Les ambitions politiques du développement agricole au Kazakhstan

Le Kazakhstan a pour ambition de contribuer à la sécurité alimentaire mondiale. Mais qu’en est-il du développement de son agriculture ? L’analyse présentée ici se base sur un projet de coopération entre l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA, France) et son homologue kazakhstanais « KazAgroInnovation ».


Cet État dynamique sur le plan économique et au régime politique controversé, à la superficie égale à cinq fois celle de la France, suscite la curiosité des pays développés. En contribuant à la sécurité alimentaire mondiale grâce à la disponibilité de ses terres, le Kazakhstan pourrait renforcer son positionnement géopolitique.

Des rapports et études sur le développement agricole du Kazakhstan ont été rédigés ces dernières années par des experts de l’OCDE, de la Banque Mondiale, du FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), de l’INRA, et de l’USDA (département de l'Agriculture des États-Unis), entre autres, à l’attention de ses instances gouvernementales. Ils relèvent notamment une nécessaire réorientation de la politique du court terme vers d’avantage de durabilité de l’agriculture du Kazakhstan.

Priorités et carences de la politique agricole actuelle

Vingt ans après la disparition de l’URSS, la République du Kazakhstan a trouvé sa place parmi les leaders mondiaux de la production de céréales et de farine de blé. Elle a atteint l’autosuffisance pour ces productions et occupe une place relativement stable parmi les dix premiers exportateurs mondiaux. Le ministère de l’Agriculture continue d'afficher une politique très libérale orientée vers le développement rapide des productions locales et une augmentation des capacités d’exportation. Une attention certaine est accordée au contrôle sanitaire et vétérinaire. L’entrée du pays à l’OMC attendue pour fin 2014 l’y oblige. En revanche, la dépendance des importations pour un grand nombre de produits de consommation et de matières premières est encore très forte.

Le programme national de développement du secteur agricole et agroalimentaire du Kazakhstan pour les années 2013-2020 appelé « Agrobusiness 2020 » affiche des objectifs ambitieux: doublement de la production à l'exportation de blé pour atteindre les dix millions de tonnes, multiplication par cinquante (soit 180 000 tonnes) des exportations de viande en Russie, prise de parts du marché russe des pommes en multipliant par six la production actuelle (qui est de 150 000 tonnes), augmentation de la production de lait de 40 %, etc.

Si le pays souhaite satisfaire ces ambitions, sa politique agricole, qui présente un mélange de planification et de marché libre, doit viser davantage le long terme. « L’investissement de fonds publics dans le capital humain par le biais de l’éducation, de la formation et des services de conseil, mais aussi dans les systèmes d’innovation, dans les infrastructures de transport et dans les systèmes de protection de la santé humaine, animale et végétale, peut faire toute la différence », a indiqué Ken Ash, chef de la Direction des échanges et de l’agriculture de l’OCDE[1]. Certaines dispositions recommandées par l’expertise internationale sont transcrites dans « Agrobusiness 2020 » pour améliorer les instruments financiers, les installations techniques de production, de transport et de stockage, optimiser l’utilisation des terres agricoles et de l’agrochimie. Mais l’expérience du travail sur place montre que le chemin entre cet affichage officiel et la mise en place d’actions pertinentes est toujours long. De plus, « Agrobusiness 2020 », ainsi que d’autres programmes et projets officiels, semblent faire abstraction de certaines difficultés. L'insuffisance des ressources naturelles et le faible développement social sont notamment de vrais goulots d’étranglement pour le développement agricole tel qu’il est envisagé aujourd’hui au Kazakhstan.

L’(in)suffisance en ressources naturelles pour la production ambitionnée 

Les conditions climatiques difficiles du Kazakhstan sont bien connues. Le manque d’eau et la dégradation d’une grande partie des sols sont les conséquences des erreurs du passé soviétique : irrigation à outrance, sur-utilisation des tchernozems pour amender la terre lors de la campagne des terres vierges, pollutions nucléaires et industrielles. Néanmoins, la demande en eau et en sols de qualité face au développement du pays est de plus en plus forte et elle n’est pas coordonnée entre les différents consommateurs. Le manque d’une vision globale, ne serait-ce qu’à l’échelle de l’agriculture qui est la plus grande consommatrice d’eau (70 %) et de sols (80 %), empêche de hiérarchiser les besoins.

La question de l’eau étant politiquement délicate compte tenu des catastrophes du passé, il est assez difficile de trouver des statistiques fiables. D’après les spécialistes de l’Institut de l’eau du Kazakhstan ainsi que ceux du Comité exécutif du Fond international pour la mer d’Aral, le Kazakhstan manquerait d’eau dès 2030. La pluviométrie, déjà très basse (200mm/an), devrait diminuer à cause de changements climatiques. Les ressources en eau fluviale sont dépendantes à plus de 50 % des pays voisins et la réserve d’eau souterraine est insignifiante[2]. De grands projets de détournement des fleuves, des rivières, cette fois russes, afin de répondre notamment aux besoins agricoles du Kazakhstan, seraient de nouveau à l’ordre du jour.

Dans ce contexte, en lisant les objectifs fixés par « Agrobusiness 2020 », on ne peut s’empêcher de penser aux statistiques: il faut 13.500 litres d’eau pour produire 1 kg de viande de bœuf 1 400 litres pour 1 kg de riz –le Kazakhstan est un relativement grand producteur de riz qu’il exporte–, 1 160 litres pour 1 kg de blé, 790 litres pour un litre de lait[3].

