Le Tatarstan, une autonomie assumée

Entretien réalisé avec Iskander Ioussoupov, ministre Plénipotentiaire, représentant de la République du Tatarstan, le 14 février 2000.


Iskander IoussoupovRSE: Comment définissez-vous votre rôle de Représentant du Tatarstan en France ?

Iskander IOUSSOUPOV : Mon titre complet est celui de Représentant plénipotentiaire de la République du Tatarstan en France. J'ai été nommé par décret présidentiel avec rang de ministre. Je suis responsable des relations du Tatarstan, entité de la Fédération de Russie, avec la France dans de nombreux domaines : économique, politique, financier, touchant la coopération scientifique et culturelle. Ces relations peuvent être d'ordre étatique mais excluent les domaines sensibles relevant de la compétence de la Fédération: diplomatie et politique étrangère.

Existe-t-il d'autres représentants de la République du Tatarstan ?

Oui. Il me faut d'abord préciser que la Représentation parisienne a été ouverte à la suite du Traité bilatéral signé en 1994 avec la Fédération de Russie. Ce traité, qui porte sur le partage et la délimitation des pouvoirs entre le Tatarstan et la Fédération, remplace en quelque sorte le Traité fédéral. En 1991, le Tatarstan a en effet été la seule République, avec la Tchétchénie, à refuser de signer le Traité fédéral : ce refus a été motivé par les demandes non satisfaites du Tatarstan visant à obtenir plus d'autonomie et de souveraineté grâce à l'ouverture de négociations sur le fond des relations à l'intérieur de la Fédération de Russie. Après le refus de 1991, un processus de négociations s'est finalement mis en route et a abouti à la signature du Traité bilatéral. Celui-ci permet au Tatarstan d'ouvrir une Représentation à l'extérieur dans les domaines ne relevant pas complètement de la compétence de la Fédération.

Notre Représentation en France est la seule Représentation semi-diplomatique, puisqu'elle couvre toutes sortes de relations. Mais il existe aussi une Représentation aux Etats-Unis, en République tchèque, en Turquie, dans certaines républiques de la CEI (Ouzbékistan, Kazakhstan, Azerbaïdjan et Ukraine), enfin au sein même de la Fédération de Russie (à St-Petersbourg et à Ekaterinbourg). Il s'agit donc d'un réseau assez vaste, allant au-delà des intérêts privilégiés du Tatarstan dans tel ou tel pays. La Représentation en France couvre toute l'Union européenne.

Pourquoi avoir choisi la France ?

D'abord parce que dès l'époque de l'ouverture de notre Représentation, la coopération économique avec la France était développée et diversifiée. D'autre part, Paris est le siège de plusieurs organisations internationales et un carrefour à partir duquel on peut facilement gagner les capitales européennes.

Vis-à-vis de la Russie et de son Ambassade à Paris, que représente votre présence en France ?

Notre Représentation est une entité autonome, "souveraine" pourrait-on dire, qui se situe à part de la mission diplomatique russe et n'est responsable que devant le président du Tatarstan et son gouvernement. Je ne suis pas lié à l'Ambassade. Mais pour ce qui est de l'activité quotidienne et des relations opérationnelles avec les administrations françaises, nous sommes en quelque sorte intégrés à l'activité diplomatique et économique de la Russie.

Nous accompagnons les diplomates russes à l'occasion de divers événements et sommes auprès d'eux lors des sessions intergouvernementales entre la France et la Russie, puisqu'il y a toujours un volet régional à discuter. Il n'y a pas contradiction mais complémentarité des activités de la Représentation avec celles de l'Ambassade. Le contenu de la coopération franco-russe s'en trouve élargi: les Français peuvent établir des contacts directs avec le Tatarstan; quant à nous, nous avons la possibilité de choisir des projets ciblés et d'avancer en nous appuyant sur les relations franco-russes, sur les réseaux diplomatiques et de bonnes relations existants.

