Out of the blue, histoire des homosexuel(le)s en Russie (2)

Depuis le tournant "conservateur" des années 1930, le régime soviétique traite l'homosexualité comme une "maladie sociale" à éradiquer. Il applique une double politique, en apparence paradoxale, mais dont les deux aspects se renforcent en fait mutuellement : répression des homosexuel(le)s - qui, donc, existent bel et bien - d'une part, négation systématique de l'existence de l'homosexualité dans la société soviétique d'autre part.


La censure va jusqu'à traquer les passages suspects dans les biographies de Tchaïkovski ou les traductions des œuvres de Gide, à féminiser ou masculiniser le destinataire de certains poèmes d'amour. Le silence absolu qui règne autour de l'homosexualité et, d'une manière générale, autour de la sexualité, n'est brisé qu'avec la glasnost'.

"Libération de la parole" sous Gorbatchev et décriminalisation sous Eltsine

A partir de 1987, des discussions publiques s'engagent sur le statut de l'homosexualité d'un point de vue scientifique et humanitaire dans les publications les plus "à la pointe" de la perestroïka (Moskovskij Komsomolets, Ogonëk, Argumenty i fakty, Literaturnaâ Gazeta, etc.). La réflexion sur l'homosexualité est souvent liée à la problématique de la mémoire des camps ou à celle, plus générale, des Droits de l'Homme.

A partir de 1990, les homosexuel(le)s interviennent eux-mêmes dans le débat, individuellement ou collectivement, en soulevant la question de la décriminalisation au nom du respect des Droits de l'Homme. Cependant, c'est moins sous la pression interne d'une communauté homosexuelle embryonnaire que sous l'influence indirecte de l'Occident - encore une fois, mais cette fois-ci "à l'envers" - que le statut juridique de l'homosexualité va évoluer. L'entrée au Conseil de l'Europe, qui implique nécessairement l'adhésion à la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales (CEDH), requiert en effet, à terme, la suppression de toutes les discriminations d'ordre pénal et de certaines discriminations d'ordre social à l'égard des homosexuel(le)s (voir l'arrêt Dudgeon de la Cour EDH et la recommandation 924 du Conseil de l'Europe, tous deux datés de 1981).

C'est dans l'optique de la candidature de la Russie au Conseil de l'Europe - elle y entrera en 1996 - que le président Eltsine abroge, par un décret du 29 avril 1993, l'article 121.1 du Code pénal soviétique, décriminalisant ainsi les relations homosexuelles. Les dernières discriminations d'ordre pénal sont abolies avec l'entrée en vigueur, en 1997, d'un nouveau Code pénal, qui prévoit les mêmes peines en matière de viol et de relations sexuelles avec mineurs (âge de consentement fixé à 16 ans).

Si, sur un plan formel, les droits des homosexuel(le)s semblent garantis, il n'est pas rare que les homosexuel(le)s soient inquiétés lorsqu'ils manifestent publiquement leur opinion. L'International Gay and Lesbian Association relève ainsi que les autorités administratives ou judiciaires russes invoquent les dispositions du Code pénal relatives au respect de la "morale publique" pour intenter des poursuites (en 1993, les autorités de la ville de Moscou refusent d'enregistrer l'association gay et lesbienne "Triangle" et traîne ses fondateurs devant les tribunaux ; "affaire Mogutin" en 1994 : un journaliste est poursuivi pour avoir critiqué les lois russes du mariage et milité en faveur de l'enregistrement des couples de même sexe).

Par ailleurs, les descentes de police dans les bars et boîtes de nuit gay, sous prétexte d'une recherche de drogue, ne sont pas des faits isolés (en octobre 1996, dans le bar de St-Pétersbourg qui tient lieu de "centre gay et lesbien", géré par la Fondation Tchaïkovski ; en juillet 1997, dans la discothèque "Chance" à Moscou, sans doute dans l'intention de "nettoyer" la ville avant les cérémonies du 850ème anniversaire de la ville). On s'alarme d'autant moins de ces "écarts" que la société russe reste dans son ensemble très hostile à l'égard des homosexuel(le)s.

