'ancienne génération, née dans les ruines de Varsovie, qui a reconstruit la ville de ses propres mains lui est particulièrement attachée. Il lui paraît inimaginable aujourd'hui que l'on puisse détruire quoi que ce soit à Varsovie, et surtout pas le grand stade, qui a nécessité tant d'efforts. Ce serait réduire à néant le travail de milliers de personnes.

Dans les écoles, depuis la fin de la guerre, les jeunes Polonais doivent apprendre ces vers d'Apollinaire : "Mon Amour a la semblance du beau Phénix. S'il meurt un soir, le matin voit sa renaissance".

Les Polonais, petits et grands, veulent croire que leur stade connaîtra le destin du phénix, cet oiseau légendaire, qui après avoir vécu plusieurs siècles dans les déserts d'Arabie, s'en allait périr sur le bûcher, et renaissait de ses cendres.

 

Par Nathalie GRANGER
Vignette : le marché de Jarmak Europa (Photo Credit: Markus Kolletzky Flickr via Compfight cc).