Péninsule coréenne: La nouvelle approche russe

Les tensions de l’année 2010 entre les deux Corées ont laissé percevoir un changement au sein de la diplomatie russe. La prise de distance de Moscou par rapport à Pyongyang favorise un rapprochement avec Séoul. Et, pour le Kremlin, ce renouveau de l’influence russe en Extrême-Orient doit participer à la réduction du déséquilibre économique entre l’ouest et l’est du pays.


Dmitri Medvedev en visite officielle à Séoul (Kremlin, 10 Novembre 2010)La visite de Vladimir Poutine, en 2000, à Pyongyang laissa présager une reprise de la coopération entre la Russie et la Corée du Nord. Et les échanges économiques entre les deux pays, qui avaient fortement décru dans les années 1990, ont repris la décennie suivante. Malgré les sanctions imposées par les Nations unies à l’encontre du régime nord-coréen, la Russie a poursuivi ses investissements dans le pays. En 2007, le constructeur russe Kamaz a ainsi établi une petite unité de production de camions de taille moyenne (série « Tebaeksan-96 ») dans la ville de Pyongsong. Cependant les initiatives non-concertées du « Cher Leader » Kim Jong-il dans sa stratégie face à la Corée du Sud ont progressivement miné la confiance entre les deux pays.

Prise de distance avec Pyongyang

Deux événements majeurs ont sérieusement entamé le faible crédit du dirigeant nord-coréen auprès des autorités russes. Le 26 mars 2010, la corvette sud-coréenne Cheonan est coulée près de la frontière maritime nord-coréenne. La Corée du Sud accuse le Nord d’avoir mené cette attaque qui a provoqué la mort de 46 marins. Une commission d’enquête internationale est diligentée sous les auspices des Nations unies. Cette commission indique explicitement que la corvette Cheonan a été coulée par une torpille. Quant à la diplomatie russe, elle joue les équilibristes. Même si elle condamne ce naufrage, elle refuse de désigner directement la Corée du Nord comme le coupable.

Toutefois, le rapport final de la Commission d’enquête mixte civilo-militaire formée par le ministère sud-coréen de la Défense nationale indique que la corvette « ROKS Cheonan a été coulée en raison d’une explosion sous-marine causée par une torpille CHT-02D fabriquée et utilisée par la Corée du Nord »[1]. Une certaine tension est alors palpable entre la Russie et la Corée du Sud. En effet, malgré ce rapport, les autorités russes refusent de condamner formellement le régime nord-coréen pour cet acte d’agression.

Le 23 novembre 2010, le bombardement de l’île sud-coréenne de Yeongpyeong par l’armée du Nord provoque l’ire de la communauté internationale. Cette fois, Moscou se joint aux condamnations et s’inquiète des répercussions régionales. Le président de la Commission des Affaires internationales pour le Conseil de la Fédération, Mikhaïl Marguelov, précise que « le comportement imprévisible d'un pays œuvrant à la mise au point d'une arme nucléaire constitue une menace qui dépasse de loin les limites de la péninsule coréenne et de l'Extrême-Orient »[2].

Alors que la Corée du Nord connaît une période de transition politique, Kim Jong-il affaibli prépare la succession en faveur de son fils, Kim Jong-eun. Dans cette bataille interne, la Russie n’a pas de véritable influence sur le « royaume ermite ». Un câble diplomatique évoque la visite de Sergueï Lavrov à Pyongyang, en avril 2009. Il est rapporté que « le voyage du ministre des Affaires étrangères en Corée du Nord a été difficile et n’a pas révélé la moindre flexibilité dans la position de la RPDC [République Populaire Démocratique de Corée] »[3]. L’Ambassadeur extraordinaire pour les pourparlers à six[4], Grigoriï Logvinov, estime que l’intransigeance de la Corée du Nord ne pourra seulement être altérée qu’une fois la crise de succession terminée.