Un rejet social encore tenace, malgré une régression relative de "l'homophobie institutionnelle"

Si la presse a contribué à briser la loi du silence à la fin des années 1980 et a dans l'ensemble soutenu la décriminalisation, elle a tendance aujourd'hui à entretenir les clichés sur les homosexuel(le)s. Qui plus est, des campagnes de diffamation sont récemment réapparues dans certains journaux, notamment d'obédience nationaliste (exemple : lors de la campagne présidentielle de 2000 contre le candidat G. Iavlinskij, accusé d'être soutenu par les milieux homosexuels).

L'évolution des mentalités est plus lente encore dans les milieux médicaux. C'est seulement en 1999 et contre l'avis de médecins reconnus que l'orientation homosexuelle a été retirée de la liste des désordres mentaux recensés par le Ministère de la Santé. Par ailleurs, la "médecine officielle" continue à entretenir l'amalgame entre homosexuels et malades du SIDA (parfois même entre homosexuels, toxicomanes et malades du SIDA).

Le directeur du programme de lutte contre le SIDA en Russie, V. Pokrovskij, déclarait encore récemment que la "dégradation morale de la population", dans laquelle il incluait "l'homosexualisation de la société", favorisait l'expansion de l'épidémie. Ce discours à consonances moralisatrices est relayé par certaines associations familiales, lesquelles dénoncent souvent les campagnes de lutte contre le SIDA faisant la promotion du préservatif comme des incitations à la débauche.

De manière moins surprenante, l'Eglise orthodoxe, dans sa doctrine sociale adoptée en août 2000 (première tentative de codification des rapports Eglise orthodoxe/société en Russie), condamne sans appel les relations homosexuelles. Qualifiée de "déformation vicieuse de la nature humaine", l'homosexualité est considérée comme un péché qui se surmonte par l'effort spirituel, c'est-à-dire la pénitence, la prière et le dialogue avec les fidèles, lesquels sont appelés à une certaine compassion à l'égard des homosexuel(le)s "repentant(e)s".

La position de l'Eglise orthodoxe russe, très proche de celle de l'Eglise catholique, risque cependant d'avoir plus de poids que cette dernière, dans la mesure où, en Russie, l'Eglise remplit un rôle de dépositaire de la morale publique, auparavant assumé par l'Etat soviétique.

Quant à l'opinion publique, il ne semble pas exagéré de dire qu'elle reste très largement "homophobe", même si elle se fait, très graduellement, plus tolérante. Dans la société soviétique, l'homosexualité était l'un des comportements sociaux "déviants" les plus sévèrement jugés. En 1989, selon un sondage de l'institut VCIOM, à la question "comment faut-il agir à l'égard des homosexuel(le)s ?", 31 % des personnes interrogées répondaient "les liquider", 32 % "les isoler", contre 6 % "les aider" et 12 % "les laisser livrés à eux-mêmes".

Les homosexuel(le)s apparaissaient comme le groupe social le plus stigmatisé après les… assassins. De nombreux sondages publiés depuis par les instituts VCIOM, FOM et ROMIR montrent que l'opinion publique reste dans l'ensemble hostile aux homosexuel(le)s, même si une évolution positive se fait sentir (en 1999, le VCIOM a posé la même question qu'en 1999 et a obtenu les réponses suivantes : 15 % pour "les liquider", 23 % pour "les isoler", contre 18 % pour "les aider" et 18 % pour "les laisser livrés à eux-mêmes"), notamment chez les plus jeunes et parmi les classes les plus favorisées. Il semble en fait que le sentiment qui domine vis-à-vis des homosexuel(le)s soit désormais l'indifférence, pourvu que les intéressés restent "discrets". D'autres catégories ont aujourd'hui remplacé les homosexuel(le)s au hit-parade des groupes stigmatisés ; pêle-mêle : les prostituées, les toxicomanes, les mafiosi, les hommes politiques, les nationalistes, les Tchétchènes, les fonctionnaires, les "nouveaux Russes"…

