Le vin géorgien au cinéma, expression d’un nationalisme original

Boire en Géorgie n'est pas une activité anodine. Tous les voyageurs ayant parcouru ce petit Etat caucasien vous le diront, Alexandre Dumas le premier ! Le rapport que les Géorgiens entretiennent avec ce breuvage relève de la tradition autant que du rituel, et ce jusqu'à aujourd'hui.


photo d'un château« La Géorgie de la plaine est un pays voué au vin : même là où la vigne ne pousse point, on en boit, on y pense, on en rêve ; on en parle, on le chante, on le célèbre ».
G. Charachidze, Le symbolisme de l'arbre et de la vigne en Géorgie, Paris, 1967.

En Géorgie, le vin, et avec lui la vigne, sont de véritables emblèmes nationaux, ils font partie, à leur manière, du caractère national et des référents identitaires géorgiens incontournables. Aujourd’hui encore, le meilleur vin est celui que l'on a produit soi-même. Il provient des vendanges familiales ou est offert par des amis de confiance. Et bien que de nombreuses petites boutiques (doukani), proposant un large choix de vins du pays en bouteilles avec étiquettes obéissant aux normes européennes, se soient multipliées au fil des années à Tbilissi, la plupart des familles géorgiennes se méfient de ces flacons produits par des sociétés à capitaux mixtes. Il faut avouer que leur prix reste prohibitif (environ 30 lari, soit 15 euros) pour le niveau de vie moyen en Géorgie (le salaire moyen est environ de 100 euros). En dépit de la crise économique des années 1990, le vin est demeuré un produit de consommation courante et, malgré le récent blocus imposé par la Russie sur le vin géorgien en guise de rétorsion politique, il est largement exporté dans l’espace post-soviétique où il reste très apprécié.

La consommation de vin au cinéma

Aborder ce culte singulier à travers le cinéma, medium populaire et accessible, permet de révéler et de transmettre le rôle particulier dévolu au vin en Géorgie. Les films géorgiens ont, dans leur immense majorité, toujours évoqué ou souligné le rôle du vin et de la vigne dans la culture et le quotidien des Géorgiens, comme s'il s'agissait d'une évidence et d'une « marque de fabrique » inconsciente. Ce qui frappe dans la filmographie géorgienne, dessins animés inclus, du Mariage des geais d’Arkadi Khintibidze -1958- (scène d’ivresse pour le mariage des héros) au Témoin de Bondo Chochitaichvili -1991- (un touriste japonais est enivré par ses hôtes géorgiens), c’est la présence récurrente des scènes de libations et de vignes symboliques. Dans pratiquement tous les films « géorgiens » de Guiorgui Danelia et d’Otar Iosseliani, le héros ou un protagoniste boit, festoie, porte des toasts… et même dans Ne sois pas triste ! (G. Danelia, 1968), prépare joyeusement ses funérailles par un banquet traditionnel !

Un des plus grands films de la production géorgienne tant pour son ambition, son budget que pour sa notoriété est Keto et Kote (Vakhtang Tabliachvili et Chalva Gedevanichvili, 1948). Ce film à costumes conte l'histoire d'amour entre deux jeunes gens. La riche jeune femme est promise à un vieux noble qui a dilapidé sa fortune dans des fêtes sans fin. Cette image du Géorgien paillard et fêtard qui dépense tout pour le plaisir de boire est intéressante à double titre: elle est le reflet d’une certaine fierté épicurienne des Géorgiens et est aussi à l’origine du sort particulier que connut ce film pourtant inoffensif. Lors de sa présentation aux instances de la critique soviétique, Staline, lui-même Géorgien, s'inquiéta de ce que les Géorgiens pussent être pris pour des buveurs vaniteux et ripailleurs. Le film resta dans les cartons un certain temps, pour être finalement autorisé en juin 1953, après sa mort et rencontrer un immense succès[1]. Ce qui était perçu comme une tare discriminante par les censeurs fut finalement considéré comme une qualité proprement géorgienne par les Géorgiens eux-mêmes. Le vin, la fête, la convivialité et le plaisir sont en effet des thèmes-clé du caractère national géorgien, et pas seulement au cinéma.