Des liens inédits avec la Corée du Sud

Dans ce contexte tendu, la Russie entend réorienter sa politique dans la région. Pour le Kremlin, la coopération avec la Corée du Sud suscite un intérêt croissant. Les sphères de coopération entre les deux pays se multiplient et se développent alors qu’un domaine apparaît de plus en plus symbolique: la coopération spatiale. Depuis 2002, la Russie a en effet soutenu la création du premier lanceur spatial coréen KSLV. Mais les deux tentatives de lancement, en 2009 et 2010, ont échoué. Emblématique également, la présence depuis les années 1990 de LG et Samsung, deux conglomérats géants sud-coréens, en Russie qui emploient entre 100 et 200 ingénieurs et scientifiques dans leurs centres de recherche.

L’intérêt sud-coréen pour ce partenariat trouve son origine dans la réticence des entreprises japonaises et occidentales à partager ses technologies avec leurs rivales sud-coréennes. Cho Joong Hoon, directeur de recherche sud-coréen, souligne que « les Russes sont également plus souples en termes de négociation pour le partage de la propriété intellectuelle »[5]. Un avantage que les autorités sud-coréennes entendent élargir aux petites et moyennes entreprises.

L’énergie est également un secteur privilégié de la coopération. À l’occasion de la visite du président russe, en novembre 2010, Alexeï Miller, pour Gazprom, et Chu Kang Su, pour Kogas, ont présenté les grandes lignes pour un futur partenariat. Ainsi, les deux responsables ont indiqué que Gazprom livrerait du gaz naturel à la Corée du Sud à partir de 2017. De plus, une station de gaz naturel liquéfié pourrait être construite à Vladivostok. Toutefois, du côté russe, Dmitri Medvedev « souhaite diversifier la coopération économique entre la République de Corée et la Russie »[6]. En effet, la Russie ne veut plus se contenter d’être un simple fournisseur énergétique.

Dans ce rapprochement, la proximité des relations entre Dmitri Medvedev et son homologue sud-coréen, Lee Myung-bak, joue un rôle moteur. Dans l’optique du rapprochement entre les deux leaders, une alliance stratégique pourra s’établir une fois définie une vision stratégique commune. Les rencontres bilatérales qui se sont multipliées en 2010 favorisent la construction d’un partenariat solide favorisé par la cordialité des relations entre les deux présidents. Désormais, cette coopération doit donc s’étendre aux sciences, à l’éducation, aux échanges cultures, à l’assouplissement des régimes de visas ou encore la reconnaissance mutuelle des diplômes universitaires.

Le repositionnement de la Russie dans la région…

Si les États-Unis et le Japon se rangent derrière la Corée du Sud, la Chine demeure l’unique soutien du régime de Pyongyang. Quant à la Russie, frontalière de la Corée du Nord, le long du fleuve Tumen, elle demeure plus en retrait dans la résolution du conflit. Cependant, toute évolution intercoréenne garantit la prise en compte des intérêts de la partie russe dans la région, notamment en matière de défense, ainsi qu’un droit de regard sur les négociations internationales dans la péninsule.

Cependant, le problème de Moscou demeure son poids diplomatique et économique dans la région Asie-Pacifique qui est encore trop limité. Face à ce constat, la stratégie du Kremlin dans sa politique coréenne est « de mettre en évidence le statut de Moscou comme un acteur important en Asie en mettant l’accent sur la capacité de la Russie à communiquer avec toutes les parties grâces à de bonnes relations avec tous les acteurs »[7]. Une politique qui est déjà mise en pratique au Moyen-Orient où la diplomatie russe justifie ses relations avec l’Iran et le Hamas palestinien au nom de la préservation des lignes de communication pour toute médiation.

Toutefois, la Corée du Nord, trou noir de cet ensemble géopolitique, limite les initiatives économiques régionales des pays voisins. Le régime de Pyongyang bloque en effet tout développement permettant un rapprochement effectif entre la Russie et la Corée du Sud. Ainsi, les projets de construction de gazoducs et de lignes de chemin de fer liant directement les deux pays sont empêchés de facto.