Quelles sont aujourd'hui les relations du Tatarstan avec le pouvoir central russe ?

Le Tatarstan ne conteste pas son statut, celui de sujet de la Fédération de Russie parmi 88 autres sujets. Tous ces sujets ont eux-mêmes des statuts différents: républiques autonomes, province autonome, régions autonomes, provinces ou territoires. Avant la signature du Traité bilatéral, la Russie reconnaissait déjà les différents types de structures constitutionnelles auxquels ces statuts renvoient. Mais à partir de cette base, il faut prendre en compte le fait que certaines entités ont des racines historiques, des traditions culturelles différentes. De ce point de vue, l'identité étatique du Tatarstan lui est très spécifique.

Le premier Etat de la région, l'Etat bulgar, remonte aux VIIe-VIIIe siècles. L'existence étatique prend fin en 1552, quand Ivan le Terrible prend Kazan et annexe le khanat à la Russie. Les évolutions historiques ultérieures font qu'il vit moins de Tatars dans le Tatarstan actuel que dans le reste de la Fédération. Au moment de l'éclatement de l'URSS, la population avait conservé la mémoire des racines historiques du Tatarstan et jouissait d'un développement économique et intellectuel élevé. C'est dans ce contexte que le Tatarstan a demandé une démocratisation des relations au sein de la Fédération de Russie, plus d'autonomie et plus de souveraineté. Le Traité bilatéral est l'aboutissement de ces demandes. Avec les constitutions russe et tatare, il représente le fondement constitutionnel de nos relations avec la Russie.

Le Tatarstan fait partie de la Fédération, appartient à la zone rouble, pratique les mêmes taxes douanières que la Fédération. Certains secteurs relèvent de la Fédération, comme la défense, les chemins de fer, les autoroutes, les systèmes énergétiques, la justice. Mais les richesses naturelles et l'industrie relèvent du Tatarstan. Celui-ci est structuré comme un Etat, avec un président, un premier ministre, un parlement et le droit d'adopter sa propre législation. Le Traité bilatéral qualifie le Tatarstan d'"Etat" uni à la Fédération de Russie. Un autre élément important du traité donne au Tatarstan le droit de signer des traités internationaux, à condition que ceux-ci ne contredisent pas les intérêts de la Fédération. Il nous permet de stimuler le développement économique, culturel et scientifique du Tatarstan.

Le président du Tatarstan, Mintimer Chaïmiev, a été l'initiateur d'une liste d'opposition ("La Patrie - Toute la Russie") lors des élections législatives russes de décembre 1999. Comment définiriez-vous le rôle et les objectifs politiques du Tatarstan au sein de la Fédération de Russie ?

Le Tatarstan prend pleinement part à la vie politique de la Fédération. A la Douma, huit députés le représentent. Au Conseil de la Fédération, il est représenté par son président et par le président du parlement. Nous participons donc aux prises de décision politiques de la Russie.

D'autre part, vous l'avez évoqué, nous pouvons soutenir ou non tel ou tel mouvement, ce qui a été fait au moment des élections à la Douma. Nous nous sommes réunis autour de MM. Loujkov et Primakov, dont le mouvement représentait une force positive. Lorsque nous avons mis en œuvre notre soutien, aucun mouvement de ce genre n'existait. Puis le mouvement "Unité" a repris plusieurs idées de "La Patrie - Toute la Russie", soutenue moralement par M. Chaïmiev. Quand est venue l'heure des élections, de nombreuses personnes défendaient donc les mêmes idées derrière des façades différentes.

Actuellement, la population russe s'unit autour de la candidature de M. Poutine, qui a montré qu'il était capable de défendre les intérêts de la Russie. Compte tenu de ces éléments et des prises de position du mouvement qui a soutenu M. Poutine ("Unité"), nous sommes prêts à soutenir tout ce qui va en faveur du bien de la Russie. Nous ne souhaitons pas diviser ou créer des obstacles au développement et à la consolidation du pays et de la population. D'autres mouvements, qui ont défendu certains slogans démocratiques et libéraux de M. Poutine, ont d'ailleurs monté en force. Pour toutes ces raisons, nous pensons faire aujourd'hui le bon choix.

