Les communautés musulmanes des Balkans, un tour d’horizon

La péninsule balkanique a longtemps représenté « l'Autre » de l'Europe: une région mystérieuse -et même exotique pour l'imaginaire européen- une zone frontière lointaine et peu connue.


Frontière entre les empires européens et l'Empire ottoman, entre le christianisme et l'islam, puis, dans la seconde moitié du XXème siècle, entre le communisme et le capitalisme … Aujourd'hui, les Balkans semblent de nouveau « à la mode ». Pourtant, à l'exception de la Grèce -membre de l'Union européenne depuis 1981- et de la Slovénie qui y a obtenu une place, cette région continue à se différencier. Elle constitue toujours le limes de l'Europe (représentée par l'UE) et comprend des pays(1) qui n'ont pas été capables d'échapper à leur passé et de procéder ainsi à leur « européanisation ». Elle conserve aussi une autre spécificité : contrairement au reste de l'Europe, il y a dans les Balkans des populations musulmanes autochtones.

L'islam balkanique

Dans la péninsule balkanique, on trouve aujourd'hui des musulmans de provenances multiples et de nationalités différentes. Ils vivent dans les Balkans depuis les premiers contacts de la région avec l'islam, contacts qui eurent lieu surtout après la conquête ottomane.

Pays à majorité musulmane, l'Albanie (qui devient province ottomane en 1419) s'est convertie progressivement à l'islam, notamment pour des raisons économiques. La transmission des terres restant un privilège des musulmans, des propriétaires fonciers ont choisi de se rapprocher de l'islam et peu à peu la majorité du peuple a suivi leur exemple. On estime qu'il y a 70 % des musulmans, 20 % des chrétiens orthodoxes et 10 % des catholiques en Albanie. Ces données sont fondées sur le recensement de 1942 car à partir de 1945 et jusqu'à la chute du communisme, la religion n'a pas été mentionnée dans les recensements. La politique anti-religieuse a pris sa forme la plus radicale après la Révolution culturelle de 1966 : après l'abolition des religions, le pays est devenu officiellement athée en 1967. Toute religion a été interdite, les églises et les mosquée ont été détruites ou utilisées à d'autres fins. Aujourd'hui la pratique des religions est libre.

La Bosnie-Herzégovine est le deuxième pays des Balkans par l'importance de sa communauté musulmane. Toutefois, il est prudent, lorsqu'on parle des pays de l'ex-Yougoslavie, de se référer au recensement de la population de 1981. Cette démarche est quasi-obligatoire car chaque nouveau pays issu de l'ex-Yougoslavie essaie de présenter des statistiques favorables à sa politique et sa composition ethnique.

D'après les chiffres de 1981, les musulmans constituent en Bosnie-Herzégovine environ 40 % de la population. Il s'agit de slaves islamisés essentiellement pendant les XVème-XVIème siècles qui n'ont pas été assimilés par les Turcs. La Bosnie-Herzégovine est devenue une République yougoslave à partir de 1946 afin de donner aux slaves musulmans un cadre territorial de référence. Plus tard, dans les années soixante, les Bosniaques musulmans ont obtenu une nationalité propre à l'égal des Serbes ou des Croates: la nationalité Musulmane. Aujourd'hui on a tendance, dans le langage courant, à appeler « Bosniaques » seulement les musulmans et à utiliser le nom « Serbe de Bosnie » ou « Croate de Bosnie » pour les autres communautés du pays.

On trouve également des Musulmans en Serbie(2) et au Monténégro où vivent presque 50 000 Albanais (6,5 % de la population), musulmans en majorité. Il y a également des musulmans albanais dans l'ex-République yougoslave de Macédoine, surtout dans la région de Tetovo. Les Albanais constituent en Macédoine 20 % de la population, mais il y a aussi des musulmans d'origine turque ou tsigane. Les Albanais kosovars -musulmans dans leur immense majorité- constituaient plus de 85 % de la population de la province autonome du Kosovo. On considère qu'ils forment environ 95 % de la population (plus que 1 500 000 personnes) depuis l'intervention de l'OTAN et le départ de populations serbes. Aux Albanais musulmans, s'ajoutent également au Kosovo des populations tsiganes et turcophones musulmanes.

La pratique des religions n'était pas interdite dans la Yougoslavie titiste. Le sentiment religieux y est souvent resté plus fort que chez les habitants d'Albanie.

En Bulgarie, les musulmans sont pour la plupart d'origine turque. Depuis l'indépendance du pays en 1878, ils ont subi à plusieurs reprises des mesures hostiles de la part des autorités. Bien qu'ayant été reconnus en tant que « minorité nationale » par le régime communiste, ils ont été les victimes entre 1984 et 1989 d'une politique de « bulgarisation » qui a conduit au départ de 300 000 personnes en direction de la Turquie.

