Mikhail Saakashvili : portrait d’un homme de paroles et de mises en scène

Tout à la fois provocateur, flamboyant, énergique, fin stratège, passionné, agressif et sérieux, tel est le portrait contrasté de Mikhail Saakashvili, au lendemain des événements de novembre 2003. La révolution des roses l’ayant porté triomphalement aux portes du pouvoir, la question qui se posait alors était de savoir comment cet homme de 36 ans à peine - il les aurait le 21 décembre - allait se couler dans le costume d’un président de la république.


La conquête express du pouvoir 

Diplômé de l’Institut universitaire ukrainien de relations internationales de Kiev et de l’Institut international européen des Droits de l’Homme de Strasbourg, titulaire d’une maîtrise de droit de l’université de Columbia et docteur en sciences juridiques de l’Université George Washington, il était certainement mieux armé et plus aguerri pour vivre dans l’ambiance feutrée du cabinet d’avocats new-yorkais dans lequel il a, un temps, été employé, que pour descendre dans la rue y faire la révolution.

Devenu le protégé du président Chevardnadze qui avait apprécié son action au sein de l’Union des citoyens - son mouvement créé peu de temps avant d’accéder au pouvoir - Mikhail Saakashvili fait ses premiers pas au gouvernement en tant que ministre de la justice. Il accède à ce poste à un moment où, les institutions géorgiennes étant en plein déclin, la corruption s’est étendue au cœur même de la vie politique et sociale.

En août 2001, lors d’un conseil des ministres, il accuse le ministre de l’économie, de l’industrie et du commerce, Vano Chkhartishvili, et le ministre de la sécurité d’Etat, Vakhtang Kutetiladze de corruption et d’appropriation illégale de biens immobiliers de l’Etat. Et joignant le geste à la parole, il fait circuler autour de la table les photos des luxueuses propriétés incriminées.

Un mois après Mikhail Saakashvili démissionne de son poste de ministre. Quelques semaines plus tard, la coalition au pouvoir vole en éclats et il fonde son parti, le Mouvement national, qui devient le principal parti d’opposition parlementaire.

Appelant à la démission du président, à la condamnation des fonctionnaires corrompus et prônant une réforme complète du système administratif, il se singularise en adoptant un profil d’accusateur public et de redresseur de torts. La meilleure solution, selon lui, pour exister et s’affirmer sur la scène politique. Ne déclare-t-il pas au Washington Post quelques semaines avant la révolution des roses que « le style qui impressionne et séduit en Géorgie, c’est le style radical » ? A défaut de gagner les esprits, sa détermination lui permet néanmoins de conquérir le cœur des électeurs.

A son arrivée au pouvoir, il hérite d’un pays en faillite. L’économie est en lambeaux, la dette extérieure vertigineuse, l’intégrité territoriale battue en brèche et la population en voie de paupérisation. C’est peu de dire qu’il incarne les immenses espoirs des Géorgiens.

Des discours aux accents martiaux 

Très rapidement ses méthodes autoritaires soulèvent quelques interrogations. En réponse à des rumeurs sur un éventuel soulèvement dans les prisons il ordonne, le 12 janvier 2004, « l’ouverture du feu et l’élimination physique des criminels qui chercheraient à profiter de la situation ». Une déclaration qui provoquera la vive inquiétude d’Amnesty International.

Le 21 novembre 2005, revenant sur les événements de Napareuti, un village dans lequel des notables et des habitants avaient physiquement pris à partie des journalistes de la télévision russe, Mikhail Saakashvili justifie ces violences et les assimile à un « exemple de la renaissance de la fierté nationale, l’une des réalisations majeures de la révolution des roses ».

Dérapage verbal dangereux et inquiétant alors que, quelques semaines auparavant, suite au passage à tabac de deux journalistes géorgiens connus pour leurs critiques, il était personnellement intervenu pour qualifier ces attaques de « provocations inadmissibles » et rappeler « que les autorités étaient résolues à protéger la liberté de parole et de pensée ».

