Moldavie : l’étrange coalition

Deux mois après des élections législatives présentées comme cruciales pour le pays, c'est une coalition de gouvernement inattendue qui se dessine après des semaines de négociations tendues entre les différents partis politiques moldaves.


À la fin de l'année 2014, médias et analystes occidentaux dramatisèrent à l'extrême les élections législatives du 30 novembre : le corps électoral moldave se retrouvait une nouvelle fois au pied du mur, sommé de choisir entre la Russie et l'Union européenne.

Une élection sous tension

Les camps étaient clairement établis, le Parti démocrate libéral de Moldavie (PDLM), le Parti démocrate de Moldavie (PDM) et le Parti libéral (PL), les trois formations issues de la coalition gouvernementale Alliance pour l'intégration européenne (AIE), constituaient le bloc des partis pro-européens. Le camp pro-russe, lui, rassemblait les partis de gauche: le Parti communiste de la République de Moldavie (PCRM), le Parti socialiste de la République de Moldavie (PSRM), la formation Patria avant qu'elle ne soit interdite de scrutin quelques jours avant la date du scrutin, ainsi que plusieurs petits partis comme le Choix de la Moldavie-Union douanière ou le Parti communiste réformateur (ce dernier fortement soupçonné d'être une création artificielle destinée à nuire au PCRM).

Les premiers résultats sortis des urnes donnèrent des frissons aux observateurs pro-européens, le Parti socialiste et le Parti communiste arrivant en tête dans un premier temps. Le résultat final donnera néanmoins une victoire sur le fil à la coalition pro-européenne, malgré la place de premier parti du pays remporté à la surprise générale par le PSRM d'Igor Dodon[1].

Les observateurs les plus avisés[2] émirent des doutes sur cette victoire et sa régularité en rappelant d’une part que l'exclusion de Patria de la course électorale pour financement illégal n'était pas justifiée[3] ou, d’autre part, que tout n'avait pas été fait pour aider les Moldaves vivant en Russie à voter. D'autres soulignèrent une nouvelle fois que le pays était divisé, tiraillé entre Est et Ouest, et qu'il convenait plus que jamais de l'aider à poursuivre sa route vers l'Europe. Bref, on avait senti le vent du boulet mais la Moldavie restait sur le bon chemin et l'intérêt des médias internationaux faiblit donc rapidement.

Encouragés par les représentants de l'Union européenne (UE), les partis de la coalition annoncèrent l’ouverture de négociations afin de mettre en place un nouveau gouvernement, de répartir les mandats et les responsabilités. Le principal problème semblait alors être la très courte majorité parlementaire de cette future coalition de gouvernement.

Des négociations tortueuses

Les fêtes de fin d'année durent longtemps en Moldavie. Une partie de la population se revendique de l'Église orthodoxe autonome de Bessarabie et fête Noël le 25 décembre, l'autre est attachée à l'Église orthodoxe de Moldavie et le célèbre le 7 janvier[4]. Il aura donc fallu attendre la fin de cette longue trêve pour voir les négociations reprendre. Elles devinrent vite inquiétantes pour les tenants du camp pro-européen tel qu'initialement défini et, à la mi-janvier 2015, la place du Parti libéral dans cette coalition semblait de plus en plus difficile à trouver. Les 13 sièges obtenus au Parlement par le plus petit des partis de l'AIE étaient pourtant indispensables pour former une majorité parlementaire.

Fut alors évoquée la possibilité d'une coalition avec le Parti communiste de Vladimir Voronine[5]. Criant au scandale, le Parti libéral émit l'idée que le PDLM et le PD n'avaient jamais souhaité le maintien des libéraux dans la nouvelle coalition. Dans un premier temps, les communistes firent mine d'hésiter. Une nouvelle fois dans l'histoire politique récente de la Moldavie, les difficultés à trouver une alliance entre partis menaçaient de replonger le pays dans des élections anticipées.

Les séances au Parlement des 22 et 23 janvier entérinèrent une solution: le gouvernement sera composé d’une équipe minoritaire menée par le PDM et le PDLM, le PCRM ayant décidé de ne pas entrer au gouvernement mais de lui apporter une large majorité parlementaire. Le député démocrate Marian Candu a été élu président du Parlement, avec le vote des députés communistes[6].

Trahison ?

Le choc symbolique est fort. Les sympathisants du Parti libéral ont certes dénoncé une trahison, mais une manifestation organisée le dimanche 25 janvier devant le siège du gouvernement n’a réuni que quelques centaines de personnes. L'accord de gouvernement entre le PDM et le PDLM a été rendu public le 26 janvier : il répartit les fonctions ministérielles entre les deux partis et réaffirme leur volonté de maintenir l'intégration européenne comme priorité nationale absolue.

Une fois de plus, la population moldave semble être prise entre indifférence et dégoût pour les manoeuvres de sa classe politique. Pour beaucoup d’électeurs, ce sont les intérêts financiers des uns et des autres qui ont une nouvelle fois dicté cette répartition des pouvoirs. En Roumanie, les analystes pro-libéraux ne cachent plus leur indignation et leur amertume: la mise à l'écart du PL coupe à nouveau les ailes de l'idée unioniste qui semblait reprendre une certaine vigueur. Une grande partie de la presse roumaine a d’ailleurs titré sur la nouvelle déception provoquée par la « république soeur » et sa classe politique[7].

