Le traitement de la figure féminine dans l’art contemporain polonais

Souvent critiqué, parfois censuré, le traitement de la figure féminine dans l’art contemporain polonais dérange de par les mots et les images qu’il peut engendrer quant à l’identité et la condition de la femme dans la société polonaise.


Katarzyna Kozyra. Laznia Damska (1997)Les profonds bouleversements qui ont touché depuis 1989 la Pologne et l’ensemble des pays d’Europe de l’Est ont introduit de nouvelles normes, de nouvelles formes, de nouveaux paysages, une nouvelle «culture» -notamment celle de l’individualisme et de la performance-, en somme une nouvelle réalité qui n’a pas tardé à se révéler au grand jour.

La population et les artistes ont d’abord regardé avec désappointement la nouvelle réalité sociale qui s’est dressée devant eux. D’une brutalité déroutante, les échanges «sauvages» de capitaux et la mutation des rôles sociaux ne laissent aucune place aux rêveries de toutes sortes. Les licenciements, les plans sociaux, les promotions, mais aussi les divorces, le désordre des familles, ainsi que des moyens de communication modernisés changent considérablement les mentalités et les comportements psychosociaux et affectifs de la population.

«The Way of Beauty»

Cette dernière voit apparaître, avec la démocratie, l’avènement du diktat de l’image, de la communication visuelle et du marketing. A cet égard, le philosophe et critique d’art Piotr Piotrowski parle, dans son essai Art after politics (2000), de «pression démocratique». «Epargnées», près de quarante ans durant, par le culte d’une image d’elles-mêmes autre que socialiste, les femmes se voient imposer de nouveaux canons esthétiques régissant un grand nombre de rapports sociaux. L’image devenue dévotion dicte, à cet effet, de profonds changements sociaux. The Way of Beauty est tracée.

A l’image de l’occidentale, «la femme de l’ère post-socialiste» se retrouve ainsi entraînée dans un système pressurisé par le marketing, les figures de top model ou virtuelles, de star de cinéma ou de la chanson… fondé essentiellement sur les apparences et l’image de soi. Constamment assaillie, pour ne pas dire harcelée, par des flots d’images publicitaires, des concepts visuels, des courants de modes en tout genre, voire son propre entourage, la femme subit et se voit contrainte de suivre cette fameuse Way of Beauty, les tendances actuelles et le modèle sans lesquels elle se verrait exclue de son propre environnement.

Si l’idée de «paraître» demeure une constante dans le monde occidental, la représentation du soi à l’Est (chacun pouvant, à l’époque socialiste, être inscrit au Parti et penser en parallèle à une révolution) se modifie, comme le révèlent un grand nombre d’œuvres d’artistes de la nouvelle génération, tels que Katarzyna Kozyra, Monika Duda ou Marta Deskur.

A contrario des femmes et artistes qui ont lutté pour la cause et la condition féminines dans les années 1970-1980 -à l’image de Natalia Lach Lachowicz et de ses allusions provocatrices pornographiques comme dans sztuka konsumpcyjna (art consumériste, 1972) ou d’Ewa Partum et de ses autoportraits, performances nues au milieu d’une foule si proche et si distante à la fois comme dans la série Self-Identification (auto-identification, 1980)-, et qui aspiraient à se réapproprier leur corps, les artistes des années 1990-2000 évoquent, à un moment où les extrêmes ont été libérés, les revers de cette libéralisation, qui apparaît aujourd’hui comme une «cage dorée». Revers que l’on peut régulièrement observer sous des thématiques telles que celle du corps ou de la représentation sociale.

Le corps à l’œuvre

Objet de désir ou de dégoût, sexuel ou de virginité, le corps féminin conjugue sans jamais se désunir, dans un monde où l’apparence est primordiale, les maux/mots de l’illusion et de la réalité. Ne pouvant se détourner du temps, le corps fait l’objet dans l’art contemporain polonais d’une vive attention et suscite, à cet égard, maintes réactions et propositions plastiques aussi diverses que variées comme celles de Katarzyna Kozyra ou Monika Zielinska entre autres.

K. Kozyra présente la réalité de l’individu, de l’être et de son corps. Pour l’artiste, la nécessité d’une prise de conscience, l’acceptation de l’évolution (voire de la désagrégation) de son propre corps, ne peut passer que par la violence, ce que montrent ses images chargées d’une brutalité nue. A cet effet, elle plonge avec Laznia Damska i Meska (1997) ou Olimpia (1996) dans le domaine difficile des tabous culturels liés au corps afin de remettre en cause les «non-dits» et les «non-vus» d’une société en mal de «spectacle». L’image d’un corps transgressé devient la métaphore simple de la corruption d’un corps social revendiquant sa propre désagrégation. Comme ce fut le cas pour d’autres œuvres, telles que Love lasts forever(1997) de Maurizio Cattelan, la transgression de ces codes n’a pas permis à K. Kozyra d’échapper à de longues et douloureuses controverses, et à l’indignation de l’opinion publique.

