L’identité nationale bulgare en question

Les résultats électoraux de l'année 2001 ont bouleversé la donne politique en Bulgarie et ont mis en lumière le questionnement identitaire d'un peuple qui, d'une tutelle à l'autre, s'est longtemps vu confisquer sa propre histoire.


Cohabitations insolites

L'imposant monument aux morts de style stalinien, se dresse, sans grâce, dans un parc de la capitale bulgare. Erigé dans les années cinquante en signe de reconnaissance de la Bulgarie envers l'Armée Rouge pour son rôle dans la libération du « petit frère » slave, il ne semble plus intéresser aujourd'hui que les jeunes skate-boarders qui en apprécient de toute évidence le parvis lisse et les allées rectilignes.

Comme en écho à leur indifférence, les électeurs bulgares ont eu à deux reprises en 2001 l'occasion d'exprimer leur désintérêt croissant pour la chose publique ainsi que leur profonde insatisfaction à l'égard des politiques menées ces dernières années. Et c'est un résultat totalement inédit qui s'est dégagé des scrutins. Le candidat du Parti socialiste bulgare ex-communiste (PSB) Gueorgui Parvanov, qu'ils ont élu, à sa propre surprise, à la tête de l'Etat en novembre dernier a en effet exclu la tenue d'élections législatives anticipées. Il devra donc composer avec un chef de gouvernement de centre droit élu confortablement en juin dernier, lui aussi, à la stupéfaction générale. Il s'agit de l'ex-tsar Siméon II, qui était monté sur le trône à l'âge de six ans et avait été contraint à l'exil trois ans plus tard en 1946 pour faire place à un régime … précisément communiste! Ces deux élections qui, en l'espace de quelques mois, ont bouleversé le paysage politique bulgare, sont de sévères sanctions à l'égard des partis politiques jusque-là au pouvoir qui n'ont pas su endiguer la corruption ni mettre fin à la baisse générale du niveau de vie. Mais elles témoignent également de la profonde crise identitaire d'un pays qui conserve un rôle géostratégique central dans les Balkans.

Zone de turbulence identitaire

La Bulgarie a entamé depuis la chute du Mur de Berlin une délicate transition idéologique qui lui a fait troquer le statut de pays-modèle du bloc soviétique contre celui de candidat zélé à l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne. Toutefois, les déchirements apparus dans l'opinion publique lors des premières frappes aériennes de l'OTAN sur la Serbie en mars 1999 ont mis en évidence les difficultés de cette transition stratégique. La population bulgare s'était en effet trouvée écartelée entre la traditionnelle solidarité qui la lie aux « frères serbes » -et, indirectement, à Moscou- et la priorité donnée à une nouvelle doctrine militaire, pro-occidentale. Au Parlement, les ex-communistes s'étaient opposés à la coalition majoritaire au sujet de cette « solidarité euro-atlantiste », « unique garantie de la sécurité nationale bulgare » selon le président d'alors Petar Stoïanov.

Passer du « grand frère » russe à « l'autre frère », américain cette fois, sans remettre en cause la cohésion nationale ni bouleverser la stabilité de la région n'est pas chose aisée car elle touche au fondement même de la nation bulgare qui s'est construite dans un rapport de dépendance vis-à-vis de la Russie. C'est en effet en grande partie à l'intervention russe contre l'Empire ottoman que le pays doit son indépendance acquise en 1878. De même, la Bulgarie s'est longtemps sentie redevable à l'Armée Rouge de sa « libération » en 1944, selon l'historiographie alors en usage. Mais cette réorientation est également douloureuse en ce qu'elle rappelle que l'histoire des Bulgares est avant tout une longue succession d'occupations - ottomane pendant cinq siècles - et de mise sous tutelle - russe puis soviétique - et que ce pays ne peut offrir que son « importance stratégique et sa contribution à la stabilité régionale », soit une identité en creux, pour convaincre de la nécessité de son adhésion à l'UE, comme l'a rappelé en novembre 2001 le Premier Ministre à Budapest et comme se plaît à le répéter la France.

Résurgence de l'histoire nationale

La chute du Mur de Berlin a mis fin à une écriture soviétique de l'histoire qui reléguait systématiquement les Bulgares à des seconds rôles. La fin de l'ère Jivkov a permis un vaste processus de réappropriation de l'histoire nationale destiné à forger une identité affranchie des dépendances successives. Après 1989, l'une des priorités a ainsi consisté à substituer aux héros soviétiques des figures bulgares susceptibles de créer un nouveau consensus. A en juger aux soins portés aux statues, de leur signalisation jusqu'à leur fleurissement, ainsi qu'au nombre de stèles inaugurées, c'est indéniablement la période de la libération nationale du « joug ottoman » des années 1870 que les Bulgares estiment actuellement la plus digne de mémoire.

C'est certes l'une des plus valorisantes puisqu'elle les replace au centre de leur propre histoire. Les acteurs de cette « Renaissance nationale », comme le veut la terminologie en vigueur dans les manuels d'histoire et dans les nombreux musées consacrés au sujet, font ainsi l'objet d'une vénération dont seul un Général de Gaulle en France pourrait souffrir la comparaison. Parmi ces « pères fondateurs » de la Nation bulgare, c'est le révolutionnaire Vassil Levski, qui avait activement contribué à mettre sur pied depuis l'étranger la lutte contre l'occupant musulman et qui fut pendu à Sofia en 1873, cinq ans avant l'indépendance de la Bulgarie, qui suscite aujourd'hui le plus grand nombre d'actes de commémoration à travers le pays.

