Ouest-Est, le pont de la Reine Louise

Anne parcourt l’Europe sur les pas de Françoise, sa mère décédée cinquante ans plus tôt. À rebours du temps et des migrations, elle franchit le pont de la reine Louise et atteint la rive orientale du Niémen, le pays des ancêtres. De cette terre gelée qu’ils avaient fuie sans un regard dans le rétroviseur, ils avaient légué à Françoise une poignée d’anecdotes et quelques traits d’humour juif. Si elle avait vécu assez longtemps pour voir tomber le Rideau de fer, se serait-elle risquée à remonter le courant jusqu’à la source ? Sans attendre une réponse qui ne viendra pas, Anne entreprend « le voyage du saumon ».  Extrait de Voyages avec l’absente, Anne Brunswic, Actes Sud, 2014.


Le pont de la reine Louise, Nina DubocsPour la première fois, j’ai pris la peine de situer sur la carte ces villes que Léa [ta mère] a inscrites sur son arbre, de convertir la mythologie en géographie. Ta grand-mère, dite « la petite mémé », était née à Gorjdy, ton grand-père, Benjamin Schereschewsky à Tauroggen, ton arrière-grand-mère, Esther Ackermann à Memel et son mari, ton arrière grand-père Benjamin Segall, à Kovno. Ces villes ont toutes changé plusieurs fois de nom et de maître au cours du dernier siècle et, au prix de massacres, de pogroms, d’épurations ethniques – de quelque nom qu’on nomme ces violences inouïes opposant souvent les voisins de la veille – elles sont devenues lituaniennes, aussi purement lituaniennes qu’on peut l’être, amputées à jamais de leurs populations de souche juive, allemande et russe. Elles sont situées aujourd’hui dans l’Union européenne et depuis décembre 2007 dans l’espace Schengen, ce qui semble abolir sinon la distance du moins l’idée qu’on s’en fait. J’y suis allée voir, je veux te raconter.

À Kaliningrad (ex-Königsberg dans l’ex-Prusse Orientale), j’ai rendu une visite de courtoisie à la tombe de Kant collée contre la vieille cathédrale prussienne. En autocar, j’ai rejoint Sovietsk (ex-Tilsit) et me suis aussitôt rendue au musée municipal dont une salle commémore la rencontre historique des deux empereurs par une belle journée de juin 1807 sur un radeau construit pour l’occasion au milieu du Niémen. À l’image du reste de l’oblast de Kaliningrad, la ville de Sovietsk est un musée de l’Union soviétique agonisante qui mérite une larme d’attendrissement, rue Karl Liebknecht, rue de la Victoire, rue  Lénine, rue des Komsomols. De riches demeures prussiennes ont traversé les âges on ne sait comment. La conservatrice du musée n’a pas manqué de me montrer la maison où Napoléon a reçu la reine Louise de Prusse, digne et même orgueilleuse dans la défaite, et l’autre maison, plus près du fleuve, où le tsar Alexandre Ier a passé la nuit. Une sentimentale née dans l’Oural. Nous sommes allées sur la berge. De grands arbres nus se penchaient sur le fleuve, gris vert sous le ciel gris, la rive opposée perdue dans la brume. J’ai franchi à pied le pont qui sépare l’oblast de Kaliningrad de la Lituanie et marque la frontière de l’Union européenne, pont monumental portant les emblèmes de la reine Louise, récemment restaurés après un demi-siècle où la faucille et le marteau les avaient supplantés. En quittant Sovietsk-Tilsit, je me suis souvenue d’une anecdote que Marcelle [ta tante] m’a racontée, l’histoire d’une grand-tante, à moins que ce ne fût une arrière- grand-tante qui, se flattant d’avoir été tenue dans les bras de l’empereur des Français, montrait encore quatre-vingt-dix ans plus tard la joue où s’était posé l’impérial baiser.

Marcelle ajoutait que cette aïeule en avait conçu une telle vanité qu’elle n’avait jamais pu trouver d’époux et avait empoisonné la famille jusqu’à son dernier souffle.

Le pont de la reine Louise, Nina Dubocs

Le fleuve est balayé par un vent de décembre qui m’oblige à tenir d’une main mon chapeau tandis que de l’autre je tire une petite valise à roulettes. En sens inverse, une longue file de camions attend devant la douane russe. Jusqu’en 1991, il n’y avait ici aucune frontière ; des deux côtés, c’était l’Union soviétique, maintenant il faut aux riverains des visas pour se rendre chez leurs voisins. L’histoire avance à reculons. Il flotte sur ce pont un parfum de vieux film d’espionnage, sauf qu’ici, quand on passe à l’Ouest, on va à l’Est.

Dès le moment où j’ai approché du poste de douane lituanien, j’ai senti ta présence à mes côtés, une présence douée du pouvoir d’éclairer des riens. Le poste frontalier n’étant guère fréquenté en cette saison que par des autochtones des deux rives, la fonctionnaire de la police, une blondinette aux yeux bleus, me gratifie d’une moue perplexe qui ne vaut guère mieux que celle de son homologue russe de l’autre rive puis se lance dans une longue conversation téléphonique avec son chef pour décider s’il y a lieu de me laisser entrer dans l’Union européenne, c'est-à-dire chez moi comme l’atteste mon passeport orné d’une couronne d’étoiles. En d’autres circonstances, l’attente en plein vent et les conciliabules dans une langue rigoureusement étrangère m’exaspéreraient mais je me sens soudain saisie d’indulgence pour la jeune douanière qui peut-être n’a pas eu le temps d’assimiler les nouveaux règlements, pleine d’indulgence un peu plus tard pour le patron du café qui me change quelques euros contre des litai à un cours frisant l’escroquerie.

