Les journaux communistes dans la Russie post-soviétique

Autrefois soumise à la ligne du Parti communiste, la presse communiste doit aujourd'hui apprendre à subsister dans un environnement concurrentiel.


A l'époque soviétique, le Parti Communiste de l'Union Soviétique (PCUS) dictait sa ligne éditoriale à la presse, par l'intermédiaire des secrétaires du Comité Central chargés des questions d'informations. La Pravda, organe de presse unique, avait pour rôle de publier les documents, les informations et les opinions émanant du parti, et tirait à plusieurs millions d'exemplaires. Car même si elle était peu objective et peu critique, les gens la lisaient beaucoup, du fait de son coût dérisoire.

Au début des années 1990 : l'essor de la presse russe n'est que de courte durée

En 1989 et 1990, quelques années après le début de la Perestroïka, le secrétaire général du PCUS Mikhaïl Gorbatchev abolit, par décret, le monopole du PCUS dans un grand nombre de structures et d'activités. De véritables journaux d'opposition voient alors le jour, la liberté d'expression devient envisageable, les nouveaux titres sont utilisés par les réformateurs comme des tribunes pour faire entendre leur voix. Au début des années 1990, l'intérêt pour les médias est réel : la population y entend d'autres voix que celles des membres du PCUS. De leur côté, les hommes d'affaires se mettent à investir beaucoup d'argent. A la fin des années 1980 en effet, les grandes réformes devant mener à l'économie de marché ne sont pas encore en place, les imprimeries et le matériel ne sont pas encore été totalement libéralisés, ce qui rend les coûts de production infimes.

Nombreux sont ceux qui considèrent que c'est au début des années 1990 que la presse russe est la plus prospère, riche et plurielle, puisqu'elle donne alors la parole à tout le monde, et qu'il y a un large éventail de publications. Mais cette victoire et cette euphorie ambiante ne sont que de courte durée, l'Etat recréant sa propre bureaucratie et reproduisant des logiques clientélistes. Rapidement, toute objectivité et toute originalité disparaissent pour laisser de nouveau place à une certaine forme de " journalisme politique " : peu de titres peuvent en effet se vanter d'une indépendance totale vis-à-vis du pouvoir en place. Après le putsch manqué des communistes conservateurs en août 1991, deux décrets de Boris Eltsine suspendent les activités du PCUS et du Parti Communiste de Russie nouvellement créé sur le territoire de la RSFSR et dissolvent leurs structures organisationnelles. Leurs publications sont de fait interdites.

En novembre 1992, ces deux décrets sont déclarés inconstitutionnels. Le Parti Communiste de la Fédération de Russie (PCFR) est créé en février 1993, et s'autoproclame seul légitime successeur du PCUS. Une dizaine d'autres partis communistes qui existent encore pour la plupart aujourd'hui s'en réclament aussi, mais n'ont pas le poids numérique et électoral du PCFR. Avec 600 000 membres, le PCFR menace le pouvoir, et ce dernier n'a de cesse de le discréditer, invoquant un impossible retour au passé. Le Kremlin considère ce parti comme un adversaire loyal, étant le seul potentiellement dangereux. Le PCFR a en effet récupéré les idéologues et les figures régionales influentes de l'époque soviétique, ce qui ne manque pas de lui donner un poids significatif au niveau national. Il a aussi hérité des organisations de base du PCUS, des infrastructures immobilières non encore récupérées par le pouvoir, et bien entendu des organes de presse. Les deux voix officielles en sont la Pravda de Russie, tirant à 77 000 exemplaires et diffusée dans tout le pays et la Pravda (67 000 exemplaires), diffusée dans les grandes villes occidentales, principalement à Moscou et Saint-Pétersbourg.