Le vin géorgien et la Russie (au cinéma)

Le patriotisme, thème très développé dans le cinéma géorgien, se décline par toutes sortes de symboles nationaux, mais le vin et la vigne sont sans aucun doute les plus utilisés. Le culte du vin et de la vigne permet aux Géorgiens de marquer leur différence avec leurs voisins immédiats (les Musulmans du Nord Caucase et de Turquie non consommateurs de vin au Sud, les Russes grands consommateurs de vodka au Nord, et les Arméniens producteurs de cognac) et de souligner leur originalité au monde entier.

Dans Le Père du soldat (Rezo Tchkheidze, 1964), le héros, un vigneron géorgien, part retrouver son fils soldat en Allemagne. Arrivé sur le front, il s’attendrit au milieu de vignes épargnées par la guerre: il a retrouvé un fils, son « fils-terre »[2]. Mais, à la vue d'un char russe qui s'avance dans le vignoble, la colère du père éclate et il prononce cette phrase devenue « culte » : « Tu sais pas le semer, tu sais pas le cultiver, tu sais seulement le manger, le raisin ! ». Cette scène, réelle leçon de morale, joue sur un contraste non seulement générationnel mais aussi culturel: le vieux sage géorgien s'oppose au jeune russe inculte. En même temps, le duo vin/vigne devient une « machine » nationaliste dirigée contre ce voisin russe souvent méprisé pour ce qu'il représente : un empire colonialiste puissant mais grossier. La culture géorgienne serait dotée de valeurs qui ne sont pas transposables dans la culture russe.

Cette critique des années 1960 est toujours vivante, on la retrouve dans les considérations entendues au hasard de conversations : l’alcoolisme serait inconnu en Géorgie, ou tout du moins très marginal, il est en revanche typique d’autres sociétés (l’Occident, la Russie) qui n’ont pas de tradition du vin ancrée dans leurs mœurs et dans leur histoire ! En s'appropriant de manière quasi exclusive le vin, la vigne et les métaphores qui s’y rattachent, la Géorgie se présente comme la seule nation (régionale) à honorer un culte riche de sens et de valeurs humanistes. Pourtant cette critique à peine déguisée, présente dans plusieurs films, constitue un amusant paradoxe quand on sait que la Russie a longtemps été le premier pays importateur et consommateur de vins géorgiens.

Vin et création cinématographique contemporaine

La production récente de films géorgiens a vraisemblablement changé de cap : plutôt que de se complaire dans l’exaltation de la culture géorgienne supérieure ou singulière, les rares films récents soit sont discrets sur le sujet (quelques scènes de table et de toasts, dans Les Svanes des frères Jatchvliani, 2007), soit se font remarquer par leur approche iconoclaste du culte du vin et de la vigne. Ainsi, Adieu, plancher des vaches! d’Otar Iosseliani -1999- trace le portrait décomplexé d’un ivrogne philosophe, personnage rarement célébré dans le cinéma georgien. Les Mille et une recettes du cuisinier amoureux (Lana Djordjadze, 1997) et le court métrage L'Amour dans les vignes (Guiorgui Chenguelaia, 1999) traitent de l’érotisme et de la femme consommatrice de vin, deux sujets jusqu’ici absents du cinéma géorgien du fait soit de la censure soviétique interdisant toute « pornographie », soit de la tradition qui veut que la femme sert le vin ou, au mieux, y trempe à peine les lèvres.

Ces films ne doivent toutefois pas nous tromper sur l’état moribond du 7e art géorgien, incapable de se relever de la crise économique de ces dernières années. Pour autant, le culte du vin est toujours vivace, les tamadas portent toujours des toasts en buvant leur coupe (ou leur corne) cul sec. Le cinéma soviétique a su rendre et développer ce qui fait encore et toujours la fierté prétentieuse et, somme toute, joyeuse de ce petit peuple vinicole, il demeure le meilleur reflet et une référence riche de sens d’un mode de consommation probablement unique au monde.

[1] Akaki Bakradze, Kino. Teatri (Cinéma. Théâtre), Helovneba, Tbilisi, 1989. Ce film est basé sur un opéra de Victor Dolidze, succès souvent repris à Tbilissi.
[2] Titre d’un autre film de Rezo Tchkheidze sur une région géorgienne abandonnée, ou un cep symbolique pousse tant bien que mal.

* Sophie TOURNON est docteure de l’INALCO
Photo : Nicolas Landru

244x78