Les journaux de l’émigration russe. Le cas de deux périodiques en Suisse

La Suisse est depuis longtemps une terre d'accueil pour les Russes en exil. De Bakounine à Lénine en passant par Nabokov et, aujourd'hui, quantité de "nouveaux riches", tous ont apprécié le confort et la paix de ce petit pays multiculturel riche et tolérant.


En 2002, environ 6.000 Russes vivaient en Suisse avec un permis de séjour permanent. Si l'on ajoute les détenteurs d' un permis provisoire, les personnes naturalisées, les ressortissants d'autres pays de l'ex-URSS (2.000 résidents ukrainiens notamment) et tous les russophones que compte la Suisse, le chiffre des lecteurs potentiels de journaux en russe est, proportionnellement à la population helvétique, assez élevé. Mais l'offre a longtemps fait défaut…

Si les immigrés russophones en France ont "leur" hebdomadaire en russe, Rousskaïa Mysl (La pensée russe), publié à Paris depuis 1947, la diaspora russe en Suisse, très dispersée dans les différents cantons et peu organisée, n'a pas d'organe de presse équivalent. L'époque du Messager de Genève et de Kolokol (La cloche), les revues fondées par Alexandre Herzen à Genève dans les années 1850, est donc bien loin! Tout au plus avait-on vu apparaître ça et là des fanzines éphémères et quelques feuilles de chou locales qui n'ont jamais joui d'un lectorat aussi fidèle que les lettres d'information des paroisses orthodoxes russes de Genève, Vevey ou Berne.

Des petites initiatives amatrices …

Les choses ont changé début 2000 avec l'apparition d'un petit journal bilingue russo-français, Belyi Mevded (L'ours blanc), imprimé et diffusé gratuitement dans le cercle relativement élitiste des immigrés issus de l'aristocratie russe et des fonctionnaires internationaux. Malgré une périodicité irrégulière (tous les 3-4 mois), L'ours blanc offrait une couverture assez professionnelle de l'actualité politique russe, notamment sous la plume de son fondateur, Michaël Ramseier, collaborateur de plusieurs quotidiens romands. L'ours blanc proposait également un panorama assez complet des manifestations culturelles "russo-orientées" de Suisse, et - un "plus" très apprécié de ses lecteurs les plus âgés - un calendrier des offices religieux des églises orthodoxes du pays. Après deux ans d'activité, son fondateur, reparti sous d'autres tropiques, transmit le bébé à une petite équipe d'amateurs de Genève, qui, même si elle conserva la formule du journal bilingue en noir et blanc avec grille d'échecs et calendrier des fêtes à souhaiter en dernière page, dépoussiéra le concept du "8 pages format A4 plié" en le rajeunissant et en l'inscrivant dans un projet associatif orienté sur la coopération culturelle russo-romande.

Ainsi fut mis sur orbite, en juin 2003, le Gagarine Times, qui tire tous les deux mois à un peu plus de 1.200 exemplaires. Le concept du bilinguisme y est revisité de manière originale puisque, au lieu de traductions littérales, c'est un résumé critique dans l'autre langue qui accompagne chaque article en russe ou en français. Le journal est diffusé pour un tiers sur abonnement (20 CHF par an, soit environ 15 euros) à des institutions et des particuliers de Suisse romande (plus quelques abonnés de France frontalière), et pour les deux tiers restants… comme faire se peut, en tâchant d'être présent lorsque se produisent artistes, chanteurs et représentants du monde culturel russe sur les pourtours du bassin lémanique.

Car telle est la spécificité du Gagarine Times - annoncer et couvrir les événements culturels (et ils sont nombreux dans une ville aussi dynamique et cosmopolite que Genève) - qui se rapportent à la Russie et aux ex-républiques de l'URSS. Expositions, représentations théâtrales, conférences, initiatives individuelles, manifestations plus ou moins underground ont toutes droit à leur encart dans le journal. Parfois, l'actualité s'invite dans ses colonnes - comme lorsqu'à l'occasion d'un concert donné par le groupe de rock ukrainien Vopli Vidopliassova à Genève en novembre 2004, le chanteur Oleg Skripka, par ailleurs l'un des conseillers de campagne du candidat Viktor Iouchtchenko, a donné une interview prophétique sur la situation en Ukraine à la veille de la présidentielle. Mais, dans l'ensemble, probablement pour préserver sa légitimité de média apolitique et la légèreté de son ton volontairement décalé, Gagarine Times s'abstient d'évoquer la situation actuelle en Russie.

Marchant hors des sentiers battus de sujets déprimants déjà rabâchés dans les autres médias, il suit les parcours hors-normes de ceux qui voient la Russie autrement (qu'ils soient Russes de Suisse ou Suisses de Russie), parvenant à charmer un lectorat de non-Russes qui veut voir la Russie autrement - ni par les œillères d'une presse occidentale globalement peu amicale envers les Russes, ni à travers les jumelles folkloristes des magazines de voyage. Ainsi, Gagarine Times a-t-il suivi le périple en Russie de Claude Marthaler, ce globe-roller qui fait le tour du monde à vélo depuis sept ans; ou encore celui de chômeurs suisses envoyés par l'Office régional de placement (l'équivalent romand de l'ANPE) suivre une formation professionnelle à Saint-Pétersbourg, où certains se sont installés, tandis que d'autres en sont revenus bilingues. L'éclectisme des articles publiés dans Gagarine Times, s'il est révélateur des difficultés d'un journal amateur à trouver des auteurs bénévoles, n'en attire pas moins la sympathie des lecteurs de Suisse romande, qui voient en lui une sorte d'Officiel des spectacles russes de la région.