Le Tatarstan compte près de 44% de Russes. Quelle est leur position à l'égard de la politique d'autonomie de M. Chaïmiev ?

Alors que la Tchétchénie a connu une évolution nationaliste, le Tatarstan, grâce à la sagesse de M. Chaïmiev, a choisi une autre voie de développement de la République, attentive aux intérêts de toute la population. M. Chaïmiev a de ce fait subi les attaques des nationalistes tatars. Le Tatarstan est une république multinationale, comptant une centaine de nationalités. Il ne s'agit pas d'une république du peuple tatar. Notre constitution indique qu'il y a deux langues d'Etat, le russe et le tatar, et deux nationalités (russe et tatare). La liberté religieuse est garantie, l'Etat et la religion sont séparés. On peut donc parler d'un véritable équilibre de la République.

Le Tatarstan a-t-il connu, ces dernières années, des mouvements migratoires qui auraient modifié la part de telle ou telle nationalité ?

Les mouvements migratoires les plus significatifs ont concerné la venue de Tatars d'autres républiques. Il faut y voir le résultat de la situation économique et politique du Tatarstan, l'une des régions les plus stables de Russie. Cette stabilité est le fruit de notre politique. Ainsi, nous avons enrayé la chute de la production agricole et sommes la seule république dont les volumes de production de pétrole n'ont jamais diminué. Nous avons su attirer les investissements étrangers : le Tatarstan occupe dans ce domaine le troisième ou le quatrième rang au sein de la Fédération.

Le statut du Tatarstan a-t-il facilité son développement économique ?

Grâce à ce statut, le Tatarstan a réussi à stopper les évolutions économiques négatives qui avaient alors cours en Russie. Ainsi, après avoir stoppé la baisse de la production industrielle, le Tatarstan, par l'application de sa politique économique, a atteint en Russie, à cette période, les meilleurs objectifs dans presque tous les domaines de la production. Le Tatarstan n'est pas une île au sein de la Fédération. Notre intégration politique et économique à la Russie nous a fait subir tous les effets de l'instabilité politique et économique russe.

Quelle est la position officielle du Tatarstan sur l'intervention armée russe en Tchétchénie ?

La position du Tatarstan a évolué au cours du temps. Après l'éclatement de l'URSS, nous avions de très bonnes relations avec la Tchétchénie. Nous avons signé avec elle un traité d'amitié et Kazan accueille une Représentation plénipotentiaire de la République de Tchétchénie. Certaines familles des deux républiques sont liées, nos cultures sont très proches, il existe des échanges économiques et culturels. Depuis la première guerre en Tchétchénie, le Tatarstan défend au plus haut niveau de l'Etat russe la nécessité de voir des négociations s'engager afin d'aboutir à un statut plus développé de la Tchétchénie. Etant donné que la population de la Tchétchénie est relativement homogène, ce statut pourrait être encore plus approfondi que celui du Tatarstan. Mais la Russie n'a rien voulu négocier. Le Tatarstan s'est opposé à la première guerre en Tchétchénie et a promu un règlement politique, pacifique du conflit.

Notre attitude a changé après l'invasion du Daghestan par les Tchétchènes. Cette action a inscrit la politique tchétchène hors du cadre du droit. Nous avons donc reconsidéré notre position et ne nous sommes pas opposés à un règlement par la force de cet acte de banditisme. Au Daghestan, le monde entier a découvert des actes de barbarie et de terrorisme. Nous n'avions d'autre choix, malgré nos bonnes relations avec la Tchétchénie, que de réagir.

