Les réformes du système letton de santé : faire et défaire

Toutes les statistiques sur la qualité des systèmes de santé des pays européens placent la Lettonie en bas de classement. Cette contre-performance est-elle le résultat de l’héritage soviétique, de réformes mal conduites, de choix fluctuant au rythme des crises ou de politiques sans logique apparente ?


Un système de santé a pour vocation d’organiser la rencontre entre la demande et l’offre de soins. Son bon fonctionnement, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), est caractérisé par une réponse équilibrée aux besoins et aux attentes d’une population, notamment en améliorant l’état de santé des personnes, en défendant la population contre les menaces pour sa santé, en protégeant les personnes des conséquences financières de la maladie, en assurant un accès équitable à des soins centrés sur la personne et en permettant aux gens de prendre part aux décisions qui touchent à leur santé et au système de santé.

Depuis le début des années 1990, les choix de la Lettonie dans ce domaine, motivés par la difficile adaptation aux contraintes extérieures comme aux difficultés intérieures, ont eu pour conséquence un décalage important au regard des exigences de l’OMS. D’autant plus que les choix politiques annonçant des changements présentés comme inscrits dans une continuité mais parfois perçus comme des revirements n’ont pas mis le pays à l’abri des critiques. Celles-ci sont justifiées au regard des objectifs fixés, notamment, au niveau européen. C’est ainsi que la Lettonie se trouve généralement en queue de peloton dans les classement européens évaluant la qualité des systèmes de santé[1].

1991-2006 : de Semashko à Bismarck

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale ont coexisté en Europe principalement trois types de système de santé: le type «professionnaliste» ou «bismarckien» se caractérise par un financement reposant largement sur les cotisations sociales, une gestion par des caisses reflétant différentes branches professionnelles et une offre de soins mixte, à la fois publique et privée. Le système «universaliste» ou «beveridgien» repose, lui, sur les principes d’universalité et d’égalité. Il se définit le plus souvent par un accès gratuit aux services de soins pour les résidents, des hôpitaux publics et des professionnels de santé pour la plupart fonctionnaires salariés. Enfin, le système soviétique préconisé par le Dr Semashko, ministre de la Santé de l’URSS dans les années 1920, était caractérisé par une forte centralisation des activités de santé, un financement public et la prédominance de l’hôpital au détriment des soins primaires (ceux prodigués par les médecins généralistes). La Lettonie, depuis 1945, partageait ce système avec la plupart des pays du bloc communiste.

Une fois son indépendance retrouvée, en 1991, la Lettonie a fait le choix de passer à une orientation bismarckienne du système de santé. Des décisions axées sur la décentralisation et la privatisation ont progressivement vu le jour, jusqu’à la réforme majeure de 1993.

Une loi met alors en place un nouveau système de santé, posant les bases d’une organisation et d’un financement proches des systèmes d’assurances sociales. En 1994 sont créées 35 Caisses d’assurance maladie au niveau des gouvernements locaux. Ces caisses sont directement alimentées par le budget de l’État et sont responsables du financement des soins de santé pour les populations locales. Le résultat est que 85% des budgets locaux sont alors consacrés aux services de santé. En 1997, les 35 Caisses sont regroupées au sein de 8 Caisses d’assurance maladie régionales, tandis que la Caisse centrale, créée en 1993 pour superviser et mener la réforme, est transformée en Caisse nationale d’assurance maladie. C’est elle qui, désormais, alimente les Caisses régionales en utilisant une part (28,4%) de l’impôt sur le revenu. Puis, en 2002, les 8 Caisses régionales fusionnent dans une nouvelle structure nationale, l’Agence nationale de l’assurance maladie obligatoire (SCHIA, State Compulsory Health Insurance Agency, Valsts obligātās veselības apdrošināšanas aģentūra)[2].

Mais les réformes ont été ralenties par les difficultés économiques de cette période qui ont, entre autres, favorisé l’existence d’un «marché gris», c’est-à-dire l’offre d’un supplément de rémunération pour obtenir des soins de meilleure qualité (qui aurait permis, selon certains analystes, aux professionnels de santé de continuer à exercer), la vétusté des structures publiques de santé, le nombre de lits hospitaliers surnuméraires et la difficile dévolution des compétences de gestion aux autorités locales.

En 2004, lors de son adhésion à l’Union européenne (UE), la Lettonie souffrait encore d’un retard certain, qui se traduisait par le développement insuffisant des soins primaires, au profit d’une proportion élevée de médecins spécialistes. La privatisation des structures de soins (polycliniques et hôpitaux publics) et des financements (assurances privées) avait eu peu d’impact (le nombre de lits d’hôpitaux appartenant au secteur privé tournait autour de 2%). Malgré les soutiens de l’UE, de l’OMS et de la Banque mondiale, ces réformes restaient fragiles car fortement liées à la croissance économique du pays. La preuve en fut apportée au cours de la période suivante.

2007-2012 : de Bismarck à Beveridge

Les années 2007-2008 ont été marquées par un processus continu de centralisation institutionnelle et un lent mouvement des soins, de l’hôpital vers l’ambulatoire.

Mais, quand l’onde de choc de la crise économique et financière s’est fait sentir dans le pays à la fin de 2008, le gouvernement s’est vu dans l’obligation de procéder à une accélération de la mise en œuvre des réformes (le PIB venait alors de chuter de près de 18%). Entre 2009 à 2012, plusieurs mesures sont prises dans l’urgence, pratiquement sans discussions ou analyses scientifiques préalables. Le nombre d’hôpitaux est alors réduit, passant de 73 à 42 (cette réduction touche surtout des hôpitaux locaux), ainsi que certains services hospitaliers. La priorité est donnée aux soins primaires, aux services pédiatriques et aux maternités ainsi qu’aux services d’urgence. Une politique du médicament plus contraignante est également mise en place. Les fonctions de l’État sont concentrées dans quelques institutions, et le personnel est réduit. La SCHIA est par exemple supprimée et ses fonctions réparties entre divers organismes.