Les rues et places à son nom, les statues à son effigie -pour certaines déjà présentes pendant la période communiste- se sont multipliées ces dernières années, sans parler des lieux où il a résidé qui ont été transformés en musées où les élèves défilent dans le recueillement. De son vrai nom Vassil Kountchev, ce martyr national fut surnommé Levski (« lion » - par ailleurs un des symboles de la Bulgarie) pour son courage, pour sa force physique réputée hors du commun, ou encore « l'apôtre de la liberté », fréquemment représenté sous des traits romantiques. Paré de tous les atouts d'un authentique héros national, dont la mort en martyr, il avait fait dès la fin du 19e siècle l'objet d'un culte qui reprend aujourd'hui tout son sens.

L'élection du « tsar Siméon II » à la tête de l'exécutif le 17 juin est une autre illustration de cette volonté d'établir un lien avec un passé supposé plus glorieux que la réalité présente. Véritable Deus ex machina de la campagne électorale - sa candidature ayant été autorisée in extremis par la cour constitutionnelle- Siméon de Saxe-Cobourg Gotha a su habilement faire valoir son titre prestigieux de roi, sans pour autant jouer explicitement la carte de la monarchie - à laquelle 90 % des Bulgares préfèrent la République selon des sondages récents . C'est assurément en grande partie au flou caractérisé de son programme électoral, porté par un non moins nébuleux « Mouvement national Siméon II » (MNS II) qu'il doit sa victoire : il a su en effet capter les espoirs de redressement économique en se faisant l'écran idéal -royal devrait-on dire ! de projections complexes liées à son titre. Le nom de Siméon renvoie de fait à l'« âge d'or » de la nation bulgare sous le règne de Siméon-le-Grand, alors à la tête d'un vaste royaume indépendant de 893 à 927. Quant au titre de roi, il rappelle plus largement le temps où la Bulgarie était un pays souverain, c'est-à-dire par intermittence avant et après les cinq siècles d'occupation ottomane qui ont ravi au pays les chances d'une construction nationale à l'occidentale.

Des enjeux de mémoire contradictoires

Les résultats des deux scrutins électoraux de l'année 2001 ont démontré que les Bulgares ne se contentaient pas de l'évocation d'un passé unique mais bien de plusieurs, éventuellement antagonistes, à l'image de cette cohabitation entre le PSB et le MNS II qui entrera en vigueur à la fin du mandat du Président sortant Petar Stoïanov en janvier 2002. Ils ont également prouvé que l'usage du passé en politique pouvait être motivé par des considérations électoralistes, comme l'a illustré le recours à la seule étiquette "national" du mouvement porté par Siméon II, en l'absence d'un programme aux contours plus précis. Le rôle joué dans ce contexte par le Mouvement des Droits et des Libertés (MDL), le parti de la minorité turque mené par Ahmed Dogan, est à plus d'un titre révélateur de l'usage du passé.

Sa fondation en 1990 mettait fin à une xénophobie anti-turque institutionnalisée qui avait culminé dans les années 1980 par la campagne d'assimilation forcée, le « processus de renaissance nationale », qui avait conduit notamment à la bulgarisation des noms de 850 000 Turcs. Le MDL a rapidement su s'affirmer comme la troisième force politique du pays avec une moyenne de 7 à 8 % des voix, ce qui a contraint les principaux partis, en premier lieu le PSB et son rival de centre droit, l'Union des forces démocratiques (UFD), à modérer leur nationalisme dont la variante anti-turque constituait l'un des fondements identitaires de la Bulgarie.

Le MDL a ainsi joué les arbitres lors des deux derniers scrutins nationaux. Il a conclu une alliance avec les députés de Siméon II à qui il manquait un siège pour avoir la majorité absolue au Parlement et il est en charge de deux ministères dans l'actuel gouvernement. En revanche, entre les deux tours de la présidentielle, Ahmed Dogan a décidé d'appeler à voter non pas pour le candidat qu'avait soutenu le MNS II, M. Stoïanov, mais pour son concurrent socialiste, M. Parvanov, ce qui a largement contribué à la victoire de ce dernier, malgré le fort taux d'abstention.

Soucieux d'être « le président de tous les Bulgares, indépendamment de leur appartenance ethnique et religieuse et de leurs convictions politiques », Gueorgui Parvanov est conscient de l'hétérogénéité de l'électorat bulgare et de ses références, et s'est empressé d'affirmer, dès la publication des résultats, son soutien à la réorientation euroatlantiste en cours, tout en appelant à intensifier la coopération bulgaro-russe. Il n'ignore pas non plus que le recours au passé reste empreint d'une profonde ambiguïté. Ainsi, le personnage de Vassil Levski , déjà omniprésent dans l'espace public, évoque désormais une équipe de football, mais aussi ce groupe d'officiers de réserve rebelle au camp occidental lors de la guerre du Kosovo et qui avait fondé une éphémère « légion Levski » pour défendre « l'intégrité de la Serbie » en cas de frappes de l'OTAN.

Vignette : Statue en l'honneur de l'armée libératrice à Sofia (photo libre de droits, attribution non requise).
Par Pierre de TREGOMAIN

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