Soutenez-vous toujours l'idée d'un statut particulier pour la Tchétchénie ?

Cette idée n'est plus à l'ordre du jour. Nous en parlerons lorsque le conflit sera terminé.

Quelle issue militaire voyez-vous au conflit? Cessera-t-il avec la prise de Grozny ? Est-il possible de faire la guerre aux "bandits tchétchènes" sans faire la guerre à tous les Tchétchènes ?

Il est difficile d'espérer que la guerre cessera avec la prise de Grozny, puisqu'il s'agit d'une guerre de soi-disant partisans. Parallèlement à l'extermination des forces les plus rebelles, il faut engager des négociations avec les forces politiques modérées, peut-être même avec les gens qui sont actuellement au pouvoir.

Vous avez parlé de "l'invasion tchétchène du Daghestan" comme étant à l'origine de l'inflexion de la position du Tatarstan vis-à-vis de la Tchétchénie. Les attentats de Moscou sont-ils aussi entrés en ligne de compte ?

Non. A ce jour, personne n'a pu prouver que les auteurs des attentats étaient tchétchènes.

Cette position des dirigeants est-elle partagée par la population ?

Peut-être ne l'est-elle pas dans certains villages où l'on ne reçoit que la première chaîne de télévision…

C'est donc la remise en cause de la stabilité de la Fédération par les Tchétchènes qui paraît vous avoir choqué.

Tout à fait. Il est légitime de défendre les intérêts économiques et politiques d'une population et d'une région, mais sans aller jusqu'à remettre en cause les frontières et la stabilité de la Fédération.

Existe-t-il une opinion propre aux habitants du Tatarstan quant à la guerre en Tchétchénie ?

Je pense que leur opinion est semblable à celle de l'ensemble des habitants de la Fédération. Le Tatarstan ne développe pas de propagande propre au sujet de la guerre en Tchétchénie. Nous avons notre chaîne de télévision, mais n'avons ni la raison, ni les moyens (vu la difficulté d'accéder au terrain) de diffuser une autre information sur cette question. La population, qui ne reçoit que l'information officielle, ne peut donc développer une opinion autre sur la Tchétchénie.

Comment envisagez-vous l'avenir du fédéralisme en Russie, au regard des expériences divergentes du Tatarstan et de la Tchétchénie ?

D'emblée, après l'éclatement de l'URSS et l'avènement de la démocratie, le Tatarstan a défendu la thèse que la Fédération ne pouvait être forte que si ses sujets l'étaient eux-mêmes. L'histoire ayant montré qu'il était impossible de diriger un pays aussi vaste que la Russie à partir d'un seul centre, il fallait accroître les compétences et les pouvoirs de tous les sujets. Nous avons réussi à contraindre le centre à négocier dans ce sens.

Désormais, le statut du Tatarstan donne à son président l'énorme responsabilité de veiller quotidiennement au développement normal de la République et de sa population, ce qu'il assume avec succès. Dans d'autres régions, moins riches et plus liées au centre, cela fait bientôt dix ans que ce dernier n'assume plus ses responsabilités. La population a perdu confiance en lui et se tourne vers les autorités locales, plus aptes à régler les problèmes immédiats. Etre dirigé de manière centrale n'est donc pas le meilleur choix que l'on puisse proposer à la Russie.

Aujourd'hui, nous ne demandons pas une refonte de la Constitution russe, mais la mise en concordance des deux constitutions, russe et tatare, sur la base des traités signés. Cela pourrait donner un bon exemple du renforcement du lien fédéral. Nous pourrions en effet introduire certains changements dans la Constitution russe pour renforcer les points concernant le fédéralisme. Dans le cas contraire, nous n'aurons jamais de grand Etat: un retour en arrière renforçant la puissance étatique centrale ne renforcerait pas la démocratie.

 

Par Eva KOCHKAN et Mathieu VALDEC

Vignette : Iskander Ioussoupov

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