Norvège-Russie : un pont pour défier des relations en berne

Le 29 septembre 2017, la Norvège et la Russie ont inauguré le pont Bøkfjord (Bøkfjordbrua) dans la région du Finnmark norvégien, voisine de l’oblast de Mourmansk. Cet ouvrage s’inscrit dans le mouvement de modernisation de l’infrastructure routière transfrontalière entre les deux pays. Mais son inauguration est intervenue dans la phase où leurs relations sont au plus bas depuis la fin de la guerre froide.


LLe pont Bøkfjord (illustration Nina Dubocs) Depuis l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, les relations bilatérales entre Oslo et Moscou se sont dégradées, rétrécissant les espaces de coopération. Pourtant, dans la région de Barents, les perceptions de cette crise sont différentes et la coopération entre les régions frontalières se maintient, bon an mal an. Les structures institutionnelles telles que le Conseil euro-arctique de Barents ont démontré une certaine forme de résilience, malgré les remous géopolitiques entre l’Occident et la Russie.

Cette région septentrionale défie donc la conjoncture en maintenant des ponts de coopération, en particulier dans les domaines de l’éducation, de la culture, du transport et du tourisme. De cette politique régionale transfrontalière résulte la réalisation de projets communs. C’est le cas de la construction du pont Børkfjord à proximité de la frontière russo-norvégienne, dans le comté norvégien du Finnmark.

Un projet infrastructurel russo-norvégien

La construction de ce pont s’inscrit dans un ouvrage infrastructurel routier plus large : elle fait partie de la rénovation de la route européenne E105 qui relie la Norvège à la Russie et, plus spécifiquement, la commune frontalière norvégienne de Kirkenes et la ville russe de Mourmansk.

Inauguré en septembre 2017, ce pont, situé à cinq kilomètres de la frontière russe, est le fruit de tractations entre les deux pays qui ont duré plus d’une décennie. Le projet relève de la coopération régionale au sein du Conseil euro-arctique de Barents qui, sous la direction du comité de pilotage du BEATA (Barents Euro-Arctic Transport Area), avait adopté dès 2013 un plan de rénovation de l’infrastructure routière transfrontalière.

Sous la responsabilité de l’Agence publique en charge des routes (Statens vegvesen), la Norvège a été maître d’œuvre sur la partie située sur son territoire (9,5 kilomètres de long). L’Agence, rattachée au ministère des Transports et des Communications, a mené les travaux entre 2015 et 2017, portant sur la construction du pont mais également d’un tunnel et de la portion routière. Cette rénovation est entièrement financée par les autorités norvégiennes, pour un coût total de 830 millions de couronnes norvégiennes (soit près de 88 millions d’euros)(1). La nouvelle infrastructure comprend, outre le pont, un tunnel long de 690 mètres et la modernisation de l’axe routier jusqu’au poste-frontière de Storskog-Borisoglebsk.

Le pont en arc, d’une longueur de 300 mètres, a été conçu en Allemagne par l’entreprise Dillinger et construit à Nordhausen, avant d’être assemblé à Wilhelmshaven, ville portuaire de Basse-Saxe. De là, l’ouvrage contenant 600 tonnes d’acier a été transporté par bateau pour rejoindre le port de Kirkenes en 18 jours(2). Il enjambe depuis le fleuve Paatsjoki.

L’implantation de cet ouvrage a pour objectif de permettre une conduite plus rapide et plus sûre entre Kirkenes et Mourmansk qui, séparées de 212 kilomètres, sont joignables désormais en trois heures.

Faciliter les passages transfrontaliers

La construction de ce pont intervient dans un contexte régional en pleine évolution depuis trois décennies. Pour comprendre le bouleversement à l’œuvre dans les rapports de voisinage, il suffit de comparer le nombre de passages frontaliers terrestres annuels : en 1988, le nombre de traversées comptabilisé entre la Norvège et l’Union soviétique s’élevait à 2 800 personnes. Près de trois décennies plus tard, ce nombre atteint 270 000 pour l’année 2017(3).

À l’occasion du discours d’inauguration du pont, le 29 septembre 2017, le ministre des Transports et des Communications norvégien Ketil Solvik-Olsen a rappelé que les deux pays avaient « un intérêt mutuel à développer davantage la coopération dans les domaines du commerce, de l’éducation, de l’environnement et autres »(4). L’ensemble de ce nouvel ouvrage routier est là pour valoriser et accroître les contacts qui ont fleuri depuis le début des années 1990. Et même si les relations diplomatiques entre Oslo et Moscou se sont sensiblement tendues depuis 2014, cette situation n’entrave pas la politique de bon voisinage dans la région de Barents.

