Le théatre tchèque, anatomie d’une absence

Durant la Révolution de velours, le forum civique avait choisi la Laterna Magika pour quartier général et depuis dix ans, un dramaturge occupe la tête de l'Etat. En Bohême, le théâtre et l'histoire ont rarement manqué leurs rendez-vous. Pourtant, à celui fixé par le Festival d'Avignon l'an dernier, faisaient cette fois défaut auteurs et metteurs en scène tchèques. Une absence qui reflète l'état de la création en République tchèque et les malentendus de la coopération Est-Ouest.


La place du théâtre a été considérable dans la constitution d'une pensée dissidente en pays tchèques. Dans le contexte particulièrement hostile de la normalisation, l'importance accordée au théâtre faisait écho à deux besoins des opposants au régime. De par le rôle déterminant qu'il avait joué, comme dans de nombreux pays d'Europe centrale, dans le développement d'une conscience nationale, le théâtre constituait un refuge naturel dans une période d'occupation. Dans la Prague multi-ethnique du XIXe siècle, lieu de confrontation entre cultures allemande et autochtone, "construire" l'identité de la nation prenait un sens très littéral. L'édification du Théâtre national (Narodni Divadlo) sur les quais de la Vltava fut financée par une souscription populaire. Ravagé par un incendie peu après son inauguration, le bâtiment, pompeux à souhait, fut rebâti grâce, une nouvelle fois, aux deniers des citoyens tchèques.

Cependant, au contraire de la scène contestataire polonaise, qui fit appel à ses "Aïeux" durant les années soixante-dix, le théâtre tchécoslovaque préféra des créations nouvelles au réinvestissement du répertoire national. Ressentie avec moins de netteté qu'en Pologne, parce qu'inédite, l'occupation soviétique interrogeait différemment les Tchèques. De fait, l'échec cuisant du printemps de Prague invitait ces derniers à une ironie et un pessimisme absents du répertoire classique. En outre, la reprise en main par l'équipe Husak interdisait tout usage de ces œuvres à des fins ne serait-ce que discrètement subversives. Les emprunts de la dramaturgie tchèque au théâtre de l'absurde, introduit par Jan Grossman[1] dans les années soixante, ont permis d'affronter la violence insensée du présent avec humour et distance. Ce théâtre sans public, puisque interdit, a su renouer avec les préoccupations de celui-ci, en lui offrant des paraboles et le moment venu, un porte-parole de haute stature morale pour ses revendications.

Ironie de l'histoire

Mais Havel fait aujourd'hui figure de vestige d'une ère révolue. Dès le début des années quatre-vingt dix, les intellectuels ont déserté la scène politique et perdu leur audience en tant que tels. Reste cette image forte de l'intellectuel président. C'est cette figure, plus fréquente en Europe centrale qu'ailleurs, qui continue d'influencer le regard porté sur la culture est-européenne et tchèque en particulier. C'est précisément à cette figure que se réfère le président du Festival d'Avignon, Bernard Faivre d'Arcier, pour motiver le lancement du programme de coopération Theorem, en 1998. Rappelant le rôle des intellectuels dans les changements de régime, il y a dix ans, il cite pour cela Vytautas Landsbergis et Vaclav Havel[2].

Mais qu'y a-t-il après l'auteur de La Fête en plein air ? Deux ans après le début du programme, les tchèques sont toujours absents du réseau développé sous l'impulsion de Theorem. Jusqu'à présent, deux projets principaux ont été menés à bien. Le premier consistait à faire monter par dix metteurs en scène de l'Est autant de textes de l'auteur macédonien Goran Stefanovski, sur le thème de l'Hôtel Europa, puisque nombre d'établissements portent ce nom en Europe médiane. Aucun artiste tchèque n'a pourtant été associé à ce défi, bien que le plus célèbre Hôtel Europa se trouve sur la place Venceslas. Le second, au cœur de l'objectif du Festival, entendait prendre au mot le label "Avignon, ville européenne de la culture", attribué pour l'année 2000. La coopération initiée deux ans auparavant a permis la programmation de plusieurs spectacles de metteurs en scène est-européens dans le cadre du festival In. Parmi les œuvres présentées à l'été 2000 et coproduites par des théâtres de l'Ouest, aucune pièce tchèque. Nouvelle ironie de l'histoire puisque Prague faisait elle aussi partie des villes européennes de la culture, au même titre que Cracovie… Une troupe pragoise s'est bien produite durant le festival, mais dans le "Off". L'état des lieux qui a justifié cette absence était celui d'une création étouffée par un conformisme suranné et de laquelle n'émergeait aucun acteur marquant. Pour un témoin distrait, un tel constat pouvait il y a peu conserver une certaine validité.

Création asphyxiée

Compte tenu de la politique de normalisation des années 70-80, aucun théâtre anciennement établi ne peut aujourd'hui justifier la même tradition ininterrompue de contestation et d'anti-conformisme que celle du Stary, à Cracovie. Pas même le Théâtre de la Balustrade, fief de Grossman puis Havel dans les années soixante. De même, aucune structure parallèle ne s'est imposée sur la scène tchèque comme a pu le faire le théâtre Sfumato de Sofia, dans des conditions matérielles nettement plus difficiles. Certes, un lieu comme le Divadlo Archa s'est assuré un certain succès en offrant le premier espace scénique modulable de la capitale (théâtre, danse, concerts, plus un café très fréquenté). Mais en aucune manière cet espace privé n'a joué un rôle moteur en matière de création et son directeur parle avant tout en gestionnaire. Tout au plus s'est-il arrogé une part substantielle des subventions disponibles. Par ailleurs, aucune thématique majeure n'a émergée et les jeunes talents ont été plutôt rares. Oskaras Korsunovas qui met en scène en Lituanie l'expérience traumatisante d'une génération "entrée dans la vie nantie d'un bagage inutile dans l'ère post-totalitaire", n'a pas d'alter ego tchèque.