…pour un nouvel équilibre interne

Réinvestir l’espace de l’Asie-Pacifique pour mieux réorienter les investissements intérieurs, tel serait le leitmotiv du Kremlin. La faiblesse des investissements dans l’Extrême-Orient russe inquiète Moscou sur la stabilité politique et économique de sa partie orientale. L’ouverture et l’intégration sur cet espace très dynamique permettrait de valoriser un territoire largement pénalisé par un criant déficit démographique. Ce déséquilibre entre la Russie occidentale et orientale est devenu une question de sécurité à long terme. En effet, à ses frontières, le dynamisme économique et la pression démographique du côté chinois commencent à inquiéter les autorités russes.

En février 2011, le co-président de la Commission du Commerce et de la Coopération économique entre la Russie et la Corée du Sud, Victor Basargin, a présenté une liste de projets concernant le développement économique des îles Kouriles. Ces îles sont au cœur des tensions entre la Russie et le Japon qui revendique la souveraineté sur cet archipel. Ces projets présentés à de potentiels investisseurs sud-coréens concernent les secteurs de la construction, du charbon ou encore de l’hôtellerie. Ainsi, pour affirmer et dynamiser sa présence sur ce territoire, la Russie invite un acteur régional, allié du Japon. La modernisation de l’économie russe est un des points fondamentaux du programme de Dmitri Medvedev durant sa présidence. Lors de sa visite à Séoul, le président russe est très élogieux envers ses hôtes: « Nos amis coréens ont une brillante expérience de la modernisation, ont une excellente aptitude à commercialiser les découvertes modernes »[8]. Dans cette perspective, la Corée du Sud répond parfaitement à ses objectifs de développement dans des secteurs clés comme la médecine, l’efficacité énergétique et les nouvelles technologies.

Longtemps affaiblie, la position russe en Extrême-Orient connaît donc un nouveau développement à la faveur d’un rapprochement avec la Corée du Sud. Même si des divergences demeurent par rapport à la Corée du Nord, le pouvoir russe comprend que son intérêt passe par la résolution du conflit entre les deux Corées[9].

Face à cet immense défi, la sécurité de la Russie dans son Extrême-Orient face à la puissance chinoise est devenue une grande priorité pour le Kremlin. La carte coréenne peut potentiellement l’aider à se repositionner dans un espace longtemps délaissé. Il n’en demeure pas moins que si la Russie entend exister dans la zone Asie-Pacifique, elle devra inévitablement consentir d’importants moyens humains, matériels et financiers.

Notes :
[1] “On the Attack Against ROK Ship Cheonan”, Joint Investigation Report, ministère sud-coréen de la Défense nationale, septembre 2010. Disponible à l'adresse:
http://www.nautilus.org/publications/essays/napsnet/reports/Cheonan.pdf
[2] «Agressiyou KNDR osoudili vsem mirom», Ria Novosti, 23 novembre 2010.
[3] «Wikileaks, Confidential Section MOSCOW 001108», Ambassade des Etats-Unis à Moscou, 29 avril 2009.
Cf. http://www.openingupnorthkorea.com/wikileaks.htm#001108
[4] Les pourparlers à six réunissent la Chine, la Corée du Nord, la Corée du Sud, les Etats-Unis, le Japon et la Russie. L’objectif de ces discussions est de trouver une issue pacifique aux inquiétudes que suscite le programme nucléaire nord-coréen.
[5] «Russia’s ties with South Korea deepen », Business Week-Bloomberg, 25 août 2009.
[6] Dmitri Medvedev, «Grajdanskie obshestva Rossii i Korei sposobni vnesti zametniy vklad v razvitie mejgosoudarstvennikh otnoshenii», news.kremlin.ru, 10 novembre 2010.
[7] «What Russia Can Do On North Korea», The Diplomat, 22 décembre 2010.
[8] Op. cit. note 6.
[9] Dans cet environnement géopolitique, la position plus agressive du Kremlin dans les relations russo-japonaises amoindrit, pour l’heure, son influence dans la région.

* Florian VIDAL est diplômé de Relations internationales de l’Institut d’études politiques de Bordeaux

Photo vignette : Dmitri Medvedev en visite officielle à Séoul (Kremlin, 10 Novembre 2010).