Out of the Blue, une histoire des homosexuels en Russie (1)

"Out of the Blue" parce que le sujet peut paraître inattendu, tout comme a dû paraître incongru à une partie non négligeable de la société soviétique, puis russe, qu'une communauté homosexuelle fasse son coming out à Saint-Pétersbourg et à Moscou au début des années 1990.


"Bleu" parce que le terme le plus couramment employé en Russie pour désigner un homosexuel est goluboï (bleu ciel), tandis qu'on utilisera plus rarement rozovaïa (rose) pour parler d'une lesbienne (lesbianka en russe).

Une histoire enfin parce que l'histoire des homosexuels en Russie et en URSS reste mal connue et que plusieurs "enjeux de mémoire" s'articulent autour de son interprétation: Un enjeu "identitaire" tout d'abord: les homosexuels russes eux-mêmes connaissent mal "leur" histoire, histoire qu'ils se réapproprient aujourd'hui.

Un enjeu "politique" ensuite: le débat sur la question de l'homosexualité s'organise en Russie plus qu'ailleurs autour d'argumentations tirées de l'histoire, signe sans doute que ce débat est encore relativement "jeune" en Russie (il s'agit notamment pour les homosexuels russes de réfuter la thèse véhiculée par le régime et encore largement répandue aujourd'hui en Russie, selon laquelle "il n'y a jamais eu d'homosexuels en URSS").

Un enjeu "scientifique" enfin pour l'historien: peut-on identifier une spécificité soviétique/russe dans la répression? Cette spécificité explique-t-elle, d'une part, la persistance d'une hostilité marquée envers les homosexuels au sein de la société russe aujourd'hui et, d'autre part, la faiblesse de la revendication des associations gay et lesbiennes russes ?

Une condamnation plus morale que juridique

La Russie médiévale était relativement tolérante vis-à-vis des pratiques homosexuelles. Les relations sexuelles entre personnes de même sexe étaient considérées comme un péché par l'Eglise orthodoxe et condamnées au même titre que tous les comportements sexuels jugés déviants (désignés dans leur ensemble par le terme de "sodomie", qui ne prendra que progressivement le sens restrictif de "coït anal").

Certains prélats, s'inquiétant particulièrement des relations homosexuelles dans les monastères, condamnent vigoureusement le mujelojestvo ("le fait pour un homme de coucher avec un homme"). Toutefois, à l'opposé de ce qui se passe en Occident à la même période, aucune véritable sanction légale n'est mise en œuvre. La société de l'époque semble même faire preuve d'une indifférence bienveillante à l'endroit des relations homosexuelles. Selon les témoignages de plusieurs voyageurs occidentaux se rendant en Russie aux XVIème et XVIIème siècles, celles-ci sont présentes dans toutes les couches de la société, de la paysannerie à la cour. Au XIXème siècle, l'historien conservateur S. Soloviev note que "nulle part, ni en Orient ni en Occident, ce péché ignoble et contre nature n'était considéré aussi légèrement qu'en Russie".

Les premières condamnations légales sont prises sur le modèle du droit occidental. En 1706, l'ébauche de statut militaire introduite par Pierre le Grand, inspirée du droit suédois, interdit les relations sexuelles entre soldats, les peines pouvant aller jusqu'à la condamnation au bûcher (supprimée en 1716). En 1832, l'article 995 du Code Pénal introduit par Nicolas Ier, inspiré du droit des principautés germaniques, punit le mujelojestvo de 4 à 5 ans d'exil en Sibérie, l'article 996 prévoyant une peine double pour les relations impliquant des mineurs ou des personnes faibles. Cependant, ces dispositions restent très peu appliquées. Notamment dans le cas de scandales impliquant des personnes haut placées, on préfère muter ou exiler temporairement les individus en cause, plutôt que de les traîner devant les tribunaux.

Plus que sous l'influence du droit, c'est avec l'occidentalisation progressive des mœurs dans les classes aisées que la condamnation morale des pratiques homosexuelles se fait plus vive. Dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, les relations homosexuelles, jusqu'alors relativement "ouvertes", tendent à devenir plus "clandestines". Ce changement d'attitude est à rapprocher de la "rupture moderne" concernant les discours sur le sexe identifiée par M. Foucault dans les sociétés occidentales: en même temps que la sexualité est apparemment confinée à la sphère privée, le sexe devient une affaire publique; le discours sur le sexe, d'autant plus sollicité qu'il est entouré des marques de la pudeur et du secret, se rationalise et se politise avec le développement de sciences qui ont directement la sexualité pour objet (démographie économique, médecine).