Dans ses travaux, Monika Zielinska photographie les différentes parties du corps féminin en les agrandissant, avec un court commentaire découvrant à nouveau leurs fonctions. Entre conceptualisme et réalisme, l’œuvre de Zielinska propose une prise de conscience sur l’importance qu’a pu revêtir l’image (fragmentaire ou pas) du corps dans la société de consommation.

La représentation sociale de la femme

La représentation sociale de la femme occupe une place importante dans l’art contemporain polonais. Exprimée à travers des sujets tels que la sexualité (Alicja Zebrowska), la condition identitaire (Monika Duda, Anna Baumgart, Izabela Gustowska, Julita Wojcik, Paulina Olowska), ou les rapports sociaux (Marta Deskur), l’image de la femme dans la société -traitée, faut-il le souligner, en grande partie par des artistes femmes- est l’objet d’un regard soutenu, à la fois critique et lucide de la part des artistes polonais(es).

Alicja Zebrowska transgresse les limites entre visible et invisible, art et pornographie, passivité féminine et activité masculine. Elle présente, dans Pouvez-vous le prendre dans vos mains ? (1997) ou L’Accouchement de la Poupée Barbie(1997), ce qui est caché ou rejeté mais surtout révèle certaines constructions de la sexualité féminine, celles qui ont amené à la soumission des besoins de la femme aux désirs de l'homme, celles qui ont poussé la femme dans l’invisible et le silence. L’œuvre de A. Zebrowska a aussi une fonction thérapeutique : la prise de conscience de l’angoisse peut permettre de changer le statut ambigu de la sexualité féminine et de redéfinir son identité. L’artiste révèle ce qui est obscène, interdit dans les limites de l'art.

Monika Duda s’inscrit dans cette nouvelle génération de créateurs comme un des regards les plus lucides et critiques posé sur l’identité et l’image de la femme dans la société (polonaise). M. Duda analyse la représentation de la femme contemporaine dans la société, celle d’un être subissant les pressions d’un monde normatif en quête constante d’idéaux (artificiels). Les premiers travaux de l’artiste, tels que Beauty feminin (1995), Spécimens I, Spécimens II, ou Collections(1996) décomposent chaque détail, chaque centimètre de peau, de corps pour exposer, de façon fétichiste, l’essence même de la beauté féminine. Chaque autoportrait se fait porte-parole d’un historique, d’un processus d’évolution partagé entre fadeur et beauté/nature et artifice, nous rappelant à maints égards les portraits de femmes du photographe américain Richard Avedon. Monika Duda propose un diaporama de la représentation de la femme polonaise d’aujourd’hui -soumise à des pressions et des canons de beauté dictés par une communication visuelle impitoyable- et, à travers cela, une démythification de cette même image. Le travail de M. Duda nous invite à une méditation sur la condition identitaire de la femme d’aujourd’hui.

Artiste photographe capturant de bout en bout les morceaux d’une réalité socioculturelle changée (depuis la fin du socialisme), Marta Deskur s’inscrit au sein de la nouvelle génération d’artistes comme un «objectif» (appareil photo) saisissant tous azimuts afin de comprendre le nouvel ordre social. M. Deskur travaille, en ce sens, sur les différentes interactions dans les hiérarchies sociales. Ses travaux parcourent, dans des photographies de contrastes vifs, comme Modus(1992), Au delà de Marie-Madeleine(1994), ou Quelqu’un d’autre emploie vos yeux(1996), les codes de l’identité et d’une réalité sociale largement modifiée depuis la fin du socialisme. La majeure partie de son œuvre se compose de photomontages et de vidéo photographies, toujours supports d’une réflexion sur l’individu et sa représentation. Dans Rodzina (la famille, 1999), l’artiste inverse les rôles sociaux en donnant à la femme de plus grandes responsabilités, ce qui la conduit à exposer des schémas familiaux de type matriarcal.

Au-delà de paraître ou d’être un art à consonance féministe, le traitement de l’image de la femme dans l’art polonais expose, dans un esprit critique et lucide à la fois, la condition sociale et identitaire de la femme dans la société polonaise. Plus qu’un simple portrait indigène, le traitement artistique polonais de la figure féminine se veut miroir véritable de la représentation de la femme occidentale.

Par Olivier VARGIN
Photo : Katarzyna Kozyra. Laznia Damska (1997)