Les Transsibériens

Traversée mythique de la Russie d'Europe à l'Extrême-orient russe, le Transsibérien est avant tout une petite communauté éphémère, une expérience humaine inédite.


transsiberienTerminus. Vladivostok. 18 février 2003. 5 heures du matin - Le train n°2 glisse en cahotant le long du quai. A deux pas, le Golfe de l'Amour est pris dans les glaces. Tatiana, la conductrice de la voiture n°9 (provodnitsa), a revêtu son lourd manteau bleu marine aux boutons dorés. Comme lors de chaque arrêt sur le trajet Moscou-Vladivostok, elle va se poster au pied de la porte, astiquer les barres et attendre que chacun descende. C'est la règle sur le Transsibérien.

Chacun s'affaire mollement à son paquetage, comme pour tromper la tristesse de la séparation. Une fois sur le quai, chacun repartira de son côté, en ordre dispersé. Alors, pour un instant encore, les passagers profitent de la petite famille, retranchée depuis sept jours derrière les vitres. Pas de bousculade à la descente, chacun prend son temps, s'attarde à discuter dans les compartiments. Impassibles, Svetlana et Katia achèvent une partie de cartes. Nadejda distribue des pots de confitures aux myrtilles, faites maison. Il y a une semaine encore, tous étaient des inconnus les uns pour les autres. Aujourd'hui, tous ressentent le bonheur de cette brève vie commune, tous emportent le souvenir des confidences partagées. Andreï, tireur d'élite en Tchétchénie, a confié son dégoût et son désespoir. Arthur l'a convaincu qu'un bon négociant en vin était un homme élégant et armé. Nadejda a évoqué la mort de son fils. Nikolaï et Maxim ont démontré que les militaires aimaient les chansons tristes; Artiom et Vladimir que les géologues adoraient la philosophie arrosée à la vodka. Chacun, maintenant, a la conscience aiguë d'un moment inoubliable, de relations humaines trop rares.

C'est la magie du Transsibérien : sept jours de vie commune, dans un espace exigu et coupé du monde, sans échappatoire, tous égaux dans l'aventure.

Retour au kilomètre 0.

Moscou, gare de Iaroslav. 7 jours plut tôt - Les voyageurs du "Rossia" se pressent le long du train aux couleurs du drapeau russe, et traînent tant bien que mal leurs lourds bagages et sacs de provisions. C'est que l'on ne traverse pas la Russie sur 9 300 Km sans emporter le minimum. Et le billet est bien trop cher pour s'offrir la nourriture insipide et douteuse du wagon-restaurant. A l'intérieur, c'est la bousculade. Un couple s'est réfugié sur une couchette supérieure, afin que leurs compagnons rangent aisément leur barda. Une jeune femme tente de traverser le couloir bondé, avec deux énormes valises "Vuitton" et déclenche l'hilarité générale. Elle rit aussi tandis que deux militaires s'occupent des valises. Une femme d'une soixantaine d'années, habillée d'un peignoir rouge à fleurs mauve, a déjà dressé la minuscule table du compartiment : une nappe à fleurs en tissu, du thé, du sucre et de la confiture. Le train n'est pas parti que chacun a revêtu pyjama, robe de chambre ou vieux survêtement. Comme à la maison. La bonne humeur est générale. Tous semblent grisés par ce voyage au goût d'aventure. La jeune femme aux valises de luxe est pendue à son mobile: sa mère, sa sœur, puis sa grand-mère, son ami pour finir. Le Transsibérien s'ébranle enfin, quitte les banlieues grises de Moscou, direction le Pacifique.

De Iaroslav à Perm. 

Matinée du deuxième jour - Katerina fait grise mine : plus de réseau, plus de mobile. La famille est injoignable. La voilà coupée du monde. Pour de bon et pour longtemps. Seulement alors semble-t-elle comprendre qu'elle n'est pas seule. La vie à bord s'organise. Nadejda et Kolia invitent au petit-déjeuner sur la nappe à fleurs : saucisson, fromage blanc, lait fermenté, pain et thé. Nikolaï et Maxim plaisantent, en attendant leur tour aux toilettes-lavabo, situées à l'extrémité du wagon. Souriante, habillée d'une simple blouse, Tatiana dit un petit mot à chacun, tandis qu'elle passe l'aspirateur dans les compartiments. Les autres passagers, s'ils ne dorment pas encore, ont les yeux cloués sur les plaines enneigées et échangent des banalités sur l'hiver et le froid. D'autres font connaissance autour d'une bière et d'une partie de cartes. D'autres encore lisent des journaux puis les échangent avec le voisin.

Seuls au monde. Kilomètre 1816. 

Ekaterinbourg - Sur le quai, c'est l'effervescence. Des dizaines de petites vieilles attendent patiemment le chaland derrière des stands de fortune : chou frais, glaces, beignets à la viande ou au riz, pommes de terre, pain, bière, vodka. A peine descendue, la femme de Nikolaï, Natalia, est vite assaillie par la foule des vendeuses. Elles n'ont qu'une quinzaine de minutes pour glaner quelques roubles indispensables. Natalia dédaigne les beignets d'une première puis achète ceux d'une autre. Le contact est bref, abrupt et sans considération. Un échange marchand à la russe. C'est pourtant, sur 9.300 Km, le seul rapport humain possible avec ceux de l'extérieur. Chacun regagne très vite l'intérieur douillet du wagon et l'aimable compagnie. Kolia reste des heures à la vitre, comme s'il essayait de saisir un peu de ceux qui, à peine aperçus, disparaissent le long de la voie. Le Transsibérien laisse de chaque côté de petits villages en bois retirés sous la neige.