L'émergence d'un "consensus progressiste"

Vers la fin du XIXème siècle, l'article 995 fait l'objet de critiques de plus en plus fournies de la part de juristes et de médecins russes, généralement influencés par leurs homologues allemands. Les premiers lui reprochent sa difficile application (étant donné la difficulté de faire la preuve du coït anal), voire le condamnent purement et simplement au nom de principes libéraux. Les seconds tendent à voir dans l'homosexualité - catégorie définie et isolée à cette époque - une "perversion" ou une maladie qu'il faut soigner, plus qu'un péché qu'il faut réprimer. Ainsi les homosexuels sont-ils désormais plus présentés comme des victimes que comme des dangers potentiels pour l'ordre social. Comme le note M. Foucault, le remplacement des clercs par les médecins et les juristes en tant que producteurs de discours vrais sur le sexe s'accompagne d'un progrès dans la "compassion" à l'égard des homosexuels, d'autant que ceux-ci ne tarderont pas à revendiquer positivement l'identité que l'on vient de leur assigner.

C'est sans doute sous l'influence de ce discours dominant dans l'élite scientifique que les Bolcheviks dépénalisent l'homosexualité : le Code pénal de 1832 est abrogé en 1917 et les nouvelles dispositions pénales de 1922 et 1926 ne reviennent pas sur la décriminalisation de l'homosexualité. L'article "Homosexualité" rédigé par le médecin M. Serejnski dans la Grande Encyclopédie soviétique de 1930 est un témoignage de l'approche "progressiste" acceptée par les bolcheviks en la matière. Si l'homosexualité y est définie comme une "attraction sexuelle contre nature pour les personnes du même sexe", les homosexuels, considérés comme des malades qui doivent être soignés, y sont traités avec compassion. Qui plus est, l'auteur fustige la "législation morale" en vigueur en Occident et dans la Russie pré-révolutionnaire qui, en plus d'être "absurde", a un "effet psychologique extrêmement négatif sur les homosexuels", tandis qu'il vante l'humanité avec laquelle la société soviétique traite les homosexuels: "notre société va au-delà des mesures prophylactiques et curatives afin de créer les conditions indispensables dans lesquelles les interactions quotidiennes des homosexuels seront aussi normales que possible et leur habituel sens de l'exclusion sera résorbé".

Toutefois, ni la décriminalisation (qui n'empêche pas l'organisation de certains procès), ni cet esprit libéral affiché ne signifient un progrès dans la tolérance vis-à-vis de l'homosexualité dans les années 1920. Les homosexuels russes, contrairement à leurs homologues allemands, ne sortent pas de la clandestinité. Tout au plus l'homosexualité, qui reste confinée à l'élite artistique à laquelle elle est immanquablement associée dans l'esprit de la population, trouve-t-elle à s'exprimer dans la littérature: c'est notamment à cette époque que M. Kuzmin écrit Krylia (Les Ailes) considéré aujourd'hui comme le premier roman gay russe, mais qui devra attendre les années 1990 pour être publié.

Un rejet violent et durable spécifique à l'Union Soviétique

En ce qui concerne la condamnation morale et juridique des homosexuels, la Russie et l'URSS ne se distinguent donc pas fondamentalement de l'Europe de l'Ouest. La véritable césure intervient avec le retour de la criminalisation de l'homosexualité par un décret de Staline daté du 17 décembre 1933. Car si le nouvel article 154 (futur article 121) introduit à cette date dans le Code pénal reprend presque mot pour mot les deux articles de 1832, l'application qui en sera faite sera autrement plus répressive. Cette nouvelle criminalisation intervient dans un contexte particulier. D'une part, elle coïncide avec un tournant dans la politique familiale soviétique: la législation libérale adoptée en 1917 (légalisation du divorce et de l'avortement) est abandonnée au profit de lois natalistes restreignant les conditions du divorce et criminalisant à nouveau l'avortement. D'autre part, les tensions s'accroissent entre l'Allemagne et l'URSS depuis l'arrivée au pouvoir de Hitler. A Moscou, un amalgame est fait entre homosexuels et nazis: la rumeur court notamment que le milieu homosexuel moscovite est infiltré par des SA. Cet amalgame est accréditée au plus haut niveau par Gorki (qui écrit en mai 1934: "éradiquez l'homosexualité et le fascisme disparaîtra") et Staline, dont certains auteurs suggèrent (de manière contradictoire) qu'il n'aurait pas voulu apparaître en reste dans la répression de l'homosexualité face à Hitler.