Les sols du pays représentent une grande richesse par leur diversité et leur fertilité. Malheureusement, les pratiques agricoles du passé, aidées par le climat hostile et très venté par endroits, en ont fortement dégradé une grande partie. Ainsi, 30 millions d’hectares sur 222 millions au total de terres agricoles sont érodées ou salinisées, plus de la moitié de la surface auparavant irriguée (soit environ 1 million sur 2 millions d’hectares) est jugée perdue pour l’agriculture et les techniques de drainage utilisées sont peu efficaces. Les prévisions pour le sol sont aussi alarmantes que dans le cas de l’eau, d’autant plus que les deux problèmes sont liés: le risque de désertification est évalué à 75 % du territoire du pays dans les 20 ans à venir.

Il faut noter néanmoins une popularité relativement grande au Kazakhstan des techniques traditionnelle agricoles respectueuses des ressources. Par exemple, le non-labour[4] est utilisé sur presque 2 millions d’hectares, ce qui fait du pays le leader mondial en la matière.

Composante sociale et développement agricole

Près de la moitié de la population du Kazakhstan est rurale. 80 % des productions agricoles se font dans de petites exploitations familiales. Le reste est assuré par de grandes fermes modernes. Les tentatives des autorités pour faire émerger des fermes de taille moyenne ou de créer des coopératives et des associations de producteurs ne trouvent pas de répondant chez les agriculteurs kazakhstanais.

Par tradition, tout fonctionne par un mécanisme descendant, tout changement étant imposé par les administrations d'État aux agriculteurs. Or, la libéralisation du marché engendre une nécessité de mécanismes ascendants et de coopération horizontale. Les processus sociaux qui ont organisé la profession et accru sa visibilité politique dans d’autres pays, comme la Jeunesse Agricole Catholique en France, le Conseil national de concertation et de coopération des ruraux au Sénégal, le MST (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) au Brésil, tardent à apparaître au Kazakhstan. Plusieurs facteurs du passé justifient cette inertie de la population rurale: la sédentarisation forcée, la collectivisation massive et la famine qui s’en est suivie, la crise économique des années 1990 ont créé une méfiance bien ancrée parmi les paysans et une résistance forte à toute coopération, à tout partage et à toute directive imposée d’en haut.

Les experts de l’OCDE préconisent d’atténuer la position dominante des organismes d'État pour favoriser davantage les échanges entre acteurs, l’émergence de réseaux et d’associations professionnelles, créer des structures et des services de proximité[1]. Mais, compte tenu des particularités du système politique centralisé et autoritaire et des traditions de la société clanique, cette délégation d’initiatives à la société civile n’est pas encore à l’ordre du jour au Kazakhstan.

L’innovation comme solution

Contrainte d’un côté par des ambitions économiques et géopolitiques de l’État et de l’autre par des conditions climatiques difficiles, l’agriculture du Kazakhstan a besoin d’innovations, non seulement techniques et technologiques, mais aussi et surtout organisationnelles, car structurantes à long terme. Depuis des années le mot « innovation » est au cœur de tous les discours politiques. Mais peu de résultats réels ont été atteints, malgré les nombreux instruments existants.

La production et le transfert d’innovations dans le domaine agricole sont confiés à « KazaAgroInnovation », l’opérateur de recherche national et héritier de l’ancienne Académie agricole soviétique. Ce choix est tout à fait pertinent en théorie, car la recherche agronomique, appliquée par définition, porte en elle des compétences nécessaires à la prise des décisions politiques et au progrès durable de l’agriculture du pays : capacités d’analyse globale, base scientifique et donc objective des innovations, lien avec le terrain, etc. Mais au Kazakhstan, ce rôle de producteur d’innovations n’est pas totalement spontané pour un organisme de recherche agronomique. En effet, le mot « innovation » est surtout associé aux produits de haute technologie, or l’agriculture a davantage besoin de nouvelles structures organisationnelles et de nouveaux systèmes de productions. De ce fait, la recherche agronomique ne peut pas être évaluée sur le même critère que l’industrie. De plus, le système de recherche lui même a besoin d’une refonte en profondeur pour être efficace. Mais cette réforme, entamée depuis quinze ans, s’enlise car elle est confrontée en permanence aux conflits politiques interministériels et intergénérationnels.

Mais comment contribuer à la sécurité alimentaire de la planète sans développer ses propres compétences scientifiques ? Les pays développés devenus de grandes puissances agricoles comme Israël, Australie ou Canada, qui connaissent des problèmes similaires en termes de manque d’eau et de températures extrêmes et que le Kazakhstan prend en exemple, possèdent tous leur propre système de recherche bien développé. Alors, les autorités du Kazakhstan réaliseront peut-être le réel besoin d’adosser le développement agricole à une recherche efficace et ses agriculteurs ne diront plus, désemparés et fatalistes : « L’agriculture ne vit que de nos espoirs ».

Notes :
[1] « L’examen des politiques agricoles de l’OCDE : Kazakhstan 2013 » . Cf.http://www.oecd.org
[2] FAO Water Report 39, 2013.
[3] World Water Council, «E-Conference Synthesis: Virtual Water Trade - Conscious Choices», Mars 2004.
[4] Le non-labour est une technique agricole sans travail du sol avant le semi et après la récolte permettant de diminuer la dégradation des sols et la consommation d’eau. Cette technique s’utilise principalement pour de grandes cultures.

* Lidia CHAVINSKAIA est spécialiste de la Russie et de l'Asie centrale : lidia.chavinskaia@gmail.com

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