Mitrovica, un pont qui sépare

Si les ponts, en reliant deux rives, réunissent espaces et populations, à Mitrovica dans le nord du Kosovo, le pont principal, largement embelli par la communauté internationale à partir du début des années 2000, n'a pas pu remplir cette mission. Il est même devenu le symbole des tensions dans ce petit pays qui a déclaré son indépendance en 2008.


Le pont de Mitrovica (illustration Nina Dubocs)Après son intervention en 1999, la communauté internationale a voulu faire du Kosovo un espace multiethnique où les populations vivent ensemble. Si la province serbe est alors très largement peuplée d'Albanais, la rive nord de la rivière Ibar est, elle, majoritairement peuplée de Serbes (environ 40 000), principalement rassemblés d’un côté de la ville de Mitrovica.

La construction d'un symbole

En déployant ses militaires à Mitrovica, la France s'est inquiétée de l'état du pont – un ouvrage modeste de 93 mètres qui n'avait jamais fait parler de lui – et a fait appel à l’ingénieur Gilles Pequeux(1), qui avait alors déjà dirigé la reconstruction de 11 ponts détruits par la guerre en Bosnie-Herzégovine, principalement sur la Sava. Son expertise, commencée en septembre 1999, lui a permis de proposer un projet visant au renforcement et à l’embellissement du pont. S'appuyant sur son expérience en Bosnie, il a été financé par l'Agence française pour le développement (AFD) et les travaux ont été réalisés par l'entreprise française Fressiney. Gilles Pequeux en a été le chef de projet, tout en travaillant sur deux autres chantiers, le pont de Mostar (Stari Most)(2), détruit par les forces du conseil de défense croate en 1993, et le Pont de Novi Sad (Most Slobode) détruit par l'OTAN en 1999.

L'architecte Eric Grenier(3), en concertation avec les acteurs locaux et la communauté internationale, a réalisé un important travail de conceptualisation en amont des travaux. Il s'agissait de profiter des travaux indispensables au pont pour faire de cet ouvrage un symbole fort de réconciliation des populations. Le projet, qui baptisait l'ouvrage « pont des lumières », envisageait « un lien qui deviendrait un lieu, un lieu qui créerait des liens ». L'architecte souhaitait composer avec ce qui existait, garder les traces et le passé, notamment par respect pour les ingénieurs yougoslaves dont les compétences étaient reconnues et qui avaient réalisé des ouvrages uniques (pont de Krk, pont de Pančevo). Il a aussi été décidé de mettre en valeur la rivière, à l'origine de la localisation de la ville. Avec les travaux, la structure du pont a été renforcée, deux belvédères créés (il en existait une base côté Sud) et un éclairage ainsi que deux arcs ont été ajoutés. Ces derniers ont été construits en France et transportés via le port de Thessalonique(4).

La portée du chantier a d’emblée dépassé le cadre local de Mitrovica. La première réunion du projet s’est tenue à Pristina en présence de Bernard Kouchner, alors représentant de l'ONU au Kosovo. Elle fut l'une des premières à rassembler Serbes et Albanais autour de la table. Par la suite, une soixantaine d'ouvriers, à parité entre Albanais et Serbes, ont participé au chantier ; ils ont été invités avec leur famille à un repas commun lors de la remise du pont à la ville, en juin 2001. La problématique sécuritaire a toujours été la priorité pendant les travaux. Si les actions entreprises ont permis d’éviter tout incident, les tensions furent palpables dès la première réunion lorsque les Serbes déclarèrent en préambule considérer les travaux comme le remboursement d'une dette, et aucunement comme un don.

Les militaires français ont été impliqués dans le chantier, notamment en assistant les travaux avec les moyens du génie. Le pont étant stratégique, les militaires étaient stationnés dans l'ancien Centre culturel appelé « Concession », donnant directement sur l’ouvrage. En raison de sa ressemblance avec le pont parisien, les militaires français surnommèrent le pont « Austerlitz ».

Le pont après sa reconstruction (photo Eric Grenier, 2001)

Le pont après sa reconstruction (photo Eric Grenier, 2001).

