Lettonie : la loi sur l’éducation inquiète les russophones

La nouvelle loi lettone sur l'éducation, en imposant à partir de la rentrée scolaire de septembre 2004 la prépondérance de l'enseignement en letton, y compris dans les écoles russophones, clôt le débat sur le statut de la langue russe en Lettonie : le letton est l'unique langue officielle et, si les russophones de Lettonie veulent s'intégrer à la société locale, il leur faut parler letton.


Peu de questions liées à la situation des minorités en Lettonie ont soulevé autant de controverses depuis 2003 que celle de la réforme du système éducatif. Dans un pays où environ 30 % de la population est d'origine russe et où la proportion de locuteurs de letton n'atteint que 54,5 %, la décision de mettre fin au système éducatif favorisant de fait une ségrégation linguistique est une petite révolution.

Briser l'héritage linguistique

Dès l'indépendance, les autorités lettones se sont efforcées d'accorder un espace éducatif aux minorités, notamment non russes (polonaise, ukrainienne, biélorusse, lituanienne, estonienne, juive et rom), qui n'en bénéficiaient pas précédemment dans le cadre soviétique. Ces petites minorités ont donc pu créer leurs propres écoles ou classes, avec le soutien des municipalités locales, du ministère letton de l'Education et des Sciences et, souvent, du pays étranger concerné. Toutes ces écoles mêlent l'instruction en langue de la minorité et en letton.

Ces structures éducatives se sont ajoutées à celles préexistant et favorisant l'apprentissage en russe : actuellement, on estime qu'il y aurait 150 écoles russes environ sur le territoire letton.

Depuis quelques années, beaucoup de parents de jeunes inscrits dans ces écoles, insatisfaits de la qualité de l'enseignement qui y était prodigué en letton, notamment dans les écoles russes non réformées, ont commencé à envoyer leurs enfants dans des écoles lettones. Du coup, la demande d'admission dans les écoles russes a chuté, alors que le besoin de les réformer, lui, restait important.

60/40, une proportion à respecter

Le Parlement letton a adopté, en 1998, une nouvelle loi sur l'éducation destinée à accroître le niveau de maîtrise du letton dans les écoles des minorités. Cette loi a imposé diverses formes de bilinguisme dans les écoles secondaires à partir de 1999, l'idée étant d'accroître progressivement la part d'instruction en letton dans les établissements publics. Les amendements pris par le Parlement letton le 5 février 2004 établissent que, à compter du 1er septembre 2004, impérativement 60 % de l'enseignement devra être dispensé en letton, contre 40 % en langue de la minorité. Selon les statistiques fournies par le ministère letton de l'Education et des Sciences, dans ces écoles des minorités, l'enseignement en letton représentait déjà, au début de 2003, en moyenne 52 % des cours dispensés.

Dans la mesure où le soutien public à l'enseignement en langues minoritaires est notoirement plus élevé en Lettonie que dans la plupart des pays européens, les organisations internationales pour la protection des droits de l'homme n'ont rien trouvé à redire à cette réforme. En particulier, l'OSCE a adressé un satisfecit à la Lettonie pour cette norme visée des "60/40". En revanche, en Lettonie, les avis sont partagés : les sondages révèlent, chez les parents, élèves et professeurs, un partage équitable : la moitié d'entre eux se déclare favorable à la réforme, tandis que l'autre moitié y est opposée.

Tout au long de 2003, des manifestations ont été organisées, essentiellement à Riga, le point culminant des protestations ayant été atteint le 23 mai : profitant de la présence de nombreux journalistes étrangers dans la capitale lettone à la veille du concours de l'Eurovision, environ 10 000 opposants à la réforme ont scandé des slogans tels que "Touche pas à mon école !" ou "Les écoles russes sont notre Stalingrad !" D'autres manifestations se sont déroulées depuis, notamment durant l'hiver 2004.

Une réforme instrumentalisée

Seule la communauté russophone s'est en effet mobilisée contre cette loi, largement relayée par les médias et les pouvoirs publics russes : le Président russe, V. Poutine n'a-t-il pas reçu, le 2 octobre 2003 au Kremlin, vingt-six étudiants russophones de Lettonie dans un signe de solidarité à cette "minorité" (il s'agit en réalité d'une part importante de population, plus que d'une "minorité" au sens classique du terme), en réponse à la lettre que lui avait adressée un de ces étudiants afin de l'alerter sur l'imminence de l'entrée en vigueur de la loi ? Suite à cet événement et à une manifestation devant le Palais de l'Europe à Strasbourg, le 25 septembre 2003, de vingt-cinq étudiants russophones de Lettonie lors de l'ouverture de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, les commentaires des représentants européens ont viré à la cacophonie : alors que le Secrétaire général du Conseil de l'Europe, W. Schwimmer, mettait en garde la Lettonie quant aux conséquences de l'entrée en vigueur de la loi, le Commissaire européen pour l'élargissement, G. Verheugen, rappelait que la Lettonie était depuis 1997 en conformité avec les normes européennes concernant le traitement des minorités…

L'instrumentalisation par Moscou de la question du traitement des russophones de Lettonie n'est pas nouvelle, trouvant à la fois causes et conséquences dans les relations bilatérales politiques et économiques (la Douma russe envisageait notamment, en février 2004, d'imposer des sanctions économiques à la Lettonie afin de faire revenir le gouvernement letton sur sa décision). La Russie milite clairement pour la reconnaissance du russe comme deuxième langue officielle en Lettonie, ce qui, aux yeux des Lettons, remettrait évidemment en cause la nécessité de maîtriser le letton.

En réalité, la vraie question concerne le financement nécessaire à la mise en œuvre de cette réforme : les écoles, associations et municipalités qui le souhaitent peuvent recevoir une assistance des pouvoirs publics, notamment par le biais du Fonds d'intégration sociale. Mais ces aides financières risquent de se révéler insuffisantes. Le danger est celui de la chute prévisible du niveau d'enseignement, faute de professeurs aptes à dispenser leurs cours en letton. Or l'argument le plus souvent avancé par les opposants à la réforme n'est pas son calendrier ou les moyens qui lui sont alloués, mais le fondement même de la loi, vue comme un instrument d'assimilation et de perte de la culture identitaire. Les organisateurs des manifestations l'ont d'ailleurs exprimé très clairement : ils ne demandent pas l'ajournement de la loi, mais son retrait pur et simple.

Par Céline BAYOU