Les Stroganov, inventeurs de l’Oural ?

Alors que l'Etat russe ne s'intéressait pas encore au développement de l'Oural, et ne percevait la chaîne de montagne que comme un point de passage vers la Sibérie, riche en fourrure, "l'or mou" de l'époque, la famille des Stroganov va savoir saisir sa chance en pariant sur cette région encore inexploitée. Premiers entrepreneurs de l'Oural, les Stroganov en seraient-il les inventeurs?


Toujours plus loin vers l'Oural

D'ascendance paysanne, originaire des rives de la mer Blanche, la famille des Stroganov s'est enrichie principalement grâce au commerce du sel en s'établissant à Sol-Vytchegosk ("sol'" signifiant "sel" en russe) sur la Dvina supérieure. Théodore, le véritable fondateur de la dynastie et père d'Anika, définit la ligne stratégique de la famille: aller toujours plus au sud pour se rapprocher de la Volga et de Moscou, aller toujours plus à l'est vers l'Oural et les territoires inconnus de la Sibérie. Anika (1497-1570), à l'image de ce qu'un Rockfeller fera trois siècles plus tard en Pennsylvanie, devient rapidement le propriétaire de l'ensemble des salines primitives de la région et rationalise son "entreprise", permettant à Moscou de ne plus être à la merci d'une pénurie de sel ou d'une flambée des prix.

Dans le même temps, Anika diversifie ses activités. Les expéditions à travers l'Oural qu'il finance ont autant pour objectif la prospection de nouveaux gisements de sel que de ramener des fourrures et autres produits de luxe (saumon, caviar, perles de l'Iksa) destinés au tsar et à sa Cour. Il obtient bientôt le titre de fournisseur attitré de la cour. Cette faveur du tsar pour l'entreprise des Stroganov ne fait que s'amplifier lorsque Anika devient l'un des principaux financiers d'Ivan le Terrible. Cette volonté de "se rendre utile à ceux dont on a soi-même besoin"[1] s'avère payante. La richesse des Stroganov est faite. De nombreuses légendes circulent alors sur les immenses trésors d'Anika, enfouis quelque part dans un "mont Stroganov". Mais Anika semble voir plus loin à l'est.

En 1557, il attire l'attention du tsar sur l'importance stratégique de la région de Perm, sur la Kama supérieure (marche occidentale du centre ouralien): militairement, ce serait une base de pénétration essentielle à toute ambition d'expansion vers l'est. D'un point de vue commercial, lui concéder ce pays en friches (donc à personne…), riche en sel, blé, minerais, favoriserait les affaires de sa famille dont le bénéfice se reporterait sur Moscou grâce à une circulation plus directe et rapide des marchandises par la Kama. Nul doute qu'en exposant son projet, Anika croit réaliser une affaire. En réalité, il fait l'Histoire.

"Russie, Russie où cours-tu donc?" (Gogol)

Cet entretien se déroule en 1557. Or, la reconquête de Kazan (1552) suivie de l'anéantissement du khanat d'Astrakhan deux ans plus tard, avaient fait sauter le verrou qui tenait la Russie moscovite éloignée de l'Oural et de la Sibérie. Par l'annexion de l'empire de Novgorod le siècle précédent, tous les territoires au nord de la Volga et de la Kama jusqu'à l'océan Arctique étaient déjà sous le contrôle de Moscou. Avec la chute de l'empire tatar, c'est l'ensemble de la plaine de la Volga qui retombe entre les mains russes. Le pouvoir moscovite atteint alors la proximité immédiate de l'Oural. Moins d'un an avant son entrevue avec Anika, Ivan le Terrible avait ajouté à ses titres celui de: "souverain de toute la terre sibérienne et des pays du nord" et obtenu du khan de Sibérie Edigar, descendant de Gengis Khan, des fourrures en guise de tribut (iassak). Cet hommage réveille la convoitise des Russes pour les richesses de la Sibérie.

Mais là n'est pas pour Moscou l'unique raison de s'intéresser à l'est: l'existence même d'un empire tatar sur le flanc oriental de la Russie constitue une source de menace et un sérieux obstacle à toute volonté d'expansion. D'autant plus, que le seul lien de dépendance de la Sibérie réside dans ce tribut qui n'est suivi d'aucune occupation effective du territoire. Mais les graves difficultés auxquelles Ivan IV est confronté à l'ouest, sur les frontières occidentales et méridionales, lui interdisent toute action massive à l'est. Ainsi, lorsque Anika Stroganov lui présente sa requête, Ivan le Terrible est tout particulièrement disposé à laisser place à des initiatives privées.

Par la charte du 4 avril 1558, Anika et son fils Grigori obtiennent des concessions qui, tant par leur étendue géographique que par la nature des privilèges accordés, restent une exception dans l'histoire russe. Le tsar leur accorde, et cela pour vingt ans, le monopole de l'exploitation économique de toutes les terres situées au bord des affluents de la Kama "depuis leurs confluents jusqu'à leurs sources"[2]. Ceci représentait une étendue de 146 verstes, c'est à dire pas moins de 2,2 millions d'hectares! Dix ans plus tard, cette concession fut agrandie de 20 verstes, au cœur même de l'Oural. Les Stroganov y possédaient la plus totale liberté pour pour la mise en valeur des terres agricoles, la construction de salines et la pêche dans les cours d'eau et lacs. La découverte de gisements de minerais d'argent, de cuivre, et d'étain s'accompagnait, en revanche, de l'obligation d'en tenir Moscou promptement informé.