Autrement dit, ce point de contact est essentiel et mis en valeur par les autorités norvégiennes. Ainsi, le ministre norvégien a également rappelé lors de ce discours que son pays avait « collaboré depuis longtemps avec les autorités de transport russes », et que la rénovation de la route E105 se déroulait essentiellement côté russe, avec un tronçon routier long de plus de 200 kilomètres(5). En améliorant la liaison entre la première ville norvégienne de la région arctique, Kirkenes, et son pendant côté russe, Mourmansk, ce projet illustre la dimension fondamentale de la nature de la coopération régionale entre les deux pays, fondée sur les contacts humains (people-to-people contact) : pour les autorités norvégiennes, cette dimension constitue la pierre angulaire de la coopération régionale et bilatérale.

En octobre 2019, la Norvège a pris la présidence tournante du Conseil euro-arctique de Barents (2019-2021). Dans cette perspective, les autorités norvégiennes entendent réaffirmer ce prisme des contacts humains afin de « préserver la coopération de Barents, forte et résiliente »(6).

Ce mantra reflète bien ce qui fait le succès de la coopération régionale entre la Norvège et la Russie, mais également entre la Finlande ou la Suède et ce pays : malgré les frictions diplomatiques et militaires entre les États nordiques et la Russie, les sphères de coopération dans la région de Barents ont su être déconnectées des tensions géopolitiques. L’ancrage de cette coopération a eu pour résultat l’amorce de centaines de projets bi- ou multilatéraux, dont le renforcement des infrastructures de transport entre les différents pays est un exemple.

LLe pont Bøkfjord (illustration Nina Dubocs)

Un pont et beaucoup de symboles

Ce pont revêt une dimension historique, celle d’une relation bilatérale qui se perpétue au-delà des aléas au sein du système international. Il est situé à proximité d’une frontière terrestre que la Russie a reconnue depuis 1826. L’inauguration du pont ainsi que du tunnel a témoigné de l’importance que les autorités des deux pays accordent à cette nouvelle infrastructure. Ainsi, des officiels de haut-rang, dont le ministre norvégien K. Solvik-Oslen et le vice-ministre russe des Transports Sergueï Aristov, sont venus assister à ce moment solennel. Contrairement à l’accoutumé, ils n’ont pas coupé un ruban à cette occasion, mais l’ont noué. Symbolique, ce geste apparaît comme un signal fort, affirmant la volonté de renouer l’esprit de bonne coopération entre les deux pays. Selon Torbjørn Naimak, responsable régional des Routes en Norvège, ces gestes attestent que les autorités norvégiennes et russes « considèrent que la région septentrionale et le partenariat entre les deux pays sont importants »(7).

Mais cette inauguration a pris également une dimension spirituelle, avec la présence d’autorités religieuses, destinée à afficher un lien spirituel entre les deux pays : l’évêque du Nord-Hågogaand Olav Øygard et le métropolite Simon de Mourmansk et Montchegorsk ont en effet organisé simultanément une cérémonie œcuménique de bénédiction sur le pont. Pour parachever le geste, le tunnel a été baptisé Tifon(8), du nom du moine orthodoxe russe ayant vécu dans la région au XVIe siècle.

Enfin, il convient de souligner que l’autoroute E105 est l’unique axe routier reliant Norvège et Russie. Son tracé débute à Hesseng – près de Kirkenes – mais la route, longue de 4 620 kilomètres, traverse Mourmansk, Saint-Pétersbourg, Moscou, Belgorod, Kharkiv et termine sa course en Crimée, avec les villes de Simféropol et Yalta. Elle agit dès lors comme un ultime symbole surpassant les aléas géopolitiques du continent européen.

Notes :

(1) Présentation du projet infrastructurel du Conseil euro-arctique de Barents, Cross-border corridor Murmansk-Kirkenes, Arkhangelsk, BEAC.

(2) « Steel from Dillinger for the Bøkfjord bridge project », Communiqué de presse de l’entreprise Dillingen/Saar, AG der Dillinger Hüttenwerke, 19 septembre 2017.

(3) Thomas Nilsen, « Bridge and new highway linking Norway and Russia officially opens », The Independent Barents Observer, 29 septembre 2017.

(4) Amund Trellevik et Marte Lindi, « Ga sin velsignelse til unik norsk-russisk vei » [Il a donné sa bénédiction à l’unique route russo-norvégienne], NRK, 29 septembre 2017.

(5) Ibid.

(6) Lûbov Timonina, « Maximizing Attention to the North Through Regional Cooperation », High North News, 9 octobre 2019.

(7) Op. cit. Note 4.

(8) Trifon (1495-1583), moine et ascète russe de l’Église orthodoxe orientale, est considéré comme le fondateur du monastère de la Petchenga (péninsule de Kola) au XVIe siècle. Il est également surnommé l’apôtre des Skolte Sami, en raison de la christianisation qu’il avait entreprise auprès de cette population autochtone.

 

Vignette : illustration de Nina Dubocs.

* Florian Vidal est docteur en Science politique et chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (LIED), Université Paris Diderot.

 

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