Les perspectives de l’Organisation de Coopération de Shanghai en Afghanistan

En 2007, le sommet des chefs d’Etat de l’Organisation de Coopération de Shanghai[1] (OCS) avait été l'occasion pour le président russe Vladimir Poutine et son homologue afghan Hamid Karzai de lancer un appel en direction de l'OCS, afin que celle-ci s’intéresse davantage à la situation afghane. La Conférence « L’Afghanistan, l’OCS, sécurité et géopolitique de l’Eurasie centrale »[2] qui a réuni diplomates, orientalistes, experts afghans et post-soviétiques en juin 2008, sur les rives du lac Issik-Koul, est un premier pas dans ce sens.


Si cette conférence n'a pas atteint l’ambitieux objectif initial qui consistait à élaborer des recommandations opérationnelles pour un engagement de l’OCS en Afghanistan, elle a néanmoins constitué un événement important pour plusieurs raisons. Il n’est en effet pas fréquent de croiser, dans des contextes internationaux, des délégations afghanes d’un tel niveau et représentatives des principales factions du pays, ainsi que des membres du Parlement et d’autres dignitaires. Ce qui, en soi, représente une belle démonstration de pluralisme. Étaient également présents à la conférence le conseiller politique Galeri et Seyed Rasoul Mousavi, directeur de l'Institute of Peace and International Studies (IPIS) de Téhéran, venus d’Iran, pays clef pour l’avenir de l’Afghanistan mais généralement ostracisé des négociations par les Etats-Unis.

L’OCS comme substitut à l’Otan ?

Pour la première fois donc, des responsables afghans ont pu dialoguer avec leurs collègues des pays d’Asie centrale et de plusieurs régions de la Fédération de Russie, ainsi qu'avec des vétérans de l’intervention soviétique en Afghanistan, comme les professeurs Vladimir Plastun et Viktor Korgun, et le conseiller d’Etat V. Valeriï Ivanov, tous trois persanophones et spécialistes de l'Afghanistan auquel ils consacrent leurs recherches depuis des décennies.

Dès le début des travaux, l’Ambassadeur afghan au Kazakhstan, Aziz Arianfar, a posé la question fondamentale: l'Otan ayant échoué, l'OCS serait-elle davantage en mesure d’améliorer la situation ? Selon la plupart des analyses présentées, la réponse est assurément négative et, pour le moment, tous les membres de l'OCS hésitent à se pencher sur le cas afghan et encore moins à s’engager directement et militairement sur le terrain.

Des obstacles politiques plus que logistiques

Si la logistique et le commandement nécessaires au déploiement coordonné des unités font défaut, les principaux obstacles sont essentiellement politiques. Du côté centrasiatique, on redoute a priori les conséquences possibles de la présence chinoise dans la région, au cas où l’OCS mobiliserait des forces militaires en Afghanistan. Un tel scénario pourrait créer un précédent quant à l’utilisation des forces armées chinoises à l’étranger, opération interdite jusqu'à présent par la Constitution de la Chine. Pour les Russes, la question se pose en termes de concurrence entre l'OCS et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective de la CEI (OTSC), institution où siègent la Russie, l'Ouzbékistan, le Kazakhstan, le Kirghizstan le Tadjikistan, l'Arménie et la Biélorussie. Outre le fait que la Chine n'en est pas membre, l’OTSC présente l’avantage, en tant qu'alliance militaire, de disposer déjà de mécanismes facilitant son déploiement sur le terrain.

Mais la Chine ne veut en aucun cas s’engager sur le plan militaire en Asie centrale, comme en a témoigné le silence de sa délégation, au cours des travaux de ce colloque, signe de l'attentisme qui semble dominer à Pékin en ce qui concerne les développements sur l’échiquier centrasiatique.

L’OCS à la rescousse

De nombreux exposés ont montré que la situation sur la frontière afghano-tadjike mobilise l'attention de représentants d’états post-soviétiques. Depuis le départ des garde-frontières russes en 2005, les trafics illicites autour de cette frontière ont été multipliés par quatre. Les conséquences en sont très préoccupantes, étant donné l'ampleur que prend l’économie illégale en Asie centrale : elle permettrait aux acteurs économiques de la région d’influencer les gouvernements, et de favoriser les liens entre narcotrafiquants et les nombreux foyers d’extrémisme islamiste, pourtant réprimés par les polices de la région. Des souhaits ont été émis afin de contrôler cette frontière conjointement dans le cadre de l’OCS, avec diverses propositions, comme par exemple, un renforcement du dispositif du Centre anti-terrorisme établi à Tachkent depuis 2004.

