Ouvrez, ouvrez la cage aux étoiles…

Entretien avec Lidija Pilipenko, Directrice du Théâtre National de Belgrade.


Lidija PilipenkoLidija Pilipenko fut dans le passé une des plus grandes danseuses étoiles de Yougoslavie. Elle est actuellement chorégraphe et dirige le Théâtre National qu'elle continue de faire vivre malgré les difficultés que rencontre son pays. Rencontre à Belgrade en décembre 1999.

Lidija Pilipenko, une ex-danseuse étoile devenue chorégraphe

Lidija Pilipenko allume une cigarette très fine, puis me verse une tasse de café. Elle pousse un long soupir et me dit: "les danseurs sont au fond des sadomasochistes. Dès leur plus tendre enfance, ils commencent à torturer leurs corps, tout cela pour faire une carrière qui s'achèvera inévitablement à 30 ans, au mieux à 40 ". Le père de Lidija était un émigrant russe. Sa mère, d'origine tchèque et autrichienne, rêvait de devenir danseuse, mais les aléas de la vie ne lui ont pas donné cette chance. C'est sa fille Lidija qui a pu réaliser son rêve. Elle est entrée à l'Ecole de Danse à l'âge de 16 ans. Son maître de ballet, Dimitri Parlic, pour qui elle a beaucoup d'estime, l'a formé et lui a transmis son amour pour la scène. "Les seules choses qui me font vivre et survivre sont la danse, la scène et le public" me dit Lidija, en éteignant sa cigarette. "A 25 ans, j'avais déjà parcouru tout le répertoire de la danse classique, j'avais eu la chance d'interpréter les grands solos. Lorsque j'étais danseuse étoile, la troupe du Ballet yougoslave se produisait hors des frontières de la Serbie.

Nous avons été jusqu'en Chine. Maintenant, sortir du pays est une entreprise extrêmement difficile". Lidija me montre alors des photographies d'elle en costume de scène. Plus que son corps fluide, c'est l'expression profonde de son visage qui frappe. "La danse est un langage universel. C'est l'un des arts les plus anciens. Je pense que pour devenir un vrai professionnel, il faut obligatoirement passer par la danse classique. Il y a d'après moi des ballets, comme Gisèle ou Le lac des cygnes, qui sont incontournables. Mais, comme tout, la danse évolue. Le mouvement artistique qui m'est le plus proche est le néo-classicisme".

Après sa carrière de danseuse étoile, Lidija s'est tournée vers la chorégraphie. La lecture a joué et joue encore un rôle très important dans son travail. La littérature est pour elle une source d'inspiration qui lui permet de créer ses ballets. Cet exercice intellectuel s'accompagne d'une recherche musicale approfondie. Lidija s'efforce de rendre le thème du ballet, la mélodie et le geste interdépendants pour que le spectacle présente une densité artistique entière. "Au fond, je trouve que la chorégraphie est bien plus intéressante que le simple fait de danser" m'avoue Lidija. "En devenant chorégraphe, on devient auteur, on manipule le corps humain comme une matière malléable pour donner vie à sa création. Les danseurs ne font qu'exécuter les ordres. Le danger pour le chorégraphe, c'est de prendre de mauvaises décisions, comme par exemple de mal choisir la musique ou le thème, de mal répartir les rôles. J'essaie pour ma part d'être vigilante et attentive à tous les détails. L'une des choses les plus importantes pour qu'une troupe de théâtre fonctionne bien, c'est le dialogue. Des conflits internes surviennent fréquemment et j'ai le devoir de les résoudre pour qu'ensemble nous puissions continuer à travailler".