 

Du pont au mur

Malgré leurs efforts, la communauté internationale et les militaires sur place n'ont pu éviter une partition toujours plus marquée de la ville. Dans un article sur le nettoyage ethnique à Mitrovica, Bénédicte Tratnjek évoque une ville coupée en deux secteurs qui tendent chacun à l’homogénéité ethnique(5). Avec le départ des soldats serbes en 1999, Serbes et Roms ont très majoritairement quitté le sud de la ville ; les Albanais du Nord ont, quant à eux, été chassés plus progressivement. La principale exception dans cette répartition sont trois tours d’habitation peuplées d'Albanais au Nord, mais qui sont directement reliées à la rive Sud par une passerelle (voir la photo ci-dessus).

L'Ibar est ainsi devenue une frontière entre deux cultures, deux langues, deux monnaies (dinar serbe/euro), deux religions (orthodoxie/islam). La matérialisation de cette frontière va jusqu'à la plaque d'immatriculation des voitures, qu'il est judicieux de changer en passant sur l'autre rive.

Depuis 1999, le pont est devenu le lieu de tous les affrontements et cristallise toutes les tensions. Des groupes paramilitaires se sont ainsi rapidement créés de chaque côté, notamment les « gardiens du pont » (Čuvari mosta)(6) côté serbe. Les Albanais ont ainsi cherché à prendre le contrôle du Nord alors que les Serbes ont refusé l'autorité de Pristina. En 2004, les Albanais ont même tenté de forcer le pont. Les troupes de l'OTAN se sentant dépassées, ce sont des snipers serbes, installés sur les toits, qui ont bloqué la traversée du pont, causant 7 morts et plus d'une centaine de blessés. Le pont est devenu un lieu d'où vient le danger, une porte dangereuse, un trou dans le mur que constitue la rivière Ibar.

Le terme de mur n'est pas qu'une expression puisque, en juillet 2011, les Serbes ont en effet construit une barricade à la sortie du pont. Détruite en juin 2014, elle a été remplacée un temps par une chaîne de pots de fleurs. Plus récemment, en décembre 2016, un nouveau mur a été construit par les Serbes (2 mètres de haut, sur une centaine de mètres de longueur), aussitôt dénoncé par le Parlement kosovar. Sa destruction n’a pu avoir lieu qu’après des négociations à Bruxelles. Ces constructions sont régulièrement dénoncées par les Albanais qui y voient une tentative serbe de victimisation et d’alerte sur une prétendue menace pesant sur eux.

Les symboles sont fréquemment mobilisés pour exprimer ces tensions : le pont agit comme un aimant pour les manifestants comme pour les journalistes. Ainsi, à 200 mètres de l’ouvrage se dresse une statue du Roi Lazar, qui mourut en 1389 à la bataille de Kosovo Polje, alors que la Serbie passait sous le contrôle ottoman. Le roi pointe le Sud. De l'autre côté du pont, lui fait face une statue de Shemsi Ahmeti, membre de l’UCK (résistance albanaise) mort en 1999. Les deux rives multiplient affiches, peintures et tags, notamment au Nord, par lesquelles elles réaffirment l'appartenance du Kosovo à la Serbie ou l'amitié avec la Russie. Les couleurs serbes sont ainsi parfois peintes sur les piliers et contrées par des « Albania » ou « UCK » qui, tagués côté serbe, sonnent comme des menaces. Le pont débouche pourtant aujourd'hui sur le parc de la Paix côté albanais, financé par l'Union européenne, et d'important travaux ont aménagé les rives en promenade et modernisé le pont (ajouts de bancs et de jardinières). L’ouvrage, malgré tous ces enjeux et ces tensions est qualifié simplement par les habitants : pont sur l'Ibar ou pont de Mitrovica, sans qu'un nom plus évocateur ne s'impose, comme s'ils n'arrivaient pas à se l'approprier.

Vue du pont depuis la passerelle qui mène aux « trois tours ».

Vue du pont depuis la passerelle qui mène aux « trois tours ». Au premier plan, une plaque posée par les militaires français (qui opéraient alors depuis le bâtiment situé à droite) à la suite de la réhabilitation de la passerelle (photo Benoît Goffin, 2008).

 

L'échec d'un pont

Le symbole qu'a tenté de construire la communauté internationale a donc été complètement détourné. Ce pont, qui se voulait le symbole de la réconciliation entre deux communautés, incarne aujourd'hui le conflit.