Mais la plus importante de ces réformes est la création du Service national de la santé (NHS, National Health Service, Nacionālais veselības dienests), le 1er novembre 2011. Parallèlement, est mise en œuvre la Stratégie de filet de protection sociale (Social Safety Net Strategy), conçue pour aider les ménages à faibles revenus et pour étendre l’accès aux services de santé, sachant que la Lettonie est le pays qui, dans l’UE, a la plus forte proportion de personnes retardant leurs soins (10,2%) et que la part des dépenses de santé non prises en charge (participations forfaitaires, tickets modérateurs, soins non remboursables…) y est très élevée (35 % des dépenses totales de santé)[3].

Depuis 2013 : de Beveridge à Bismarck

Actuellement, le Service national de santé (NHS) met en œuvre la politique nationale en matière de soins de santé élaborée par le ministère de la Santé. Ces soins de santé, financés principalement par des cotisations sociales, font partie d’un «panier de soins» défini par une liste de soins et services qui en sont exclus (les soins dentaires pour les adultes par exemple). Ils sont délivrés dans le cadre d’un régime universel à toutes les personnes qui résident en permanence en Lettonie. Ils sont fournis par des prestataires publics ou privés ayant conclu un contrat avec le NHS. Le médecin traitant (ou médecin de famille), choisi librement, doit être agréé par le NHS pour que le patient n’ait pas à faire l’avance des frais. Toute consultation chez un spécialiste doit avoir été prescrite par le médecin de famille. Une participation forfaitaire est demandée pour chaque consultation (1,42 euro au médecin généraliste, 4,27 euros au spécialiste) mais certaines catégories de personnes en sont exemptées, de même pour des soins à l’hôpital[4].

Il n’en reste pas moins que les critiques sur le système mis en place pendant la crise et sur les mesures drastiques adoptées durant cette période n’ont pas cessé. Une des conséquences négatives des réformes adoptées, emblématique, est qu’un certain nombre de professionnels de santé, parmi les plus qualifiés, sont partis travailler dans d’autres secteurs mieux rémunérés ou à l’étranger. Mais, surtout, l’inégalité devant l’accès aux soins n’a pas disparu, les indicateurs de qualité des soins restent mauvais et des réformes structurelles sont à nouveau évoquées pour améliorer l’efficience du système[5]. Un projet de loi présenté en 2013 est resté lettre morte, après avoir soulevé de nombreuses protestations dont la principale concernait le fait de lier le droit d’accès au système de santé au paiement d’un impôt sur le revenu qui exclurait d’office 137.000 personnes (personnes vulnérables qui ne rentreraient dans aucune des catégories exemptées de paiement), personnes qui n’auraient donc plus accès qu’aux soins d’urgence. Ceci aurait eu également pour conséquence de saper le système de soins primaires[6].

Le ministre de la Santé en poste depuis la fin 2014, Guntis Belēvičs (Union des verts et des paysans, soit membre du même parti que le Président et que le Premier ministre actuels) a annoncé un nouveau projet de réforme en quatre étapes qui, déjà, inquiète, car il y est prévu notamment une révision du «panier de soins», l’élaboration d’un nouveau régime de financement des soins de santé pour 2018 , une analyse structurelle du système de santé et le lancement d’un système de e-santé[7].

Cette énième réforme ira-t-elle vers plus d’équité et plus de bien-être pour les habitants de la Lettonie? Et s’attaquera-t-elle enfin à la maladie chronique qui gangrène le système de santé letton, à savoir la corruption (qui va bien au-delà du marché gris précédemment évoqué)? La question n’est pas anodine pour la crédibilité des choix qui seront prochainement faits[8].

Notes :
[1] L’indice européen des consommateurs de soins et de santé établit une note sur 1.000 en fonction de 48 indicateurs qui vont des droits des patients aux résultats obtenus en passant par l’information et la prévention. Un score proche du maximum est la marque d’un bon système de santé. En 2015, les Pays-Bas sont premiers (sur 35) avec un score de 916 points, la France 11e avec 775 points et la Lettonie 29e avec 567 points (la Lituanie est 25e avec 628 points, l’Estonie 17e avec 706 points).
[2] Olga Avdeeva, Marco Schäfer (dir.), «Latvia: Health System Review», European Observatory on Ealth Systems and Politics, 2008.
[3] «Latvia: Health System Review», Health Systems in Transition, n°8, Vol.14, 2012.
[4] Pour plus de détails, voir le site du Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale (CLEISS) ainsi que sur celui du ministère letton de la Santé.
[5] «Development of the Health Care System in Latvia 2014», Foreign Investors’ Council in Latvia, 30 mai 2014.
[6] «Latvia’s Unhealthy Healthcare System», Re:Baltica, 20 février 2014.
[7] «Health Ministry in Latvia proposes the 4-stage reform», The Baltic Course, 22 avril 2016.
[8] Pour se faire une idée des collusions entre milieux politique et médical, lire «Cardiologist to the Court», Re:Baltica, 12 mars 2014.

Vignette : C.Bayou.

* Étudiante en licence d’estonien à l’INALCO et chargée d’études dans un organisme social français.