La rhétorique de cet orateur confirmé, bon observateur de ses concitoyens, est simple et binaire. Elle s’articule autour de deux notions, essentielles à ses yeux : d’un côté, la grandeur immuable d’une Géorgie éternelle promise à un destin prestigieux et de l’autre, les périls et la menace. D’un côté, la fierté nationale glorifiée et, de l’autre, la théorie du complot qui explique tous les malheurs du pays. D’un côté, à l’image de l’un de ses modèles en politique, le président américain Ronald Reagan qui proclamait, au début des années 1980, que l’ « Amérique est de retour ! », le président Saakashvili répète à l’envie que la « Géorgie, à genoux en 2003, est maintenant fièrement redressée, prête à livrer la bataille finale ». De l’autre, tel un prédicateur millénariste ou comme un autre de ses modèles, le président George W. Bush, il dépeint une Géorgie « cernée par les forces du mal qui cherchent à l’abattre ».

En novembre 2006, lors des cérémonies commémoratives du troisième anniversaire de la révolution des roses, il déclare que « personne ne sera capable de faire plier la Géorgie » et que ses ennemis « ne tarderont pas à comprendre leur échec car le bien triomphe toujours du mal ». Et, faisant référence à la bataille de Didgori, bataille qui au 12ème siècle a permis l’unification du pays, il annonce, comme Saddam Hussein qui, en 1990, à la veille de la 1ère guerre du Golfe, se préparait à « la mère de toutes les batailles », que la « Géorgie a atteint un point de non retour et que la nouvelle bataille qui se prépare sera celle de la victoire finale ».

Au seuil de l’année 2007, il résume les douze derniers mois comme l’année du « combat entre la liberté et la tyrannie » et annonce que « malgré les nombreux défis à relever, 2007 sera l’année de tous les succès ». Face aux menaces extérieures « le peuple géorgien a fait preuve en 2006 d’une solidarité et d’une unité sans précédents ». Et il termine son allocution par une envolée aussi lyrique qu’allégorique en comparant la Géorgie à « Saint Georges terrassant le dragon ».

Des mises en scène savamment orchestrées 

Corollaire indispensable de ses discours et interventions, un décorum certain, une mise en scène raffinée.
Les téléspectateurs de la chaîne Rustavi 2 ne sont pas près d’oublier la journée du 13 mars 2005. Mikhail Saakashvili préside une réunion exceptionnelle du Conseil national de sécurité. La télévision a été conviée. « Je vous ai réunis pour parler de l’enquête que j’ai ordonnée » commence-t-il tout en fixant longuement, l’air renfrogné, les officiels qui l’entourent. Parmi eux le gouverneur de la région de Shida Kartli, Mikhail Kareli. Comme un élève pris en faute, ce dernier, écoute religieusement en prenant un air contrit. Un dossier à la main - les conclusions de l’enquête - qu’il agite dans tous les sens au rythme de son emportement, Mikhail Saakashvili s’énerve, menace, hausse la voix et s’étranglerait presque de colère. Il dénonce une « situation alarmante » et accuse les autorités de complicité avec la mafia locale.

Cette image d’Épinal reflète la scène politique géorgienne, dure, souvent brutale et jamais neutre. S’emportant facilement, le président Saakashvili suscite les inquiétudes parmi ses alliés occidentaux. Craignant un dérapage incontrôlé ou un coup d’éclat, les chancelleries occidentales n’ont d’ailleurs pas hésité à le placer sous très haute surveillance lors de son discours à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies au début de l’automne 2006.

Bien qu’elles prêtent souvent à sourire, ces mises en scène dérapent parfois dangereusement. Si, à court terme, elles atteignent leur objectif médiatique, elles peuvent parfois entraîner des conséquences difficilement maîtrisables. L’affaire des « espions russes » en septembre 2006 en est certainement l’exemple le plus frappant.