Lidija est en fait non seulement responsable du corps de Ballet qui compte 80 danseurs, mais elle est aussi directrice du Théâtre National de Belgrade (dont elle a déjà été à la tête en 1991 et 1992). Les cours de danse commencent le matin à 10h et s'achèvent le soir entre 20h et 21h. La saison dure 10 mois. Le théâtre présente 6 à 7 spectacles par mois. "Il est important pour les danseurs de monter régulièrement sur scène. C'est la seule façon de vérifier si le travail a été bien fait. Et cela permet au chorégraphe de mette à l'épreuve sa création". Les Belgradois aiment le divertissement et les belles représentations, mais la situation économique est telle que dépenser de l'argent pour une place de théâtre est devenu un luxe. Le salaire des danseurs est, comme pour le reste de la population, insuffisant. Ils gagnent en moyenne de 70 à 80 DM (entre 245 F et 280 F). "Ce revenu est honteux, me dit Lidija dans un relent d'énergie. Après tant de sacrifices, une somme aussi misérable est presque vexante pour mes danseurs. Mais l'amour pour cet art est, semble-t-il, plus fort, car même dans cette situation, les parents acceptent d'inscrire leurs enfants aux cours de danse et les danseurs continuent de monter sur scène".

La Cage…

Les bombardements ont commencé le 24 mars. Le théâtre était fermé le jour suivant. Le 26, la direction s'est réunie pour savoir s'il fallait interrompre ou non les cours, les répétitions et les spectacles. A la fin de cet entretien, il a été décidé à l'unanimité de continuer à faire vivre le théâtre. Les spectacles ont été avancés; au lieu de commencer à 19h, ils commençaient à 16h et tous étaient gratuits. Presque tous les jours, une foule dense attendait l'ouverture des portes du théâtre. Des queues gigantesques s'étiraient de telle sorte qu'elles faisaient le tour du bâtiment. Du jamais vu! Les enfants ont continué à fréquenter les cours de danse pour ne pas perdre l'année scolaire. De leur côté, les danseurs se rendaient aux répétitions tôt le matin pour ne repartir que le soir, avant le retentissement des sirènes. Ainsi, les bombes de l'OTAN n'ont pas interrompu les activités du théâtre.

Au contraire même, ce lieu étaient devenu pour les artistes plus qu'une deuxième maison, un refuge, un îlot de paix qui flottait au milieu de l'horreur quotidienne. "L'éclatement psychologique s'est produit après la fin des bombardements, quand brusquement, les gens ont pris conscience de ce qu'ils venaient de traverser. Sur le coup, l'instinct de survie a été finalement plus fort que la peur".

Lidija Pilipenko a présenté pour la saison 1999-2000 une série de ballets sous le titre "La fin du XXème siècle…?" L'un des spectacles qui a le plus marqué le public belgradois et le plus étonné la critique est La Cage. Pour cette chorégraphie inédite, Lidija a choisi la IIème Symphonie de Gustav Mahler intitulée La Résurrection. La chorégraphe explique: "J'ai été très influencée par les théories du psychanalyste Erich Frömm[1]. Son livre La passion de détruire, anatomie de la destructivité humaine m'a véritablement bouleversée. Pour lui, l'individu, comme la société, sont pris dans le conflit de deux aspirations contradictoires, l'une tendant vers la recherche de sécurité, et l'autre s'orientant vers le besoin de liberté. Il a également tenté de déterminer et d'analyser l'origine des destructions humaines.

Cette réflexion sur l'âme et le comportement de l'homme dans son environnement m'a profondément marquée, au point qu'un ballet est né à la suite de ces lectures. J'ai alors monté La Cage. L'histoire se déroule dans un hôpital. Les personnages ont chacun une destinée précise. Ils connaissent des amours tragiques, mais le ballet s'achève sur une naissance. Il ne faut pas oublier que la musique que j'ai choisie a pour titre Résurrection. J'ai voulu aborder dans ce travail une question qui est très actuelle dans mon pays, et ailleurs aussi. Il s'agit de la liberté. Même les individus qui pensent être libres ne le sont pas totalement. Le combat pour la liberté est un thème récurent dans de nombreuses cultures. Le peuple serbe est enfermé depuis trop longtemps. Voilà dix ans que nous sommes exclus de la communauté humaine. J'ai voulu décrire par le biais de la danse ce sentiment de frustration et d'humiliation qui naît spontanément chez un homme enfermé dans une "cage" visible ou invisible ".

