Parcours de mémoire sur la Baltique

Avec l’ouverture du territoire de Kaliningrad au tourisme après le démantèlement de l’Union des républiques soviétiques, les Allemands se sont pressés dans ce coin de la Russie resté hermétiquement fermé, à cause des installations militaires et nucléaires du port de Baltiïsk. Cinquante années d’un repli total, durant lequel les voyagistes qui emmenaient leur lot de touristes dans les capitales de la Baltique ne pouvaient les faire séjourner plus de trois nuits dans l’oblast de Kaliningrad.


Le déchiffrement du paysage demeure hasardeux : les destructions massives perpétrées par les alliés en 1945 ont modifié le plan des villes et détruit la magnificence de leur architecture. La soviétisation brutale intervenue dès l’annexion a poursuivi cette entreprise d’annihilation en effaçant l’héritage germanique, s’attaquant à ses symboles. Enfin, les rues et les villes ont pris des noms russophones.

Tourisme de mémoire

Sur le quai poussiéreux de la gare de Svetlogorsk, un couple de septuagénaires allemands a fait sécession du groupe qui, plus tôt dans la matinée, les promenait dans les rues en terre battue. Le train dans lequel ils embarquent pour Zelenogradsk, traversera une campagne verte, jalonnée de maisons basses et de bosquets d’arbres. Leur regard scrutateur glisse sur l’horizontalité fluide du paysage, examine mais ne s’arrête sur rien. Leur visage est grave, ils échangent quelques bribes de conversation. Un rapide calcul mental permet de supposer que leur passé et ce morceau de territoire russe partagent histoire commune. C’est dans l’indifférence générale qu’ils cherchent probablement, dans ce paysage baigné de soleil, une maison natale, une propriété familiale, un point de vue qui leur rappellerait une photographie. Ils ne sont sûrement pas revenus dans ce coin de l’ancienne Prusse orientale depuis son annexion par les Soviétiques, en 1945.

Nostalgie début de siècle

Le tourisme était pourtant inhérent aux villes balnéaires de la Baltique avant la clôture imposée par les Soviétiques. Au tournant du XIXe et du XXe siècles, la mode des séjours au bord de la mer s’était développée en Europe, faisant naître de nouvelles destinations et générant une architecture idoine. Le tourisme moderne était né. Dans cette partie de l’Europe, les chemins de fer impériaux avaient étendu leur réseau et relié des coins perdus de la Prusse aux villes industrielles plus au sud.

Aujourd’hui, dans l’oblast de Kaliningrad, deux formes de tourisme, étrangères l’une à l’autre, se croisent parfois dans une totale indifférence : les Russes de l’oblast côtoient sans y attacher d’importance des petits groupes d’Allemands. Alors que les territoires de la Prusse orientale ont été intégrés à la Pologne après 1945, l’ancienne région de Königsberg, sous obédience germanique pendant sept cents ans, n’a rien conservé de sa grandeur passée. Elle n’attire plus que des pèlerinages nostalgiques, un tourisme de la mémoire, rendu tangible par la présence de rares groupes de seniors en provenance exclusive d’Allemagne.

Ces attroupements esseulés détonent dans l’atmosphère débonnaire et familiale qui règne en bord de mer. Pendant l’ère soviétique, la Baltique rivalisait avec les plages de la mer Noire, les infrastructures étatiques sont encore visibles dans les villages de vacances constitués de barres bétonnées et dans les cantines populeuses. Le week-end et l’été, le littoral est envahi par les habitants de l’oblast qui, en grande majorité, résident dans les villes. Les plages de sable blanc, s’étirant du sud au nord jusqu’à la frontière lituanienne, constituent le point le plus occidental de la Russie. Une position unique qui a perdu son attrait depuis les déboires capitalistes du bloc : les nouveaux riches russes préfèrent le chic éculé de la Côte d’Azur au charme désuet des villes balnéaires russes.