Kilomètre 2712. 

Omsk, Sibérie occidentale. -20°C - Des centaines de personnes, emmitouflées dans d'épais manteaux, font le pied de grue dans la nuit. Que font-elles ici? Qu'attendent-elles ainsi? Le train d'Oulan Bator, avec son chargement de marchandises bon marché. Les Mongols ont ouvert portes et fenêtres, bien avant l'arrêt du train, et font déjà l'article : lustres clinquants, enjoliveurs, pneus, vêtements et chaussures de toutes sortes, etc. C'est alors une gigantesque empoignade, violente et pleine d'insultes. Juste en bas, deux hommes se battent pour le même blouson. Là, des gamins misérables essaient de voler discrètement dans les poches mongoles et récoltent des coups sauvages.

Des chiens pouilleux et efflanqués se battent aussi, pour quelques restes. "C'est la Russie" dit Artiom le géologue, les yeux rivés à cette image condensée de la vie réelle, celle du dehors, brutale et sans concession, que tous rejettent au loin, le temps d'une parenthèse de sept jours. Intérieur/extérieur, nous/eux, c'est sur cette distinction que la petite société Transsibérienne se construit. Les températures glaciales de la Sibérie accentuent davantage encore son isolement. Peu à peu, la communauté se replie sur elle-même.

De Novossibirsk à Irkoutsk.

Sibérie centrale. 3ème et 4ème jour de voyage - La taïga forme désormais de chaque côté un écran opaque, qui chaque jour un peu plus enserre et isole le convoi. Entièrement recouvertes de glace, les vitres sont devenues aveugles. Les passagers aussi. Peu d'entre eux s'aventurent encore dehors lors des arrêts en gare. Nadejda préfère partager un thé brûlant avec d'autres femmes. Svetlana, psychologue dans un centre de désintoxication, la passionne littéralement. Maxim organise les réjouissances : cornichons salés, saucisson et vodka à volonté. "Tout va bien Maman/Tout va bien ici en Afghanistan/Ne t'inquiète pas Maman, ici tout est pour le mieux", entonne Nikolaï en s'accompagnant à la guitare. Tous les militaires connaissent cette chanson. "La guerre, on n'en parle pas, on la chante" dit Andreï le tireur d'élite. Enroulée dans son immuable peignoir bleu ciel, Anna a les larmes aux yeux et, entre deux quintes de toux, siffle de petites vodkas cul sec. Trois heures du matin à Moscou. Ici, le jour se lève. Le temps n'inquiète plus personne.

Tous égaux

Lac Baïkal - Yerofeï Pavlovitch. 5ème et 6ème jour de la traversée - Kolia s'assombrit de jour en jour. Il semble chercher un moyen de sortir et d'en finir. Mais personne ne peut décider d'abréger le voyage et de se soustraire à la vie commune. Sept jours. Pas un de moins. L'avion est réservé aux plus riches. Les autres prennent le train. Rien à faire, sinon être ensemble. Tous égaux devant le temps et l'espace, devant les odeurs de sueurs, de nourriture et d'urine. Dans cet espace réduit, les corps se touchent en permanence, l'autre est toujours là, à droite, à gauche, sans échappatoire. La vie à bord du Transsibérien est comme celle de dix familles dans une kommunalka . L'isolement et le temps de la traversée déracinent chacun de son quotidien, gomment provisoirement les différences sociales et culturelles. Natacha et Sergueï sont montés à Chita (Km 6199).

Méprisants la 2ème classe, ils négocient des billets en Première. "Des gens très importants!", ironise Tatiana. Mais quelques minutes plus tard, le couple revient, confus. "Vous serez très bien avec nous!", dit Andreï. Tous égaux mais loin d'être semblables. Un repas pris au wagon-restaurant suffit à se distinguer. Mais ces tentatives de distinction sociale loupent toujours. Les différences de moyens ou de statuts sociaux, que les conversations soulèvent, s'effacent rapidement : tous sont dans le Transsibérien, avec les mêmes couchettes, les mêmes draps, les mêmes conditions d'hygiène, pour le même nombre de jours enfin. Et c'est ainsi que l'amitié devient possible, que des inconnus aux vies, aux métiers, aux revenus si différents, finissent par former une communauté fraternelle.

Khabarovsk - Vladivostok.

Dernier jour de voyage - "Avant, les relations entre les gens étaient beaucoup plus faciles, plus amicales. Maintenant, c'est chacun pour soi" regrette Nadejda. Kolia et Svetlana acquiescent. La nostalgie de contacts humains plus aisés, amicaux et fraternels ne leur est pas propre. C'est le fait d'une immense majorité de Russes. Mais à bord du Transsibérien, dans cet espace clos et cette durée qui renvoient sans cesse la communauté à elle-même, avec ses règles d'égalité et de détachement, l'amitié, la gentillesse, la gratuité et l'entraide reprennent le dessus. Le voyage en Transsibérien semble alors renvoyer chacun à une époque révolue, à un âge d'or, sûrement fantasmé mais qui en dit long. La distinction entre "nous" et "eux" recouvre alors l'opposition entre deux styles de vie: à la violence des rapports sociaux, à la poursuite égoïste du profit, au chacun pour soi de la nouvelle société russe, le Transsibérien oppose le rêve d'une société idéale, égalitaire, solidaire et fraternelle. Une utopie roulante.

Par Bertrand LAUZANNE
Vignette : Le trassibérien (© struteanu - Fotolia)