Une presse communiste pléthorique

Aujourd'hui, 26 titres de presse, appartenant au PCFR ou à ses maisons d'édition, quadrillent les 89 régions de la Russie, tirant entre 10 000 et 300 000 exemplaires, de diffusion locale ou nationale. Russie Soviétique, qui tirait à 3 millions d'exemplaires au temps de l'URSS, en est aujourd'hui à 300 000 et représente le titre le plus puissant de la presse communiste. Distribué sur tout le territoire russe, il est l'un des journaux les plus lus. Il est sans doute le plus objectif et le plus critique vis-à-vis du PCFR : son rédacteur en chef, Valentin Tchikine, est membre du parti depuis sa création (il occupe actuellement son quatrième mandat de député à la Douma depuis 1993) et n'hésite pas à publier des articles acerbes vis-à-vis des décisions prises par le parti, en conservant indépendance et liberté de ton, et en mettant en avant une objectivité accrue. Bien sûr, le journal appelle à voter pour les candidats du PCFR aux élections, publie les tribunes du secrétaire général du parti Guennadi Ziouganov, rend compte des activités du parti et invite ses lecteurs aux manifestations. Mais il est loin de ressembler aux organes officiels du parti, les Pravda, seuls titres à rendre compte de la vie interne du parti, des décisions prises lors des réunions, des plénums, des congrès.

Ceux-ci ne donnent que très rarement des nouvelles de l'international, ils privilégient plus souvent l'actualité russe, les débats de politique intérieure ainsi que ce qui se passe dans l'ancien empire soviétique. Plusieurs colonnes sont consacrées aux partis communistes des ex-Républiques. L'information que l'on y trouve n'est pas vraiment de grande qualité, il n'y a pas de véritables papiers d'analyse, pas d'articles de fond. Les difficultés économiques font que les couleurs sont absentes, il y a quasi-exclusivement du texte, et quelques photos en noir et blanc. L'absence de publicité dans les colonnes des différents titres est révélatrice d'un auto-financement : ils sont pour la plupart financés par ceux que l'on appelle les " oligarques rouges ", qui sont souvent d'anciens membres du PCUS ayant su profiter à temps de la libéralisation des entreprises d'Etat pour s'enrichir. Le plus important d'entre eux est Viktor Vidmanov, député PCFR depuis 1993, considéré comme un des plus riches hommes d'affaires russes, à la tête du consortium Agropromstroi qui regroupe une quarantaine d'entreprises, allant du secteur bancaire au secteur immobilier.

Les autres titres importants sont Kaliningradskaya Iskra, Zavtra dirigé par Alexandre Prokhanov, et KPRF, édité à Nijni Novgorod, tirant tous à 100 000 exemplaires, Krasnii Put' d'Omsk (43 000 exemplaires), et Donskaya Iskra (35 000 exemplaires). Les 18 autres titres sont des journaux locaux, qui tirent entre 10 000 et 35 000 exemplaires.

Le Kremlin omniprésent

Aujourd'hui, les médias sont dans leur écrasante majorité contrôlés et financés par le Kremlin. Les affrontements entre partis politiques dans les années 1990 peuvent être résumés à une lutte entre les partisans des réformes et les partisans d'un retour au passé, et les organes de presse suivent la même inflexion. L'équilibre des forces est inégal entre des financements privés et étatiques importants pour les journaux favorables au pouvoir et des mesures répressives contre les titres communistes avant chaque processus électoral. Un grand nombre d'oligarques investissent tout de même dans la presse communiste, surtout dans les régions, là où elle est la plus lue. Plusieurs politologues affirment que Mikhaïl Khodorkovski et Boris Berezovski ont subventionné plusieurs titres, principalement pendant la campagne pour les législatives de 1999 et la présidentielle de 2000. En échange de ces services, ces journaux ne devaient en aucun cas parler de manière négative des activités de ces hommes d'affaires. Une aubaine pour le pouvoir qui a utilisé à de nombreuses reprises cette alliance entre certains oligarques et le PCFR afin de jeter le discrédit sur les candidats communistes.