Comme la moitié est rentrée très vite en Bulgarie, on y trouve aujourd'hui presque un million de Turcs (10 % de la population). Leurs conditions de vie ont la tendance de s'améliorer. A côté des Turcs, vivent aussi des Tsiganes musulmans et des musulmans slavophones parlant une langue très proche du bulgare, les Pomaks. Contrairement aux Turcs, les Pomaks (estimés fin 1990 à 268 000 personnes par l'Etat bulgare) n'ont jamais existé dans les documents officiels. Pourtant, ils ont subi le même sort que les Turcs lors de la « bulgarisation ». Les Tsiganes bulgares sont estimés quant à eux à 500 000 dont une partie est de confession musulmane.

Près de la frontière gréco-bulgare, dans la province grecque de Thrace, située au nord du pays, il y a trois « catégories » de musulmans: ceux qui sont d'origine turque, les Pomaks et les Tsiganes. Il s'agit des musulmans exemptés de l'échange des populations qui eut lieu entre la Grèce et la Turquie après la guerre gréco-turque de 1922. Depuis cette date, on parle de la « minorité musulmane de Thrace », reconnue et protégée par le Traité de Lausanne de 1923. La minorité compte aujourd'hui 125 000 personnes dont 45 % d'origine turque, 36 % des Pomaks et presque 18 % des Tsiganes. Il s'agit, pour la plupart, de populations rurales qui sont caractérisées par un fort sentiment d'appartenance à leurs communautés respectives.

Tous les musulmans peuvent suivre une éducation en turc dans les « écoles minoritaires » du département de Thrace. Selon la Constitution hellénique, les musulmans ont les mêmes droits que toute personne ayant la nationalité grecque. Enfin, il faut souligner que les partis politiques proposent toujours des députés musulmans dans leurs listes électorales de la région de Thrace.

Toutes ces populations ont vécu ensemble pendant des siècles au sein de l'Empire ottoman. Les autorités ottomanes distinguaient leurs sujets selon leur confession religieuse et non selon leur identité ethnique. Tout en privilégiant les musulmans d'un point de vue fiscal et l'administration de l'empire, l'islam proposé par l'Empire ottoman a favorisé la coexistence pacifique des peuples et des religions. Le cas des Juifs est à ce titre exemplaire. Les Ottomans ont accueilli les Juifs d'Espagne quand ceux-ci étaient persécutés par les chrétiens dans leur pays d'origine. De multiples communautés juives très florissantes ont vu le jour dans l'ensemble de la péninsule et y sont restées jusqu'à la catastrophe des années quarante.

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L'identité musulmane balkanique

Les musulmans des Balkans ont-ils conscience de leur appartenance religieuse commune ?

On pourrait s'interroger de même sur les chrétiens: est-ce qu'il y a un sentiment d'appartenance religieuse commune entre les Slovènes-Croates-Albanais de tradition catholique ? Qu'en est-il pour les Bulgares-Grecs-Monténégrins-Macédoniens-Serbes-Albanais-Roumains orthodoxes ? Il est très probable qu'un vague sentiment existe, provenant des mêmes rites religieux, des mêmes pratiques. Cependant les musulmans grecs, par exemple, n'ont presque pas de contacts avec ceux de Bosnie ; il en est de même pour les musulmans bulgares vis-à-vis des Albanais ou des Bosniaques. En revanche, il existe des échanges entre la Turquie et les musulmans grecs et bulgares.

En général, on ne trouve pas de caractéristiques homogènes propress aux musulmans des Balkans: les musulmans de Bosnie se sont attachés à leur foi et à leur identité de Musulman afin de se différencier de leurs voisins qui, eux, avaient une identité nationale plus claire, serbe ou croate. Les Albanais de l'ex-Yougoslavie mettent en avant leur identité albanaise plutôt que l'identité religieuse qui ne les englobe pas tous. Enfin, les musulmans grecs et bulgares se réfèrent plus à leur appartenance religieuse étant donné que ces communautés ont plusieurs provenances ethniques.

 

Vignette : mosquée fréquentée par des Pomaks, au sud de la Bulgarie (photo libre de droits, attribution non requise).

Par Katérina TZAMALI

(1) Ces pays sont: l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, l'ex-République yougoslave de la Macédoine (FYROM), la Roumanie, la Serbie et le Monténégro et, enfin, la Turquie.
(2) A Novi Pazar, notamment. Voir l'article d'Antoine Chaudagne dans ce dossier.

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