Selon le sociologue Youri Levada, l'homosexualité n'en reste pas moins "à la limite de ce qui est acceptable" dans la société russe. Plusieurs hypothèses ont pu être avancées pour expliquer le maintien de l'hostilité à l'égard des homosexuel(le)s à un niveau élevé : persistance des valeurs et des schémas psychologiques hérités de la période soviétique (ce qui joue surtout pour les "nostalgiques" de régime) ; irritation devant l'apparition d'un phénomène jusque-là "inexistant" car réprimé et dissimulé ; amalgames entre homosexuels, toxicomanes et malades du SIDA (il se trouve que l'apparition de l'épidémie de SIDA et le "coming out" des homosexuel(le)s en Russie sont deux événements presque concomitants) ; assimilation de l'homosexualité à un phénomène fondamentalement non-russe (cette idée est nourrie par la tradition et par certains faits : la décriminalisation est intervenue sous l'influence du Conseil de l'Europe, les associations gay et lesbiennes russes sont souvent financées par leurs homologues américaines et participent à des "Gay Prides" à l'étranger, les homosexuel(le)s ne sont visibles que dans les grandes villes "occidentalisées", etc.). Si ces explications contiennent toutes une parcelle de vérité, la plus simple et la plus plausible reste toutefois que les mentalités ont, en Russie comme ailleurs, besoin de temps pour évoluer…

Un mouvement gay et lesbien qui cherche encore ses marques

La persistance d'une opinion majoritairement "homophobe" explique sans doute pour partie les difficultés rencontrées par celles et ceux qui voudraient voir se mettre en place une véritable "communauté" gay et lesbienne en Russie et se développer au sein de celle-ci un militantisme politique digne de ce nom.

Les premières associations de défense des droits des homosexuel(le)s sont apparues très rapidement, bien avant la décriminalisation : l'ASM (Association des Minorités Sexuelles, devenue aujourd'hui l'Union des Gays et Lesbiennes de Moscou) est créée dès 1989 à Moscou, l'association Krylia et la fondation Tchaïkovski sont enregistrées auprès des autorités judiciaires de St-Pétersbourg en octobre 1991. L'année 1991 est généralement considérée comme l'année-phare du militantisme gay et lesbien en Russie : les associations gay et lesbiennes se font remarquer par leur participation aux manifestations anti-putsch en août ; un premier festival du film gay et lesbien est organisé à Moscou ;. des défilés réclamant la décriminalisation (qualifiés de "Soviet Pride") ont lieu à Moscou et St-Pétersbourg.

La décriminalisation de 1993 a un effet paradoxal sur l'évolution du mouvement gay et lesbien russe. D'un côté, elle marque l'essoufflement de la phase politique de ce mouvement : les associations, ayant obtenu satisfaction sur leur principale revendication, derrière laquelle elles s'étaient toutes fédérées, sont traversés par de vifs débats sur la nouvelle ligne politique à adopter, débats qui se doublent de querelles de personnes. De l'autre, la décriminalisation donne le coup d'envoi à la constitution d'un véritable "espace social" gay et lesbien. En particulier, une seconde génération d'associations - principalement des réseaux de socialisation et d'entraide, les nouvelles associations à objectifs "politiques" échouant le plus souvent; à l'image de "Triangle" - voit le jour.

Aujourd'hui, la "communauté" gay et lesbienne s'articule autour de lieux de rencontre (quelques boîtes de nuits et bars, généralement très discrets, concentrés à Moscou et St-Pétersbourg), de media (peu de media écrits - les éditions Glagol, de rares magazines à tirage peu élevé - mais de nombreux sites Internet) et de quelques "figures de proue" dans les milieux artistiques (le metteur en scène R. Viktiouk, le chanteur B. Mojseev).

La visibilité de cette communauté reste strictement limitée à Moscou et St-Pétersbourg, Quant aux associations, si elles sont présentes dans de nombreuses villes du pays (Moscou, St-Pétersbourg, Rostov, Mourmansk, Omsk, Tomsk, Irkoutsk, Iaroslavl, Kaluga, etc.), elles restent petites et volatiles et sont peu nombreuses à développer une activité militante. La plupart d'entre elles restent des réseaux de socialisation et d'entraide (ce qui est certes la vocation première de toute association). Alors que les motifs de revendication politique ne manquent pas (droits bafoués, homophobie, discriminations, absence de véritable programme gouvernemental de lutte contre le SIDA), les associations hésitent à s'engager sur ce terrain, sans doute par peur de brusquer une opinion qui est loin de leur être acquise.