Savamment organisée par Vano Noniashvili, l’un des plus proches conseillers du président Saakashvili, la cérémonie de remise des « espions ruses » aux autorités russes à Moscou, par l'entremise de l'OSCE, a pris un tour surréaliste, digne des grands procès staliniens. Retransmises en direct, les images de cet épisode ont rapidement fait le tour du monde. Un à un, encadrés de deux policiers géorgiens, les officiers russes se voient accuser d’espionnage et signifier leur expulsion du territoire géorgien.

Mais Mikhail Saakashvili n’avait pas anticipé le caractère inutilement vexatoire de cette cérémonie qui allait déclencher une réponse russe dont l’économie géorgienne se serait bien passée. Près d’un an après, l’embargo décrété par Moscou est toujours en place. Quant à ses alliés les plus proches, les Etats-Unis pour des raisons politiques, l’Union européenne pour des raisons économiques et énergétiques, s’ils ne sont pas prêts à laisser les coudées franches à Vladimir Poutine, ils ne sont pas, pour autant d’accord, pour laisser le président Saakashvili jouer le rôle potentiellement ravageur d’électron libre.

L’heure du bilan 

La jeune présidence de Mikhaïl Saakashvili a, au cours de ses trois premières années enregistré quelques succès indéniables, en particulier en matière de recettes budgétaires et dans la lutte contre la corruption - elle figurait, avec le Nigéria et le Bengladesh, dans les profondeurs du classement mondial des pays les plus corrompus. Personne ne doute maintenant que la Géorgie se porte mieux depuis 2003. En quelques années elle est devenue le « chouchou » des organisations internationales et un élément clé de la politique russophobe des Etats-Unis - une position qui doit plus aux manœuvres géopolitiques qu’à une hypothétique réussite de réformes internes.

Ses résultats sur le plan démocratique sont beaucoup plus discutables. Des médias moins libres qu’il y a trois ans, un État de droit peu respecté, des procès politisés et des minorités délaissées, constituent les principales critiques souvent dénoncées par des ONG.

Pour Gia Nodia, directeur de l’Institut caucasien pour la paix, la démocratie et le développement, le « style démonstratif et hyper médiatique » du président Saakashvili pose problème. Il qualifie le style gouvernemental de « modernisation autoritaire ». Sa présidence est plus une question de forme et de style que de fond et de substance. La Banque mondiale est plus directe. Pour elle, dans son rapport 2006 sur la corruption en Géorgie, la fin justifie les moyens !

Une journaliste, Daria Vaisman, résume ainsi le personnage : « Malgré de nombreuses références à son modèle, le réformateur turc Kemal Atatürk, le président Saakachvili est en réalité beaucoup plus proche de Catherine la grande, despote éclairé qui a propulsé la Russie dans le 18e siècle en combinant débauche de lois nouvelles et réformes libérales empruntées et copiées, çà et là, en Europe ».

Ses opposants le décrivent comme un dangereux radical et l’accusent d’avoir inventé la « démocrature », un régime qui, s’il ne ressemble plus à une dictature, n’est pas encore une démocratie. Combinant habilement populisme, messianisme et opportunisme, le président Saakashvili a le parfait profil des dictateurs sud américains.

Pour ses partisans, la radicalisation de son discours ainsi que son autoritarisme ne sont que le reflet, certes regrettable mais néanmoins réel, du caractère brutal de la vie politique géorgienne de ces dernières années.

Interrogé, au moment de sa démission, sur ce qu’il conseillerait au futur président, Edouard Chevardnadze avait répondu par ce qui avait été pris comme une boutade : « Qu’il utilise ses neurones ! ». Par ce trait d’humour, Chevardnadze avait parfaitement senti et anticipé que, passé le temps des émotions qui avaient enthousiasmé et nourri la révolution des roses, les nouveaux dirigeants - Saakashvili en tête - allaient devoir faire preuve de sagesse et de calme. Sous peine de rejoindre ses prédécesseurs au panthéon des visionnaires déchus, Mikhail Saakashvili ferait peut être bien, pour une fois, de suivre le conseil de son prédécesseur.