Quant aux scènes de répertoires, où domine le conservatisme, elles continuent d'entraver la mise en scène d'œuvres étrangères modernes. Au printemps dernier, on jouait Shopping and fucking, de Mark Ravenhill, au théâtre national de Vilnius. Inutile d'imaginer la même chose sous les dorures du Narodni Divadlo. Comme l'a écrit Milan Lukes, ancien ministre de la culture et professeur à l'Institut d'études théâtrales de l'Université Charles, le théâtre qu'on y produit est un théâtre "provincial" qui ne "prend pas de risques", cherchant avant tout à plaire et à séduire son public traditionnel. De manière paradoxale, le modèle de transition tchèque, fondé sur une évolution en douceur, n'a pas favorisé l'accession à un public large pour des œuvres et des artistes nouveaux. A l'inverse de la Pologne, seuls les théâtres indépendants ont dû apprendre les règles brutales d'une société libérale et se battre pour leur survie. Au contraire de la Slovaquie voisine, le cours relativement tranquille de la transition politique n'a pas justifié le maintien d'une dimension contestataire dans l'activité créatrice.

Renouveau

Mais un constat aussi univoque n'est plus valable. Les privilèges des anciennes scènes "officielles" commencent à être remis en cause. Certaines d'entre elles vont perdre leur statut d'établissements systématiquement subventionnés, pour s'insérer dans un système où elles devront justifier annuellement leurs budgets. Paradoxalement, c'est peut-être une baisse déguisée des subventions qui permettra une redistribution des cartes avec les scènes émergentes, qui ont le quasi-monopole de l'innovation. Car un théâtre de création existe bel et bien, qui n'est plus caché par les théâtres de répertoire ni un metteur en scène à la mode. Un temps en effet, la figure du jeune Petr Lebl a dominé la scène locale avec son style et son esthétique post-moderniste, reléguant à l'arrière plan les autres formes d'expression, moins spécifiquement datées. Autre ironie typiquement pragoise, c'est peut-être le décès brutal de ce dernier, en 1999, qui permet au théâtre tchèque d'explorer de nouvelles formes, comme à la belle époque ou Jindrich Honzl conjuguait peinture, poésie et art dramatique. En outre, le théâtre tchèque n'est traversé par aucune influence dominante. Il n'existe ainsi pas d'équivalent tchèque au tout-technologique à l'œuvre chez Jarzyna ou aux trouvailles scéniques de metteurs en scène bulgares et roumains.

En revanche, on renoue avec le rôle social du théâtre, traditionnel en Bohême. Et le public suit : le succès d'une pièce présentée en décembre à Prague le souligne. Konce Sveta v salonu Gogo[3], qui fait référence à la célèbre taverne Goldschmied, décrite par Werfel, aborde pourtant un sujet fâcheux. Celui du sort funeste des Juifs de Prague. Les acteurs professionnels, à la formation très académique, n'étaient pas pour rien dans le statu quo. Il s'en trouve aujourd'hui pour sortir des sentiers battus, à l'image de Vladimir Javorsky, l'un des grands noms du théâtre national, qui tient le haut de l'affiche dans cette pièce.

Sortir de l'isolement

Pour se régénérer pleinement, le théâtre tchèque doit maintenant sortir de son isolement, bénéficier de nouvelles influences, mettre en place des partenariats. Force est de constater que Theorem n'a pas rempli cette mission. Cela est dû en premier lieu aux malentendus de la coopération Est-Ouest. Penser en ces termes est en soi une erreur. En se rendant à Prague, Vilnius ou Sofia, les promoteurs du projet ont cherché des figures emblématiques, qui valident dans une certaine mesure une idée générique et préconçue du théâtre à l'Est. D'autre part, en elles-mêmes nécessaires, de telles coopérations ne placent pas les différents partenaires sur un pied d'égalité. Certes, le problème du financement est une question récurrente, mais face aux créditeurs, "figures emblématiques" et troupes maintenues longtemps dans la marginalité ne disposent pas des mêmes armes. Bien sûr, en dernière analyse, seul le talent compte et de ce point de vue, la programmation retenue à Avignon a démontré sa pertinence.

Mais pour le théâtre tchèque, alors même qu'émergent de nouveaux talents emportant l'estime du public, c'était un rendez-vous manqué. Néanmoins, certains acteurs de la scène théâtrale n'ont pas attendu le secours de partenaires institutionnels pour provoquer de véritables rencontres, au-delà de leurs frontières. Enfin, la Saison tchèque[4], qui se déroulera en France à compter de mai 2001 semble ouvrir ses portes à ce théâtre renouvelé. Compter de nouveau avec le théâtre tchèque impose désormais de chausser ce que Comenius appelait des lunettes de vérité, pour aller au-delà des apparences.

 

Par Maxime FOREST

Vignette : Théâtre national (Prague) - Photo libre de droits, attribution non requise.

 

 

[1] A la tête du Théâtre de la Balustrade en 1962, il est contraint à l'exil en 1968 et ne rentre à Prague qu'en 1983.
[2] L'Express, 6 Juillet 2000.
[3] Pièce de la Cie Divadlo na Voru, sur des textes de Kafka, Rilke, Gellner…
[4] Renseignements auprès du centre tchèque, Rue Bonaparte, Paris 7ème.