Si le renouveau de la criminalisation n'est pas spécifique à l'URSS et que l'Allemagne nazie dépasse même cette dernière dans la répression par sa politique discriminatoire à l'égard des homosexuels (port du triangle rose dans les camps) et le nombre des victimes (plus de cent mille homosexuels arrêtés), l'URSS se distingue par l'efficacité du discours idéologique qui sous-tend la condamnation de l'homosexualité et par la durée de la répression.

Si l'homosexualité est définie dans l'Allemagne hitlérienne comme un "crime contre la race", elle est envisagée comme un "crime politique" en URSS, les homosexuels étant stigmatisés comme "ennemis du peuple". Dans un discours de 1936, le procureur général Krylenko associe l'homosexualité à la décadence morale des anciennes classes dirigeantes ("racaille déclassée", "lie de la société") et au complot contre-révolutionnaire. Dans la même veine, l'article "Homosexualité" de la Grande Encyclopédie soviétique de 1952, qui contraste nettement avec la version de 1930, insiste sur les conditions sociales dans lesquelles émerge le "phénomène" de l'homosexualité en Occident ("dégradation morale", "alcoolisme", "relations sexuelles prématurées" qui contrastent avec les "circonstances sociales favorables" et la "saine moralité" de la société soviétique).

L'auteur se félicite de ce que la loi soviétique pénalise l'homosexualité alors que "dans les pays bourgeois, où l'homosexualité reflète la dégradation morale des classes dirigeantes, l'homosexualité n'est en pratique jamais punie." L'homosexualité n'est plus envisagée ici comme une maladie biologique qu'il faut soigner mais comme une maladie sociale qu'il convient d'éradiquer par des techniques appropriées d'ingénierie sociale. Le jugement de l'homosexualité comme pratique d'une bourgeoisie ou d'une aristocratie jugée décadente n'est pas propre à la Russie ou l'URSS. La spécificité tient plutôt au rejet de l'homosexualité comme non-russe, non-soviétique.

L'identité posée entre homosexualité et mœurs bourgeoises et/ou occidentales est facilitée par la perception, classique aux XIXème et XXème siècles, d'une coupure entre le peuple et les élites occidentalisées. La condamnation de l'homosexualité tire son efficacité de sa construction sur les tendances anti-occidentales et anti-élitistes de la société russe puis soviétique.

L'URSS est sans doute le seul Etat où la répression de l'homosexualité a été assez systématique, violente et durable pour marquer profondément la société, en premier lieu les homosexuels. Après les campagnes d'arrestation de 1933-1934, la répression s'institutionnalise: un département spécifique au sein du KGB est chargé de "découvrir" les homosexuels et de les réprimer. La condamnation la plus fréquente est l'envoi en camp de travail pour une durée de 5 ans (l'article 121 prévoit une "privation de liberté d'une durée pouvant aller jusqu'à cinq ans" sans autre précision). Selon les données du Ministère de la Justice russe, environ 1000 personnes par an auraient été envoyées au goulag sur le fondement de l'article 121, ce qui représente un total de 50 à 60 000 personnes pour les 60 ans pendant lesquels l'homosexualité a été criminalisée (le nombre de condamnés diminue sensiblement à partir de la fin des années 1980: 538 en 1989, 497 en 1990, 462 en 1991, 227 en 1992). Ces statistiques ne prennent pas en compte les personnes envoyées dans des centres psychiatriques pour y être "rééduquées", ce qui concerne plus spécifiquement les lesbiennes.

Loin de parvenir à faire disparaître l'homosexualité, le système carcéral soviétique, comme tous les systèmes pénitentiaires, en produit. Les relations homosexuelles en prison et dans les camps (mais aussi parfois au sein de l'armée avec la dedovchtchina: bizutage souvent violent imposé aux jeunes recrues par les soldats plus âgés) ne s'expliquent pas uniquement et pas essentiellement par l'absence de femmes. Elles ont une autre fonction: marquer une relation de pouvoir. Dans tous les camps d'hommes existe une classe de détenus, homosexuels passifs ou forcés à le devenir, désignés sous le vocabulaire spécifique d'opouchtchennye (les "dégradés"), et destinés à la satisfaction des besoins sexuels des autres prisonniers. Ils sont généralement victimes d'une ségrégation au quotidien et de violences plus ou moins régulières (coups, viols individuels ou collectifs, voire meurtres).

Ces détenus ne sont pas seulement ceux condamnés sur le fondement de l'article 121. Ils peuvent être remarqués pour leur jeunesse, leur plus faible constitution physique, leur beauté. Dans les années 1970-1980, ni les témoignages sur les camps (à part ceux d'anciens détenus homosexuels, comme G. Trifonov), ni les dissidents défenseurs des droits de l'Homme n'ont dénoncé cet état de fait.

Par Benoît FREMONT