L’unique autocar assurant la liaison entre Russie et Lituanie est passé il y a deux heures. Il ne me reste qu’à faire de l’auto-stop jusqu’à Tauragė, 31 kms, ville dont j’ignore tout sinon qu’elle fut sous le nom de Tauroggen au XIXe siècle et peut-être bien avant la patrie des Schereschewsky. […]

Couverture ouvrage

Une famille de Lituaniens qui vient juste de passer le poste frontière m’offre une place sur la banquette arrière, à côté de la grand-mère. Ils m’ont vue tout à l’heure au poste frontière russe où l’on m’a retenue près de vingt minutes pour cause de laborieuses vérifications et où ils ont dû comme moi – et à cause de moi – patienter. Ils ne semblent pas m’en vouloir. La nuit tombe. Je quitte sans regrets Panemune, bourg frontalier qui n’a rien de rien à offrir aux visiteurs qu’un snack mal chauffé et un parking où les Lituaniens garent leurs autos avant de franchir le pont. Le couple assis à l’avant se débrouille en anglais, la grand-mère à côté de moi parle russe. Après avoir fait, en lituanien, les comptes de la journée où je crois comprendre qu’ils ont troqué tabac et vodka fabriqués en Russie contre des marchandises high tech estampillées dans l’UE, ils se tournent vers moi. La grand-mère demande si les pyromanes musulmans des banlieues qu’elle a vus à la télé risquent de prendre le pouvoir en France. La jeune femme à l’avant demande avec plus d’à-propos si en France, nous aussi, nous souffrons de la crise.

Lorsque la voiture s’arrête sur la place principale de Tauragė, il fait nuit. À l’office du tourisme, par miracle encore ouvert, je demande si quelqu’un pourrait me parler de l’histoire de la ville au XIXe siècle et des juifs qui y vivaient. Aussitôt, la responsable téléphone au domicile du directeur du musée pour lui annoncer l’arrivée d’une étrangère qui recherche ses ancêtres. Rendez-vous est pris pour le lendemain à 8 h du matin.

Toujours aimable, la dame du tourisme me signale que mon compatriote Honoré de Balzac a passé une nuit au château en compagnie de la comtesse Hanska, le château Radziwill.

Tauragė, un lundi soir de décembre. […] Tes aïeux parlaient-ils lituanien ? J’en doute, ils avaient déjà à leur disposition l’allemand, le russe et le français qu’ils apprenaient à l’école, l’hébreu que les hommes pratiquaient à la synagogue et le yiddish comme pain quotidien. Le lituanien, langue des paysans et des servantes, interdit par les autorités tsaristes, était regardé de haut, comme un patois dont l’usage ne devait guère dépasser la place du marché.

Mardi matin, le directeur m’accueille dans son musée, un musée où pour cause de travaux il n’y a rien à voir mais tout de même quelque chose à boire, un café chaud ou ce qui en tient lieu ici, une cuillère de poudre jetée dans un verre d’eau bouillante. Pas de refus, il fait frais ce matin. C’est un grand monsieur à moustaches grises, aimable. Ancien militaire soviétique, explique-t-il, puis ancien officier de la police lituanienne, toujours enseignant malgré l’âge de la retraite bien sonné, et depuis peu directeur de ce petit musée. Le spécialiste de l’histoire juive locale nous rejoint bientôt. M. Edmundas. Nous parlons russe, eux mieux que moi évidemment. Je montre sur l’arbre généalogique qui me sert de sésame ton grand-père, Benjamin Schereschewsky, 1852 (Tauroggen)-1897 (Roubaix), ta grand-mère Clara Segall, 1865 (Gorjdy)-1955 (Paris). Schereschewsky en lituanien s’écrit Šereševskis. Dans ses registres, M. Edmundas a deux Šereševskis, Isaac Chaïmovitch et Hessel Iosseliovitch, qui partageaient avec le rabbin Yavnel Chimelovitch Segall l’administration de la synagogue en 1851. Je l’embrasserais, ce monsieur Edmundas. Il vient au-devant de mes questions. « Jusqu’en juin 1941, les juifs représentaient près de la moitié de la population de Tauragė, environ 10 000 sur 22 000. Aujourd’hui, on peut les compter sur les doigts d’une main. » Il écarte les doigts, comme s’il venait tout juste de faire la soustraction. Il a dressé l’inventaire de leurs activités, presque tous les commerces alimentaires, tous les tailleurs, la plupart des artisans et des médecins, plusieurs fabriques de textile, plusieurs scieries, deux briquèteries. Vivaient-ils dans un quartier séparé ? Pas du tout. Ils étaient très nombreux autour des quatre synagogues mais ils logeaient aussi un peu partout, ils fréquentaient les mêmes écoles primaires que les Lituaniens. Ils avaient en plus le héder où les garçons recevaient l’instruction religieuse. Les juifs avaient un club de foot, des clubs de jeunes, plusieurs orchestres. M. Edmundas me montre les photos reproduites dans la brochure sur l’histoire de la ville. Rien dans le vêtement ne les distingue. Je demande si Tauragė a connu des pogroms qui auraient pu expliquer le départ en masse des juifs vers 1885.

– Non, répondent d’une seule voix l’ancien militaire et le professeur. Les relations avec les juifs étaient normales. Bien sûr, ils se mariaient entre eux, mais c’était pour perpétuer leur « nationalité ».

Vignette : Le pont de la reine Louise, Nina Dubocs.

* Anne Brunswic, Voyages avec l’absente, © Actes Sud, Arles, 2014.

 

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