Pourtant, juste avant que les frappes aériennes de l'OTAN ne commencent, le Théâtre de Belgrade avait établi un semblant de contact avec le monde. Par exemple, le chorégraphe José Martinez voulait se rendre avec sa troupe à Belgrade pour présenter quelques uns de ses spectacles. Quelques années auparavant, plusieurs tentatives ont été menées, certaines avec succès. L'année 1995 a été très heureuse pour la troupe de Lidija qui a pu se rendre un mois en Chine et une semaine au Liban. Ces tournées ont été organisées par l'Agence "Open Road"[2] dirigée par Maria Isalovic. Puis les bombardements ont commencé et tous les contrats ont été annulés. Cependant, il y a eu pendant la guerre des élans de solidarité inattendus. Moscou a, par exemple, envoyé en cadeau et en signe de soutien des costumes et des chaussons de danse. Juste après la fin des bombardements, la célèbre ballerine russe Cernobrovkina s'est rendue à Belgrade pour danser Le Lac des cygnes. "C'est très important pour les danseurs de se produire à l'étranger. On apprend beaucoup au contact des autres chorégraphes et des autres écoles de danse.

Chaque corps de ballet a besoin de se tester en affrontant le regard d'un public étranger. Nos jeunes danseurs rêvent de partir, de quitter ce pays en ruine. Ils pensent qu'ailleurs les théâtres ont des budgets plus importants et que les artistes sont mieux payés. Ils ont raison de penser cela. Pour moi, la seule chose importante, c'est que notre théâtre reste en vie ".

Lidija m'a emmené voir La Dame aux Camélias, une de ses compositions néo-classiques. Les décors de ce ballet sont sophistiqués et raffinés. La technique maîtrisée des danseurs ravit le public et les personnages sont touchants, émouvants et profonds. Après la représentation, Lidija m'a entraîné dans ses bureaux pour une visite. De longs couloirs sombres s'entremêlent pour déboucher finalement sur de petites pièces couvertes d'affiches de spectacles et de danseurs. D'épais dossiers s'entassent sur d'étroits bureaux en bois. Je n'ai vu aucun ordinateur. Puis nous sommes montées à la cafétéria. Tous les danseurs étaient présents et se félicitaient mutuellement du succès de la soirée. "Nous formons une grande famille", me dit en souriant Katarina Obradovic, le maître de ballet.

La danseuse vedette de la soirée, Duska Dragicevic, s'approche de nous et dit avec enthousiasme à Lidija: "Nous avons peut-être une chance d'entrer en contact avec l'ambassade d'Espagne, ça serait formidable de pouvoir travailler avec eux!" Lidija l'écoute et sourit, touchée sans doute par l'élan naïf de la jeunesse. En sortant du théâtre, je me disais que les sanctions posées contre la Serbie étaient sans équivoque, absurdes et cruelles. Priver tout un peuple de sa liberté, tout cela à cause d'un seul homme…

 

 

Par Milana CHRISTITCH

 

 

[1] Erich Frömm (1900-1980) a été enseignant à l'Institut de psychanalyse de Francfort. Il s'est distancié de la psychanalyse classique pour y intégrer une critique sociale issue du marxisme. Fuyant la montée du nazisme en Allemagne, il a émigré aux Etats Unis où il a rejoint Sullivan, Horney, et le groupe des culturalistes, auquel il refusa pourtant d'être associé. Il a publié de nombreux ouvrages comme La passion de détruire, anatomie de la destructivité humaine, Laffont, Paris, 1975 ; La Peur de la Liberté, Buchet-Castel, Paris, 1963.
[2] "Open Road" était un groupe d'artistes serbes qui avait pour ambition d'établir des contacts avec l'étranger. Lidija Pilipenko a participé à cette entreprise qui était dirigée par une ancienne comédienne, Maria Isalovic. Malheureusement, " Open Road " n'a connu qu'une existence éphémère, de 1993 à 1995.