Ouzbekistan, reconstruction identitaire … ou restauration architecturale?

D'une très grande richesse ornementale et témoignant d'une étonnante habileté dans la maîtrise de l'espace, le patrimoine architectural ouzbek a connu -parfois subi- de nombreuses campagnes de « mise en valeur ». Celles-ci ont permis il est vrai la préservation de nombreux monuments, mais elles leur ont aussi souvent fait perdre une grande part de leur signification sociale ou urbaine.


Un style séculaire, symbole d'une grandeur passée.

Conquises par les Arabes dès 712, les oasis de Samarcande et Boukhara devinrent rapidement de brillants foyers de culture islamique, et les capitales de puissants empires. Mosquées, madrasas (écoles coraniques), khânaqâhs (couvents soufis), mausolées et caravansérails furent érigés un peu partout, dans les villes, mais aussi le long des routes caravanières et aux abords des lieux saints. Une école architecturale naquit alors, pour s'épanouir sous le règne de Tamerlan (1336-1405). Même s'il ne reste que très peu de monuments édifiés par ce grand conquérant, les types élaborés ou développés alors se déclinèrent jusqu'à la chute des derniers émirs de Khiva et Boukhara, en 1920.

Ces édifices s'organisent en général autour d'une vaste cour centrale, carrée ou rectangulaire. Sur les axes principaux, se dressent de larges portails, les iwâns. Autour de ce vide régulier, se développe le bâtiment: des cellules, sur un ou deux étages, peuvent accueillir pèlerins, étudiants, commerçants ou animaux. Dans les angles, sont logées les salles principales: salles de prière, salles de cours, mausolées. L'édifice est fermé vers l'extérieur, et prend parfois des allures de forteresse. On y accède en passant sous un iwân monumental, recouvert de carreaux de faïence colorée. Une ou plusieurs coupoles visibles de l'extérieur couronnent les espaces principaux (fig. 1 et 2).

Cette architecture régulière et symétrique, composée de grands volumes simples, est mise en valeur par une abondante décoration: fins motifs de brique cuite ou émaillée, revêtements de majolique composent arabesques, dessins géométriques et écritures sacrées. C'est une véritable peau qui vient recouvrir les parties les plus importantes de l'édifice. Les iwâns, les tambours des coupoles, le mihrab des salles de prière sont systématiquement parés de ces décors. Ce sont en général des formes géométriques simples, assemblées et déclinées à l'infini. Elles forment ainsi des compositions très complexes, mais paradoxalement très faciles à reproduire : un seul motif donne la clef de toute la composition.

Toutefois cette architecture, sous ses dehors puissants, est très fragile. Les faïences, les décors de briques, les parements qui la recouvrent nécessitent un entretien régulier. Même si les mortiers (à base d'argile) étaient d'une qualité remarquable, les tremblements de terre, et de façon plus générale, le temps les ont mis à mal. Sur la plupart de ces monuments, il ne restait il y a dix ans que quelques fragments de décoration sur de grands murs nus.

La structure en brique s'est quant à elle assez bien conservée: la grande plasticité du matériau, la qualité des joints ont conféré aux constructions une certaine souplesse et une homogénéité qui leur ont permis de résister jusqu'à nos jours. La conception même des bâtiments y est pour beaucoup: ils reposent sur des fondations profondes. Des poutres de bois, liées entre elles par des attaches métalliques, ceinturent l'édifice à sa base, et empêchent les murs de s'écarter en cas de secousse sismique. Les coupoles sont doubles. Une première voûte vient couvrir l'espace interne, et par sa masse, abaisse le centre de gravité de l'édifice. Un bulbe placé sur un tambour se superpose à cette première coupole. Repère extérieur, symbole de la sainteté du lieu, il est visible de loin, donc haut et souvent élancé. Pour le rigidifier, des ailettes de brique et des tirants de bois sont placés à l'intérieur. L'ensemble est donc théoriquement très solide (fig. 3).

Bien plus que les tremblements de terre, les hommes sont les principaux responsables de la détérioration ou de la disparition des monuments architecturaux. L'ancienne Transoxiane a connu de très nombreuses guerres et invasions, et la plupart des villes de la région ont été plusieurs fois mises à sac. Les édifices antérieurs aux années 1220-1227 (invasions mongoles de Gengis Khan) se comptent ainsi sur les doigts d'une main. D'autres ont subi des reconstructions, soit parce qu'ils ont été ruinés, soit parce que jugés trop pauvres ou contraires à la nouvelle religion par le dernier commanditaire. Certains sont restés inachevés. Le manque de moyens, enfin, n'a pas toujours permis l'entretien nécessaire.

Un patrimoine « stérilisé » à l'époque soviétique

C'est à l'époque soviétique que les plus grandes détériorations ont eu lieu. L'attitude des dirigeants a été à cet égard tout à fait ambivalente. Si un grand nombre de monuments ouzbeks a disparu -on estime par exemple que 40% des monuments de Boukhara ont été détruits entre 1924 et 1991- pour des raisons politiques ou urbanistiques, un nombre tout aussi conséquent est entré au patrimoine national et a été l'objet de campagnes de fouilles archéologiques et de restaurations exemplaires. Les concepts de « ville-musée » ou de « musée en plein air » ont ainsi profondément modifié le visage des villes historiques. Dans la plupart d'entre elles, on a dégagé les édifices les plus remarquables de la gangue de maisons et de boutiques qui les entourait. L'idée était par exemple à Boukhara de reconstruire entièrement la ville sur la base d'un quadrillage régulier (fig. 4). On aurait ainsi pu admirer les chefs-d'œuvre des générations passées, tout en bénéficiant de tout le confort moderne dont les urbanistes de Moscou ou Tachkent pouvaient rêver pour les populations locales[1]

Heureusement, de tels plans furent abandonnés: il était plus simple de construire des villes nouvelles en périphérie du centre ancien. Cependant le concept d'édifice ou de ville « bijou architectural » visible de toute part et entouré d'un écrin de végétation - qui séduit d'ailleurs encore les esprits[2]- a donné lieu à de nombreuses « mises en valeur » de sites. La perception des édifices en a été complétement modifiée (fig. 5 à 8).