Enclave dorée 

La popularité des bords de mer de l’oblast tient à l’étrange situation géopolitique dans laquelle Kaliningrad s’empêtre depuis la chute du régime soviétique. Ces plages restent l’unique évasion d’une population qui ne peut quitter ce territoire sans sacrifier aux lenteurs administratives. Lorsque les trois républiques baltes ont recouvert leur indépendance en 1991, elles ont isolé le territoire de Kaliningrad du reste de la Russie. L’«expansionnisme» européen a radicalisé ce hiatus depuis que, le 1er mai 2004, ce pan de Russie a été enclavé dans l’Union européenne, enserré par la Pologne et la Lituanie. Après des tergiversations dues à l’indécision du Kremlin quant au statut de Kaliningrad au début des années 1990, la libre-circulation instaurée entre l’oblast et la Pologne ou la Lituanie s’est restreinte sous la pression de Bruxelles : les habitants de Kaliningrad ne peuvent désormais se rendre en Russie qu’à condition de posséder un visa, pudiquement rebaptisé «document de transit simplifié» (DTS). Cette situation kafkaïenne risque de perdurer : alors que les Russes s’interrogent sur l’avenir de ce territoire, déclaré zone franche depuis des années, les fonds européens renforcent l’imperméabilité des frontières orientales.

A trente kilomètres de la capitale, l’ancienne Rauschen, devenue Svetlogorsk en 1945, a été construite au milieu d’une forêt de pins, en surplomb d’une plage de sable blanc. Au début du XIXe siècle, Königsberg, bourgeoise, marchande et industrieuse, adopte les villes de la côte pour ses villégiatures et ses loisirs. En 1900, une ligne de chemin de fer relie le bord de mer à Königsberg. Rauschen devient à la mode et l’on y construit de magnifiques datchas en bois peint. L’Art Nouveau habille avec élégance ces grandes bâtisses perdues dans les pins, éparpillées au gré du relief ondoyant des sous-bois. La Baltique offre ce que l’Europe aristocratique et oisive adopte avec prédilection : des plages infinies, une mer à perte de vue, une lumière translucide, une digue, des hôtels, des jardins et l’incontournable établissement thermal. Rauschen n’a pas changé, elle a eu la chance d’être épargnée par les bombes alliées, moins clémentes avec les villes voisines du littoral. Les maisons de bois sont toujours là, certes un peu décrépites. L’ère soviétique les a ignorées, les laissant lentement se putréfier sous l’effet de l’humidité maritime. Heureusement, la nostalgie des familles allemandes déportées par les Soviétiques s’est généreusement convertie en subsides qui ont permis de restaurer et d’entretenir ces vestiges du passé.

Un petit air de front populaire

Le quai de la gare est envahi par des hordes de familles accompagnées d’enfants, de jeunes couples et d’adolescents en virée. Le rythme des journées est ponctué par les vagues successives de ces vacanciers d’un jour qui repartent par les trains du soir, embarrassés de sacs de plage et de cabas vides. Ceux qui restent à Svetlogorsk peuplent les restaurants et les bars une fois la nuit tombée. L’éclairage public parcimonieux et la présence de la forêt communiquent à la vie nocturne un aspect fantasmagorique. Pendant les courtes nuits d’été, la fête s’éternise.

La ville semble toujours en mouvement, débordante de groupes bigarrés qui engorgent les trottoirs, en continuelle conversation, cultivant une allégresse communicative par leur gaîté légère. Cette atmosphère populaire affiche fièrement son goût d’une simplicité pleine de bonhomie en s’attablant autour de repas familiaux en plein air. Tout autour, les échoppes ne désemplissent pas, les stands de grillades font le plein, les machines de foires sont assaillies par les enfants, alors que les bouteilles de bière vides s’amoncèlent progressivement sur les tables. Ce mélange semble un échantillonnage de la population de l’oblast : des jeunes couples enlacés, des adolescentes aux jambes infinies juchées sur de hauts talons, des jeunes femmes au regard assuré vêtues d’imprimés de couleurs vives, des groupes d’enfants en pagaille, des femmes mûres généreusement maquillées comme on n’ose plus le faire à l’Ouest, des hommes en costume du dimanche au nœud de cravate desserré.

Avec un détachement étonnant, les habitants de Kaliningrad ne cèdent en rien à l’incertitude de leur avenir, ni à l’imbroglio de leur géopolitique nébuleuse ; comme si de rien n’était, ils continuent de savourer le temps libre et les plaisirs ordinaires des bords de mer.

 

  • Photos : Agnès VILLETTE