Ou tentative de relance ?

Le byzantinisme de la classe politique moldave, les intérêts particuliers de ses membres ont certainement joué un grand rôle dans la constitution de cette coalition. On peut néanmoins y voir aussi une alliance potentiellement fonctionnelle et cohérente qui redessine le paysage politique moldave et remet en cause le raccourci qui divisait le paysage politique entre partis de droite désignés comme pro-européens et partis de gauche systématiquement présentés comme pro-russes.

Ce choix rappelle que le PCRM, systématiquement perçu comme favorable à la Russie, a depuis près de quinze ans une attitude beaucoup plus ambiguë sur la question. Lorsqu'il était au pouvoir, de 2001 à 2009, ses relations avec la Russie étaient souvent tendues ce qui l'avait même conduit à initier un début de rapprochement avec l'UE, arrêté net par les événements d'avril 2009[8]. Depuis, ses dirigeants cultivent l'ambiguité quant à leurs positions vis-à-vis de l'Union européenne, sans jamais s'y opposer formellement.

Le Parti libéral présenté comme favorable à l'UE n'est pas non plus dépourvu d'ambiguïté. Plus ou moins explicitement, le chemin de Bruxelles passe pour les libéraux par Bucarest et par une unification à terme avec la Roumanie. Les libéraux adoptent en outre une position très atlantiste en défendant notamment une adhésion à l'OTAN, option rejetée par les autres partis.

La réorganisation des alliances place dans l'opposition les partis les plus directement influencés par des pays tiers. Une double opposition s’est ainsi installée, à droite avec le Parti libéral très lié à la Roumanie, et à gauche avec le Parti socialiste très ouvertement favorable à la Russie et à son projet d'union douanière.

La coalition nouvellement formée, baptisée Alliance politique pour une Moldavie européenne (APME), est fragilisée par sa dépendance vis-à-vis du Parti communiste soupçonné de double-jeu. La Roumanie l'observe avec une grande méfiance, partagée par les partis du Parlement européen, même si ces derniers ont officiellement salué sa création.

Malgré les réserves qu'il suscite, l'avènement de l'APME permet néanmoins d'espérer dépasser le clivage pro-russe/pro-roumain qui, depuis 25 ans, nuit considérablement à la construction identitaire et civique du pays. L’APME se veut une alliance politique dont le ciment n'est plus la référence à un pays ou à un autre, ni la langue ou l'appartenance à une ethnie, mais un projet commun. Ce projet national équilibré, à même de réunir l'ensemble de la population dans la perspective d'un avenir partagé, est réclamé et évoqué depuis des années par les dirigeants du PDM et du PDLM dans leurs discours. Il l'est aussi par Vladimir Voronine[9].

Ce projet, c'est celui de la poursuite du rapprochement avec l'UE et du maintien du dialogue avec la Russie. Une ligne de crête qui sera difficile tenir à un moment où les tensions ne cessent de s'accentuer entre ces deux entités elles-même rongées comme jamais dans l'histoire récente par leurs propres fragilités sociales, politiques et économiques. Ce gouvernement minoritaire et son allié de circonstance s'engagent donc sur un chemin difficile. Beaucoup pensent qu'ils le font pour de mauvaises raisons. Il conviendrait toutefois de leur laisser le bénéfice du doute.

Notes :
[1] Julien Danero-Iglesias, « Le gouvernement pro-européen reconduit sans gloire », Regard sur l'Est, 4 décembre 2014.
[2] Igor Botan, «Alegeri geopolitice - scopul scuză mijloacele? », e-democracy, 8 décembre 2014. et Alina Matis in Gandul, 2 décembre 2014.
[3] Parti ouvertement pro-russe créé par l’homme d'affaires contesté Renato Ursatii, Patria était en plein essor dans les sondages et recueillait 10% des intentions de votes.
[4] La première relève du Patriarcat de toute la Roumanie, la seconde du Patriarcat de Moscou.
[5] Florent Parmentier, « Quelques éléments d’analyse du système politique moldave en janvier 2015 », Moldavie.fr, 14 janvier 2015.
[6] Adevarul, 23 janvier 2015.
[7] «Politicianismul de la Chişinău provoacă dezamăgire în România», Adevarul, 26 janvier 2015.
[8] En avril 2009, les résultats des élections législatives qui donnaient vainqueur le Parti communiste alors au pouvoir furent violemment contestés dans la rue. Ces événements entraînèrent la chute du régime de V. Voronine et la création de l'Alliance pour l'intégration européenne.
[9] Vincent Henry, Sergiu Miscoiu, «Political discourses, Search for Identity and National Imagination in the RM», in The European Union's Eastern Neighbourhood Today, Cambridge Scholarship Publishing, 2015.

Vignette : Affiche de campagne.

* Vincent HENRY est chargé de mission de coopération à l’Institut français de Roumanie. Doctorant à l’université Paris-Est.

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