La plupart des experts souhaitent aussi l’activation d'une coopération entre l'Otan et l'OCS qui, bien qu'incapable en l’état actuel de se substituer intégralement à l’Alliance, pourrait intervenir en tant que membre d’une coalition de ces deux groupes. Cette coalition se chargerait d'une région de l'Afghanistan où l'OCS agirait comme une sorte de sous-traitant de l’ISAF[3], avec la perspective de créer un espace tampon entre le chaos afghan et l’aire couverte par les pays de l'OCS. Les vœux des experts vont également dans le sens d’une participation accrue de l'OCS dans des programmes sociaux et de coopération technique pour la formation des forces de sécurité nationales afghanes, domaine naturel d'une organisation telle que l’OCS, pour qui la sécurité demeure, au moins sur le papier, la principale raison d’être. Plus généralement, le comportement attentiste de l'OCS lors de ce colloque a montré qu'elle se tient prête à saisir une opportunité pour agir.

La mainmise des Etats-Unis

Il est intéressant de noter que la ligne de partage traditionnelle des influences géopolitiques des Empires nés autour de l’espace afghan (à savoir la chaîne de l’Indou-Kouch, frontière naturelle et historique entre l’Asie centrale et méridionale) conserve toujours une actualité stratégique. Ainsi, dans la perception des pays situés au nord de l’Afghanistan, il est indispensable aujourd'hui de contrôler cet espace afin d’empêcher la propagation de trafics illégaux de l'Afghanistan vers l'Asie centrale.

Au-delà du manque de volonté politique de l'OCS, les observateurs russophones ont été unanimes à dénoncer la détermination de Washington de maintenir en Afghanistan l‘hégémonie des Etats-Unis. Ceux-ci sont accusés d’être seuls à l’origine des décisions prises en matière d’aide extérieure accordée à l’Afghanistan. Ils trancheraient tant au niveau des structures de dons que des entités donatrices, sur des bases strictement bilatérales, y compris quand il s’agit des pays de l’ex-URSS. Ils éviteraient que les structures de l’OCS, et encore plus celles de l’OTSC, ne soient sollicitées. On constate le même problème quant à la marge de manœuvre des deux organisations à la frontière entre l'Afghanistan et le Tadjikistan, où les Américains sont actuellement les plus grands pourvoyeurs d'aide, ce qui sabote le «rôle naturel» de l’OCS.

En définitive, si le colloque n’est pas parvenu à fournir une feuille de route pour l’action de l'OCS en Afghanistan, les principales questions ont été évoquées et, faute de résultats pratiques dans l’immédiat, les analystes ont pu évaluer l’ensemble des problèmes du guêpier afghan. De nombreux contacts se sont noués, ce qui mènera très probablement à de nouvelles initiatives. De plus, la partie afghane a pu percevoir à quel point l'Organisation de Coopération de Shanghai est une entité complexe. A la veille du prochain sommet des chefs d'État de l'OCS, qui se tiendra à Douchanbé en août 2008, les recommandations et analyses formulées au cours de colloques de cette nature pourraient bien servir de base aux décideurs pour développer des actions.

Face aux incertitudes de l'avenir afghan, l'OCS apparaît aujourd’hui de plus en plus d’actualité; elle devrait immanquablement finir par intervenir concrètement, d’une façon ou d’une autre. Les délégués afghans se sont accordés sur le fait que l’action de l’Otan dans leur pays se trouve dans l’impasse. L’entrée de l’OCS sur cette scène pourrait débloquer la situation, y compris en instaurant un dialogue entre les factions afghanes. Le colloque organisé sur les rives du lac Issik-Koul a pu en constituer les prémices. Dans le même ordre d'idées, l'OCS pourrait aussi devenir un médiateur entre l'Afghanistan et le Pakistan, tous deux observateurs au sein de l'OCS.

L'OCS dispose donc d'un potentiel énorme, à la hauteur des défis auxquels pourraient avoir à faire face les peuples d’Asie centrale, alors que l’unique présence occidentale montre de plus en plus ses limites.

Les exposés du colloque sont disponibles sur le site : www.knyazev.org

[1] Forum régional qui réunit la Russie, la Chine et d’anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan).
[2] Conférence organisée par la Fondation Alexander Knyazev, la Friedrich Ebert Stiftung (liée à la SPD allemande) et la Fondation Massoud (dirigée par le frère du légendaire commandant moujahidin).
[3] Mission de l'Otan en Afghanistan.

* Fabrizo VIELMINI est chercheur associé à l'Institut d'Etudes politiques internationales de Milan (ISPI) et expert pour la Fondation Friedrich Ebert au Kazakhstan. Ses opinions n'engagent que lui et ne représentent pas l'ISPI.

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