… aux projets de défense des intérêts de la diaspora

Les rédacteurs du Gagarine Times refusent l'étiquette de journal de l'émigration. Même si la plupart sont effectivement des immigrés russes, ils arborent fièrement leur statut d'étrangers francophones intégrés en Suisse et désireux de favoriser les échanges culturels et intellectuels avec leur pays d'accueil.

Il en va tout autrement de Rousskaïa Chveïtsaria (La Suisse russe), mensuel apparu au printemps de 2004 tel une météorite dans le paysage médiatique suisse et qui se revendique, lui, journal de l'émigration. La généalogie et la ligne éditoriale de Rousskaïa Chveïtsaria n'ont rien à voir avec celle du petit satellite associatif genevois, dont le lectorat compte beaucoup de Suisses russophiles, alors que les lecteurs de La Suisse russe sont avant tout les membres de la nouvelle diaspora russe. Ces différences leur évitent pour l'instant de se concurrencer ou, en tout cas, épargne au plus petit de se faire absorber par le plus gros, un schéma darwinien classique pour ce genre de journaux ailleurs dans le monde.

Rousskaïa Chveïtsaria est le prolongement sur papier d'un média au départ virtuel - un site internet créé en 2002 par deux Russes de Zürich. Après quelques mois, ceux-ci prirent conscience du succès de leur initiative en voyant que les rubriques "vie pratique" du forum de leur site attiraient les visites d'un nombre croissant d'internautes exprimant des attentes identiques. Ils décidèrent alors d'éditer, avec le soutien financier d'annonceurs intéressés par le projet (chambre de commerce russo-suisse, avocats, comptoirs de transfert international d'argent), un journal en russe à même d'aider les ressortissants des pays de la CEI à faire face aux aléas de la vie quotidienne en Suisse. Ainsi naquit un magazine d'informations de 20 pages, en couleurs, qui tira dès le départ à plus de 6.000 exemplaires et vit rapidement le nombre de ses abonnés augmenter. Rousskaïa Chveïtsaria est désormais disponible dans la plupart des kiosques à journaux du pays (au prix de 3,50 CHF) et offert sur les lignes de la compagnie Aeroflot vers la Suisse.

Grâce à son style conventionnel, Rousskaïa Chveïtsaria, réalisé par des Russes et pour des Russes, a rapidement conquis une niche et un lectorat d'hommes d'affaires sérieux et de familles plutôt aisées auxquels le journal donne divers tuyaux (en russe exclusivement) pour partir à la découverte des spécificités culturelles helvétiques. Foncièrement pragmatique, le journal publie des articles offrant des conseils avisés pour ouvrir un compte en banque, créer son entreprise ou déclarer ses impôts en Suisse. On y trouve des renseignements pratiques sur le système éducatif suisse et les activités de loisirs animées par des Russes, les coordonnées des entreprises de services, agences de voyage, médecins, esthéticiennes et baby-sitters russophones des différents cantons, ainsi qu'une page de petites annonces. Dans les articles de fond, le ton est poli à l'égard des autochtones, les convenances diplomatiques respectées (on interviewe l'épouse de l'ambassadeur de Russie le 8 mars), mais on sent au fil des pages que le Suisse est plutôt un objet de questionnement qu'un sujet d'intérêt, et encore moins un interlocuteur avec lequel la communauté russe immigrée pourrait communiquer.

Un paysage médiatique contrasté

Ainsi, si l'ambition de Gagarine Times est d'établir des ponts et des réseaux inter-culturels à petite échelle, sans se prendre au sérieux et au risque de paraître brouillon, celle de Rousskaïa Chveïtsaria consiste à représenter et défendre les intérêts socio-économiques d'une communauté russe qui ne cherche pas forcément à s'intégrer en Suisse. Dans un cas comme dans l'autre, et sans pouvoir déterminer s'il s'agit d'un problème d'offre ou de demande, on est frappé par le fait que les articles ne traitent quasiment jamais de ce qui se passe en Russie - ce qui est d'ailleurs assez révélateur des spécificités actuelles du phénomène d'émigration en provenance de ce pays. Même s'ils ont la nostalgie du pays, les Russes cherchent à recréer dans l'émigration des lieux et modes de vie qui leur correspondent, préférant séjourner dans un environnement étranger en ignorant ce qui se passe dans leur pays d'origine, plutôt que se laisser démoraliser par les nouvelles concernant la situation interne en Russie, contexte qui, bien souvent, fut à l'origine de la décision d'émigrer.

Dans le paysage médiatique "russe" de Suisse, il n'y a donc pas de journal analytique qui permettrait de recréer du lien politique entre les émigrés et leurs compatriotes restés au pays. Désintérêt, mépris, crainte, désespoir ou catharsis? Toujours est-il que ce vide laisse place aux médias qui utilisent d'autres supports que le papier - la télévision par satellite ou internet - sur lesquels les immigrés russes de Suisse savent qu'ils peuvent se rabattre s'ils se soucient du destin de la mère-Russie.

Gagarine Times: www.gagarine.ch
Rousskaïa Chveïtsaria: www.ruswiss.ch

* Anaïs MARIN est doctorante à l'IEP de Paris