Pour faciliter la colonisation, l'ensemble de ces territoires était exonéré d'impôts, de taxes commerciales et de toutes obligations étatiques. Les Stroganov étaient, en outre, libres de toute subordination aux autorités locales et ne relevaient que de la justice impériale à Moscou. En échange de ces attributions, les Stroganov s'engageaient à être un rempart contre les raids des populations allogènes en édifiant "une [ou plusieurs] ville et y placer des arquebuses et y installer des canonniers et des servants d'artillerie…". Ainsi, par le droit de posséder sa propre armée, d'avoir sa propre justice et d'être exonérés d'impôts et de taxes commerciales, les Stroganov se retrouvaient à la tête d'un nouvel Etat dans l'Etat moscovite.

“Venu avec une selle, il repartit monté sur un cheval” (proverbe)

Avec l’installation des Stroganov, l’Oural acquiert rapidement un tout nouvel intérêt. Soucieux d’étendre encore leur influence, les Stroganov, profitant d’une connaissance impériale floue de la région, organisent de nouvelles expéditions au sud et à l’est, dépassant largement le cadre strict des concessions obtenues. Lorsque, deux siècles plus tard, la supercherie sera révélée (avec les progrès de la cartographie), l’Etat russe estimera à plus de 1,7 million d’hectares les terres acquises irrégulièrement. Toujours est-il que les Stroganov se heurtent dans leur entreprise à l’hostilité des populations autochtones: les Vogouls au nord, mais surtout les Tatars, plus nombreux et mieux organisés, installés sur les versants orientaux de l’Oural et au sud.

Face à cette menace, les Stroganov lancent des raids menés par le Cosaque Iermak qui entra dans la légende en prenant Sibir, la capitale du khan de Sibérie, et en portant la domination russe (et surtout celle des Stroganov) jusqu’en Sibérie occidentale. Entre mythe et réalité, l’équipée de Iermak entraîna à sa mort en 1584 un changement radical de la politique des tsars à l’est: “l’Oural avait été une simple voie de passage; il devenait non seulement une marche défensive contre les nomades de la steppe, mais même une base de pénétration éventuelle vers l’Asie Centrale”[3]. S’ensuivit alors, en l’espace d’un siècle, une conquête rapide de la Sibérie (environ 100 000 km² par an).

Dans l’Oural, grâce aux privilèges accordés, la famille entreprit une mise en valeur économique de la région: des mines de sel et d’étain furent exploitées et les premières fonderies d’étain virent le jour. Mais les Stroganov sont également à l’origine d’un vaste mouvement de colonisation. Enfreignant délibérément l’interdiction impériale d’accepter “des gens inscrits et taillables, […] ni les voleurs, […] ni les brigands”, le domaine des Stroganov et l’Oural en général resta une vaste terre d’asile pour tout ceux qui voulaient échapper à l’Etat moscovite. Le besoin d’hommes pour le développement économique de cette contrée déserte était tel que personne, y compris le Tsar, n’était alors très regardant sur la situation juridique du nouvel arrivant. Pourtant, malgré un afflux toujours plus important, la colonisation de l’Oural resta longtemps dérisoire au regard de l’immensité du pays.

Le domaine des Stroganov demeura le territoire le plus peuplé en raison de sa position de nœud commercial et de sa relative sécurité et ce malgré l’instauration, semble-t-il, du servage. A l’aube d’un XVIIIe siècle qui sera marqué par la rapide industrialisation de l’Oural, la densité moyenne est encore inférieure à un habitant par kilomètre carré. A cette première vague d’industrialisation, sous l’impulsion de Pierre le Grand, les Stroganov ne participent pas. Les destinées de l’Oural et des Stroganov semblent alors diverger: en 1730, la famille ne possède qu’une seule usine et seulement trois, vingt ans plus tard. Or, à cette date, face à une concurrence sérieuse dans le commerce du sel, les Stroganov font volte-face: en l’espace de dix ans (1751-1761) ils édifient huit nouvelles usines. Des Stroganov devenus maîtres des forges nous ne savons pas grand chose. Reste que, à la tête d’une dizaine d’usines sur la centaine existante: la famille demeure l’une des plus grandes puissances industrielles de l’Oural.

L’Oural a longtemps été réduit à un “gros rocher”, une entité géographique sans autre existence propre que d’être un trait d’union entre la Russie orientale et la Sibérie occidentale. Avec l’installation des Stroganov la zone acquiert un véritable statut avant de devenir l’une des principales régions industrielles dynamiques de la Russie puis de l’Union soviétique. Les Stroganov sont récompensés au cours du XVIIIe siècle pour cette action (mais également pour avoir été les banquiers du tsar, notamment au cours des deux guerres polonaises) par des titres nobiliaires de baron puis de comte. Le nom des Stroganov reste ainsi attaché à l’invention de l’Oural.

 

Par Raphael BAGDASSARIAN