Le PCFR dispose aujourd'hui au sein de son Comité Central d'un secrétaire attaché aux questions d'information et d'analyse, Oleg Koulikov, qui définit ses fonctions en ces termes : " Tenir au courant et inviter tous nos collègues journalistes à nos meetings, nos manifestations, nos Plénums et nos Congrès, leur fournir des documents imprimés de nos discours et répondre à leurs sollicitations ". Le PCFR a également créé sa propre agence de presse " KPRF-News " qui emploie des journalistes dans toutes les régions, ces derniers étant souvent membres du parti. Les députés et les secrétaires du parti souhaitent donner d'eux le visage de professionnels de la politique, puisqu'ils utilisent au mieux les différentes ressources de communication : le Comité Central est équipé en Wi-Fi afin que les journalistes puissent immédiatement envoyer leurs papiers après chaque réunion, les conférences de presse on-line ou par chat avec les journalistes se multiplient et plusieurs députés créent leurs sites personnels, mis à jour par leurs assistants.

Les rémanences de l'époque soviétique

Pourtant, des rémanences de l'époque soviétique subsistent : les journaux continuent d'envoyer des colleurs pour afficher sur les panneaux publics les pages du journal. On croise souvent dans les rues des personnes le nez en l'air, en train de lire des articles de Russie Soviétique ou de la Pravda collés à ces endroits qui leurs sont réservés. Ce dispositif date de plusieurs dizaines d'années, il permettait à ceux qui n'avaient pas les moyens de se procurer le journal et à ceux qui ne voulait pas l'acheter dans son intégralité, de le lire dans les rues. Ce rôle est plus évident encore aujourd'hui, les attroupements ne sont pas rares autour de ces panneaux publics, éternels lieux de discussions et de débats envenimés. Etrangement, ces emplacements sont quasi-exclusivement exploités par les titres communistes.

Les lieux de manifestations, des grèves et de meetings sont aussi des endroits utilisés par le PCFR pour diffuser rapidement et à grande échelle ses informations. Les grandes manifestations du mois de mai rassemblent plusieurs dizaines de milliers de personnes, pour la Fête du Travail et les commémorations de la victoire de 1945. Elles sont l'occasion de distribuer, souvent gratuitement, des journaux à plusieurs milliers d'exemplaires, de vendre des numéros qui ne paraissent pas habituellement, de publier des rétrospectives annuelles qui font l'inventaire du travail des élus communistes dans chaque région. Les faibles revenus des électeurs communistes ne permettent pas en général l'achat quotidien de journaux, beaucoup viennent aux manifestations dans le but d'écouter leur représentant, mais aussi de repartir avec des exemplaires que l'on se passera entre les membres de la famille.

A Moscou, les journaux communistes ne sont jamais vendus dans les kiosques généralistes, mais plutôt dans des endroits bien particuliers : dans les couloirs de métro, la station Oktyabrskaya à Moscou étant leur fief, sur les marchés et dans les trains de banlieue. Les personnes lisent beaucoup dans les transports en commun, mais il s'agit bien souvent de journaux sportifs, de "tabloïds" tels la Komsomolskaya Pravda ou de polars à bas prix (la presse dite indépendante et de qualité, représentée par les journaux Nezavissimaya Gazeta ou Kommersant, est plutôt lue par les personnes exerçant des professions libérales ou défendant des valeurs démocratiques). Le parti continue d'attacher une grande importance à l'agit-prop et à la distribution de journaux et de tracts à la sortie du métro, des usines, des universités. Cela lui donne une visibilité non négligeable et donne l'image d'un parti militant, proche de ses électeurs, qui connaît bien le terrain. L'accueil qui est réservé par les passants aux membres du parti qui distribuent ces papiers relève souvent de l'indifférence voire de l'agressivité. Mais c'est justement ce travail sur le terrain qui fait de lui un parti relativement fort dans les régions ou dans des localités où le parti du pouvoir rencontre des difficultés ou bien n'est pas encore arrivé.

* Henri DUQUENNE est doctorant de l'IEP de Paris, rattaché au CERI