Ce curetage a également eu une incidence sociale et économique importante. En effet, les édifices, points de repère de la cité, se situaient toujours le long des voies principales. Véritables objets de représentation bâtis à la gloire de leur commanditaire et de la cité, ils étaient aussi le centre de la vie civique tandis que les bazars et les bassins attenants constituaient les principaux lieux de rencontre. En transformant les édifices publics religieux en objets purement architecturaux et en déplaçant les bazars en périphérie, on a profondément bouleversé les structures de la vie traditionnelle, au profit d'un mode de vie plus conforme au modèle soviétique. Les monuments anciens ont alors perdu tout rôle social. Ils ne sont depuis que des objets stériles, sans vie. Les restaurations soviétiques -et la plupart de celles entreprises aujourd'hui- différent donc fondamentalement des travaux et aménagements pratiqués dans d'autres parties du monde musulman.

L'entretien, la restauration ou le remaniement des édifices religieux constituent en effet une vieille tradition musulmane. Mais ces bâtiments, pour la plupart encore en activité, ont conservé leur fonction symbolique ou religieuse, et demeurent emblématiques d'une culture vivante. Les revêtements des monuments d'Ispahan ont ainsi pour la plupart été refaits depuis les années 1960. De même, une grande partie des faïences extérieures du Dôme du Rocher (687-692) à Jérusalem a été remplacée à l'époque ottomane, une charpente métallique et une couverture en aluminium ont été posées à la places des anciennes en 1964, pour éviter tout risque d'incendie.

Quand la reconstruction identitaire l'emporte sur la restauration architecturale...

Depuis l'indépendance en 1991, tout a été mis en œuvre pour offrir un nouveau visage au pays, plus conforme à son passé prestigieux. Les jubilés de Samarcande, Boukhara et Khiva, décrétés plus ou moins arbitrairement en 1997, ont servi de prétexte à de nouvelles campagnes de restauration. Cette attention aurait pu être louable si les moyens mis à la disposition des services des monuments historiques avaient été à la hauteur des ambitions du gouvernement. Mais la plupart des travaux effectués jusqu'à maintenant se sont faits dans l'urgence, et la qualité de l'ouvrage est souvent faible.

La mosquée Bîbî Khanum de Samarcande (1398-1405) est sans doute l'exemple le plus emblématique de la politique actuelle de restauration en Ouzbékistan. Erigée par Tamerlan, elle était l'une des plus grandes mosquées du monde musulman. Ses portails gigantesques (35 mètres de haut) témoignaient de la puissance de leur commanditaire. Mais, construit trop vite et avec un matériau trop peu résistant, l'édifice commença très vite à s'effondrer: les limites plastiques de la brique avaient été dépassées. Les tremblements de terre, à la suite desquels il ne fut pas réparé, achevèrent de le ruiner (fig. 9). Depuis quelques années, la reconstruction de la salle de prière et du portail d'entrée a été entreprise. Des arches de béton ont été lancées pour reconstituer les iwâns d'origine, et les façades sont presque achevées. Personne ne sait si l'édifice doit être entièrement reconstruit ou non, ni combien de temps dureront encore les travaux...

Mais une chose est sûre: leur ampleur est telle qu'on peut maintenant parler de reconstruction, et non plus de restauration (fig. 10). La mosquée de Bîbî Khanum n'est pas un cas isolé : un peu partout dans le pays, on tente de redonner aux édifices les plus importants un visage qu'ils n'ont peut-être jamais eu, les sources archéologiques qui servent de bases aux interventions (récits de voyageurs, miniatures,...) étant souvent très maigres. La « véracité archéologique » et la qualité de l'ouvrage importent en fait assez peu: il faut avant tout recréer des symboles, pour affirmer une nouvelle identité.

La campagne de restauration menée actuellement en Ouzbékistan semble avoir pour but de redonner une splendeur passée à des édifices reconnus pour leur valeur ou leur représentativité historique et architecturale. Toutefois, ils restent détachés de leur contexte urbain, social et religieux. Ils ne sont plus que de beaux objets, des monuments au sens étymologique: des ouvrages destinés à commémorer une époque révolue. Ils n'ont d'autre utilité que celle d'une certaine représentation, politique ou touristique. Un problème qui n'est pas l'apanage de l'Ouzbékistan... Quelle vie redonner à ces édifices ?

[1] Cette pensée urbanistique était assez répandue à l'époque, et était directement inspirée des principes que Le Corbusier avait énoncé dès 1925 dans son célèbre Plan Voisin pour Paris.
[2] Voir par exemple les titres des monographies : MANÕKOVSKAYA L. Yu, Bukhara, muzei pod otkrytym nebom (Boukhara, un musée à ciel ouvert), Tashkent, 1992. Et : U.N.E.S.C.O., Bukhara, an oriental gem, Tashkent, Sharq, 1997, 223 p.

Par Rémi FREMONT et Emmanuelle ROUX
Vignette : Samarcande, Pxhere, (CC0 1.0).
244x78

 

 Retour en haut de page