D'une manière générale, l'action "culturelle" est généralement préférée à l'action "politique". Plutôt que des manifestations avec force slogans sur le modèle des "Gay Prides" américaines ou européennes, dont la faisabilité à Moscou ou St-Pétersbourg peut certes être discutée, on a jusqu'à maintenant préféré organiser des festivals culturels gay et lesbiens (films, théâtre, mode, etc.). La tenue de ces manifestations culturelles peut être considérée en soi comme un acte politique, mais leur impact dans l'opinion s'avère quasi nul, voire négatif, dans la mesure où les journaux russes fustigent les mêmes "outrances vestimentaires" que leurs homologues occidentaux s'empressent de mettre en avant lors des manifestations de type "Gay Pride", et ne répercutent pas le moindre message politique, puisque ceux-ci sont notoirement absents.

Pour résumer, il n'est pas illégitime de considérer que le mouvement gay et lesbien russe d'aujourd'hui ne parvient que difficilement à dépasser le stade de la "sous-culture", au sens où les sociologues russes des années 1970-80 l'entendaient, c'est-à-dire un groupe social qui se distingue du reste de la population par un mode de vie et des références esthétiques s'écartant de la "norme" (et perçus de ce fait comme "marginaux"), mais qui ne représente pas pour autant une force de contre-proposition politique.

S'il ne faut pas minimiser les entraves externes que rencontrent les associations (au premier rang desquelles, les intimidations des autorités locales), il faut aussi noter que le mouvement gay et lesbien russe continue à souffrir de ses divisions internes et de son incapacité à définir une ligne d'action claire. Les tentatives de regroupement - la plus notable fut, en 1993, celle de "Triangle", qui avait l'ambition de devenir une association nationale "parapluie" - ont toutes échoué à ce jour. Incapables d'atteindre une taille critique, les associations manquent de fonds et peinent à sortir d'une sorte de semi-clandestinité où leur faiblesse les relègue. Ainsi, malgré ses efforts, la Fondation Tchaïkovski n'est toujours pas parvenue à créer de véritable "centre gay et lesbien" à St-Pétersbourg, faute de financements adéquats. Le plus préoccupant reste toutefois que les associations, en leur sein ou collectivment, éprouvent les plus grandes difficultés à choisir des orientations politiques claires. Différentes question s se posent ainsi pour l'avenir :

Quel modèle défendre pour la communauté gay et lesbienne russe : celui de la "sous-culture" (ce à quoi ressemble cette communauté aujourd'hui), celui de la "minorité" (modèle américain, supposé ou réel, où la communauté tend à créer ses propres structures "alternatives" : des magasins de vêtements aux compagnies d'assurance et aux maisons de retraite en passant par les fédérations sportives), un compromis entre les deux sur le modèle européen ?

Quelles priorités pour la revendication ? Faut-il adopter une approche progressive (poursuivre dans un premier temps des objectifs limités - lutte contre l'homophobie et les discriminations - puis, à terme, des objectifs "de reconnaissance" - enregistrement des couples de même sexe) ou tous azimuts ? Si certaines associations, telles l'ASM, ont été tentées à leurs débuts par le radicalisme sur le modèle américain (encore une fois, supposé ou réel), la plupart considèrent aujourd'hui que seule une approche modérée des problèmes convient à la situation russe.

Quelle attitude adopter dans la lutte contre le SIDA ? Pour l'instant, et contrairement à ce qui se passe en Occident et même dans certains pays du Tiers-Monde (où les associations gay et lesbiennes de lutte contre le SIDA sont souvent les seules associations gay et lesbiennes tolérées), la lutte contre le SIDA ne semble pas être une des priorités des associations russes, dont aucune n'a réellement forgé son identité autour de cette cause (sur le modèle d'Act Up), peut-être par crainte d'entretenir les amalgames (homosexuel(le)s = malades du SIDA).

A ce jour, seule l'association Krylia ("les ailes", référence à l'ouvrage de M. Kuzmin) à St-Pétersbourg, parvient à concilier les activités classiques d'un réseau de socialisation et d'entraide avec un véritable militantisme politique, certes modeste et limitée (lobbying auprès des institutions locales), et des actions de lutte contre le SIDA (aide aux malades de l'hôpital d'Ust'-Igor, au sud de St-Pétersbourg). Il est a espérer que d'autres pourront et sauront, sur le modèle de Krylia, prendre leur envol…

 

Par Benoît FREMONT