Le pont de Mitrovica porte ce fardeau qui l'écrase et l’empêche de jouer son rôle. Des échanges entre les deux rives se font pourtant, mais en le contournant la plupart du temps : à quelques centaines de mètres plus à l’Ouest, un autre pont se traverse sans soucis, tout comme le pont plus lointain situé à la sortie est de la ville.

Mirsad Voca, docteur en géopolitique originaire de la ville, explique que ce pont est devenu un mythe, qu'il n'existe pas. Il rappelle que le Kosovo est un pays multiethnique et indépendant et que les Serbes doivent accepter cette réalité et l'autorité de Pristina sur l'ensemble du territoire. Le mythe que constitue ce pont est alors à déconstruire. Mais les Serbes ne semblent pas prêts à l'accepter. Depuis 1999, la situation n'évolue donc pas et les articles de presse se succèdent, constatant cet immobilisme. Dans le pays le plus jeune d'Europe, où près de 70 % de la population a moins de 35 ans, beaucoup n'ont connu que cette réalité et la présence de militaires. Si les forces françaises ont quitté le Kosovo en 2014, les troupes de l'OTAN sont encore stationnées dans le pays et le pont de Mitrovica reste largement surveillé. En l'absence de l'enseignement de la langue du voisin, les nouvelles générations semblent vouées à s’éloigner toujours plus l’une de l’autre.

Prisonnier d'enjeux plus globaux, l’avenir du pont passe par les négociations entre le Kosovo et la Serbie. Sa grande difficulté est sans doute d'être un pont frontalier qui n'en est pas un, puisque la frontière entre le Kosovo et la Serbie, qui n'est pas reconnue par tous (Serbie, Espagne, Russie...) est située à une trentaine de kilomètres de Mitrovica, entre deux espaces de peuplement serbe. L'idée d'une modification de cette ligne est parfois évoquée, mais toucher aux frontières pourrait s’avérer extrêmement dangereux dans cette région instable. L’idée est aussi vue d'un mauvais œil par les populations Serbes vivant dans des enclaves au Kosovo, qui se sentiraient abandonnées.

Le pont de Mitrovica (illustration Nina Dubocs)

Les élections qui se sont déroulées en octobre 2019 au Kosovo pourraient peut-être faire évoluer les choses : les anciens leaders de la résistance albanaise (UCK), au pouvoir depuis 1999 ont en effet dû céder le pouvoir aux partis d'opposition. Mais la question du pont de Mitrovica et de la relation avec la Serbie n'est pas la préoccupation politique majeure, quand la jeunesse du pays cherche où investir son dynamisme(7). À l'inverse, la question est centrale à Bruxelles et à Washington, tandis que d'autres acteurs (Chine, Russie, Turquie) renforcent leur présence dans la région.

Le pont de Mitrovica a donc échoué dans sa mission d'union et de réconciliation. Cet échec est sans doute en partie celui de la communauté internationale qui n'a pas réussi à empêcher l’homogénéisation des territoires et le triomphe d'un nationalisme qui semble partout s'imposer.

 

Notes :

(1) Entretien mené par l'auteur, le 15 novembre 2019.

(2) Aline Cateux, « Stari Most, un symbole fatigué », Regard sur l’Est, 14 avril 2020.

(3) Entretien mené par l'auteur, le 6 novembre 2019.

(4) Le chantier a nécessité 1,5 M€ et 30 000 heures de travail. Il a été mené avec le bureau d'études BCEOM, l'éclairage a été réalisé par l'entreprise ARSCENES, les arcs par la Société Languedocienne de Travaux Publics, Génie Civil et Métallerie (Solatrag). Gilles Pequeux a assuré l'assistance à maîtrise d'ouvrage et les fonctions de chef de projet maîtrise d’œuvre de conception et de réalisation.

(5) Bénédicte Tratnjek, « Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d'un double déplacement forcé », Bulletin de l'Association de Géographes Français, n° 83-4, 2006, pp. 433-447.

(6) Amaël Cattaruzza et Jean-Arnault Dérens, « Créer une frontière dans le postconflit : le cas du Nord-Kosovo et de Mitrovica », Hérodote, n° 158, 2015, pp. 58-75.

(7) Benoît Goffin, « La jeunesse du Kosovo : une énergie entravée », Regard sur l’Est, 20 septembre 2016.

 

Vignette : illustration Nina Dubocs.

* Benoît GOFFIN est géographe, diplômé en géopolitique de Paris 1 et de l'ENS.

 

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